11/11/2023

Le Monde – François Lecointre, ancien chef d’état-major des armées : « Avec naïveté, nos sociétés ont pensé que la guerre était désormais archaïque »

François Lecointre, ancien chef d’état-major des armées de 2017 à 2021, à la faculté de droit de Nancy, le 2 septembre 2021.

L’évolution des tensions internationales impose aux grandes démocraties de penser les conditions d’une montée en puissance rapide en cas de conflit, estime François Lecointre, ancien chef d’état-major des armées dans un entretien au « Monde ».


Chef d’état-major des armées de 2017 à juillet 2021, le général François Lecointre a aussi été chef du cabinet militaire du premier ministre sous les gouvernements de Manuel Valls, de Bernard Cazeneuve et d’Edouard Philippe, entre 2016 et 2017. Il est, depuis le 1er février, le 34grand chancelier de la Légion d’honneur.

Depuis que vous avez quitté vos fonctions de chef d’état-major des armées, les forces françaises ont dû se retirer du Sahel, chassées du Mali, du Burkina Faso et du Niger. Deux conflits majeurs ont par ailleurs éclaté : l’invasion russe de l’Ukraine, le 24 février 2022, et, depuis le 7 octobre, la guerre opposant Israël et le Hamas. Quel regard portez-vous sur ces bouleversements ?

Ils étaient prévisibles. En tout cas, quand j’étais militaire en fonctions, c’est ce que j’entrevoyais dans l’évolution des rapports de force et des tensions dans le monde. Ce qui me frappe, c’est la naïveté avec laquelle nos sociétés occidentales, européennes en particulier, c’est moins vrai des Etats-Unis, ont pensé que la relation de force extrême, qui va jusqu’à la guerre, était désormais une chose archaïque.

Cette vision iréniste s’est répandue à la fin de la guerre froide. Or c’est justement à partir de cette époque que nos armées [occidentales] ont été engagées à répétition dans des conflits, des guerres civiles, des opérations de maintien ou de restauration de la paix. J’ai toujours eu beaucoup de mal, en tant que jeune officier, et même plus tard, à faire entendre cette réalité aux civils que je côtoyais.

Des leçons ont-elles été tirées ?

La vraie question, c’est celle de la montée en puissance. Une démocratie ne dispose pas en permanence d’un appareil militaire susceptible d’engager un conflit massif – sauf dans des périodes tout à fait exceptionnelles, comme celle de la guerre froide. On ne bascule pas en économie de guerre du jour au lendemain. Cela nécessite des efforts industriels et humains considérables.

Or c’est aux politiques qu’il incombe de décider du moment de la montée en puissance, et de faire comprendre à l’opinion publique que la situation a atteint un niveau de gravité nécessitant de basculer nos efforts et les investissements de la nation dans d’autres domaines que ceux, légitimes et qui sont la finalité d’une démocratie, du bien-être, du social, d’une plus grande égalité entre citoyens.

Comparée à d’autres pays, la France a cet avantage d’avoir entamé cet effort de défense dès le mandat du président François Hollande [2012-2017], avec l’arrêt de la dégradation des ressources des armées, sous l’effet du choc suscité par la vague d’attentats sur notre territoire. Ensuite, il y a eu un net engagement d’Emmanuel Macron, qui a décidé, avant les autres, d’une remontée en puissance, même si celle-ci ne fait pas soudainement de la France une nation et une armée prêtes à s’engager, dans les trois mois, dans une guerre de type Ukraine.

De nombreux pays, notamment sur le flanc est de l’Europe, tentent de revitaliser leurs « forces morales », estimant qu’un effort de défense passe non seulement par la hausse des budgets militaires, mais aussi par un engagement global de la société, comme celui dont font preuve les Ukrainiens…

Cette question cruciale s’est toujours posée aux grandes démocraties qui ne sont pas bellicistes. Nos démocraties ont suivi une sorte de courbe sinusoïdale, enchaînant des phases de préparation à la guerre, d’autres où elles la faisaient, puis des périodes de paix accompagnées d’un désarmement. Le service national avait cet intérêt de maintenir les esprits armés, de garder en tête la perspective d’une confrontation guerrière, dans l’ensemble de la société. Il permettait surtout une montée en puissance rapide, puisqu’il était possible de rappeler des classes formées à la chose militaire.

Regrettez-vous la disparition, en France, du service national ?

Je ne dis pas que je la regrette, mais que telle était la fonction du service national. Quand il a été suspendu, en 1996, on ne s’est pas assez posé la question d’une éventuelle remontée en puissance.

La loi de programmation militaire, adoptée en juillet, prévoit de faire passer le nombre de réservistes de 50 000 à 100 000 – soit un réserviste pour deux militaires d’active – d’ici à 2030. Est-ce réaliste, et indispensable ?

Le service national serait impossible à rétablir aujourd’hui. La nation n’est pas consciente d’un danger à ce point existentiel qui justifierait un tel effort, avec tout ce que cela implique sur le plan budgétaire. De ce point de vue, augmenter la réserve est pertinent. Il s’agit de donner aux armées la possibilité d’accroître assez rapidement leurs capacités par une ressource humaine compétente, venant soit de la réserve initiale, avec des jeunes qui s’engagent, soit de la réserve d’anciens militaires.

Vous soulignez le rôle du politique. Le président Macron tente, sans grand succès, d’étendre le service national universel (SNU) aux jeunes de moins de 18 ans. Il a aussi décidé, depuis le 7 novembre, de rouvrir au public la cérémonie de relève de la garde républicaine devant l’Elysée. Ces dispositifs et ces symboles sont-ils nécessaires pour souder une société autour de son armée ou pour la préparer à la guerre ?

Le sujet ce n’est pas tant de préparer la société à la guerre que de lui permettre de poser un regard lucide sur le monde. Pour cela, il faut pouvoir mesurer les dangers et la réalité de ce que pensent d’autres sociétés, d’autres civilisations que la nôtre. En Inde ou au Pakistan, les gens ne sont pas irénistes ; pour autant, ils ne se perçoivent pas comme bellicistes. Mais ils considèrent la guerre comme une possibilité. C’est aussi le cas en Russie, évidemment, en Afrique et aux Etats-Unis. Dans cet exercice de lucidité, il est souhaitable et même indispensable de regarder les choses qui sont désagréables et qui nous tirent de notre confort.

Par ailleurs, il faut faire en sorte que nos concitoyens se posent la question de ce que l’on fait de leur armée et des conditions dans lesquelles elle est engagée, pour les conduire à une réflexion sur ce qui vaut la peine d’être défendu. On ne parle pas assez du besoin des soldats qui vont au combat, qui vont devoir tuer sur ordre, de savoir que leurs concitoyens se sentent concernés et que les actes que l’armée commet engagent aussi leur responsabilité. Quand on lance un raid aérien pour bombarder des installations chimiques du président Bachar Al-Assad en Syrie, il y a des risques de dégâts collatéraux.

Ces questions intéressent-elles suffisamment les jeunes Français ?

Paul Claudel a dit : « Ne croyez pas ceux qui vous diront que la jeunesse n’est point faite pour le plaisir, elle est faite pour l’héroïsme. » Je pense qu’il faut savoir orienter cet héroïsme, et l’orienter pour une bonne cause. Nos ancêtres se sont battus en 1914-1918. Quelles qu’aient pu être la brutalité de cette guerre et la façon très négative dont elle est perçue aujourd’hui, car cela a été une boucherie, il s’agissait aussi de l’élan vital d’une société qui a payé un prix épouvantable pour se défendre, pour défendre une culture, un pays, une façon d’être, pour défendre sa terre et qui a été collectivement héroïque.

Qu’est-ce qui pousse à l’héroïsme ? Je ne sais pas, mais ce dont je suis persuadé, c’est que l’idée même de se survivre à soi-même, l’idée que les valeurs que l’on défend sont belles, est un puissant ferment de cohésion nationale. Alors cela peut être dans le combat, cela peut être dans la guerre, cela peut être pour d’autres causes, mais je pense que c’est absolument indispensable.

L’armée française peine aujourd’hui à recruter, alors que c’était l’une de ses forces jusqu’à ces dernières années. Faut-il y voir une désaffection ? Est-ce inquiétant ?

C’est inquiétant, même si je pense que c’est fortement lié au faible taux de chômage actuel et qu’il faut relativiser ce constat. Jusqu’à présent, il existait une sorte d’exception française en Europe, dans le fait qu’on a toujours réussi à recruter des jeunes gens et que l’image de l’armée était bonne, contrairement à la Grande-Bretagne, par exemple, où c’est une vraie catastrophe.

L’engagement des armées françaises sur de nombreux théâtres d’opérations impliquait, naturellement, qu’on parvenait à recruter des gens de tous horizons, y compris issus de l’immigration. Aujourd’hui, notre recrutement dans les écoles d’officiers et de sous-officiers continue d’avoir la même sélectivité et la même qualité. L’enjeu est plutôt de fidéliser, en améliorant les conditions de vie.

On observe aujourd’hui une adhésion très forte de la société israélienne aux actions de son armée, y compris lors de bombardements massifs meurtriers pour les civils palestiniens. N’y a-t-il pas un moment où l’armée doit, elle-même, prendre conscience qu’un soutien massif ne lui donne pas carte blanche ?

J’ignore combien de temps peut durer le soutien d’une population à l’engagement de son armée. C’est la difficulté de toutes les nations en guerre. Je ne sais pas combien de temps la société israélienne va adhérer à une offensive dont, par ailleurs, on a du mal à voir comment elle se déroule. Une armée doit, selon moi, communiquer le plus clairement possible sur ce qu’elle fait, même si des éléments doivent être tus pour la réussite de l’opération.

Vous pouvez être portés par votre opinion publique, mais l’indignation coexiste mal avec le respect du droit de la guerre, du droit international. Quand j’étais jeune officier engagé au Rwanda, il y avait des « gentils » et des « méchants ». Idem à Sarajevo, où j’étais déployé en 1995. Notre opinion publique désignait les « méchants » et nous autorisait presque n’importe quoi vis-à-vis d’eux, parce qu’ils étaient méchants. Mon travail, avec mes hommes, était de ne pas nous laisser emporter par cette vision très manichéenne d’une société qui nous aurait désignés comme le bras armé de son indignation.

En Ukraine, ce lien entre l’armée et la nation a joué un rôle essentiel dans la résistance à l’invasion russe. Or des questionnements et des doutes apparaissent…

C’est inévitable. Il y a la durée de la guerre, il y a la lourdeur des pertes… Quand ce sont vos frères, vos pères, vos enfants qui meurent, toutes les questions se posent différemment. Par ailleurs, quand vous vous défendez, vous êtes en position de légitimité. Même si c’est dur de supporter des pertes, vous protégez votre intérêt vital, majeur, quasi existentiel. Quand vous attaquez, vous êtes dans une posture différente, tactiquement et moralement. Il est plus difficile d’aller reconquérir des territoires, dont certains n’étaient de toute façon plus contrôlés depuis longtemps. S’il y avait un point positif à retirer aujourd’hui pour l’Ukraine, c’est son admission à terme au sein de l’Union européenne. Le fait qu’elle soit définitivement, quoique puisse en penser la Russie, devenue une nation occidentale

 

lemonde.fr Cédric Pietralunga, Elise Vincent, Benoît Vitkine

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