22/11/2023

Faut-il craindre un embrasement généralisé ?

journal.lepoint.fr par Bruno Tertrais
Analyse. Malgré les conflits qui menacent l’équilibre mondial, les Occidentaux disposent d’atouts stratégiques déterminants.
Soutien. Bruxelles, 1er octobre. Manifestation contre l’offensive militaire de l’Azerbaïdjan dans le Haut-Karabakh.

La guerre fait rage en Ukraine, l’Azerbaïdjan menace toujours l’Arménie, les missiles pleuvent au Proche-Orient… Et, pendant ce temps, les tensions entre l’Inde et le Pakistan, entre la Chine et l’Inde, ainsi que dans la péninsule coréenne, menacent toujours de dégénérer. Faut-il craindre un embrasement généralisé ?

Y a-t-il un risque de troisième guerre mondiale ? La question est légitime. Mais ce risque reste infime. La planète n’est pas en feu. Le nombre de guerres dans le monde, tel que mesuré par le Peace Research Institute Oslo (Prio), dont les travaux font référence, demeure à un niveau plus élevé que ce n’était le cas il y a dix ans, mais relativement stable : l’institut norvégien dénombrait un total de 55 conflits armés en 2022, dont huit méritant le qualificatif de « guerre » (plus de 1 000 morts en une année du fait des combats). 

La plupart de ces conflits sont des guerres civiles : les grandes guerres entre États restent, à l’époque moderne, l’exception plutôt que la règle. Mais la violence armée est devenue plus visible. Et certains de ces conflits ont une résonance politique et symbolique particulière – Syrie, Ukraine, Caucase, Proche-Orient –, sans compter leurs implications stratégiques pour l’Europe, toute proche : risques d’escalade, vagues de réfugiés, attaques terroristes… 

Nouveaux champs de bataille. Nous vivons la revanche des néoempires. Quatre États autoritaires (la Russie, la Chine, l’Iran et la Turquie) se dressent chacun à sa manière contre l’Occident, responsable à leurs yeux de tous leurs malheurs. Ils s’attachent à étendre à la fois leur influence politique et leur emprise territoriale, sur terre ou sur mer. Sans parler des affrontements, plus discrets mais constants, sur les quatre nouveaux champs de bataille que sont le cyberespace, la sphère informationnelle, l’espace extra-atmosphérique et les fonds marins.

Bruno Tertrais. Directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique et expert associé à l’Institut Montaigne. Dernier livre paru : « La Guerre des mondes. Le retour de la géopolitique et le choc des empires » (Éditions de l’Observatoire, 2023).

De plus, lorsque la Russie envahit l’Ukraine avec le soutien militaire de l’Iran, lorsque l’Azerbaïdjan s’en prend aux Arméniens avec l’appui de la Turquie, lorsque le Hamas attaque Israël avec ici encore la complicité de l’Iran, ce sont trois peuples qui ont été victimes de génocides qui sont en danger. L’Histoire peut-elle se répéter ? À voir la manière dont les puissances révisionnistes manipulent les références au passé, il y a de quoi s’inquiéter. À entendre le président Recep Tayyip Erdogan, à l’occasion du centenaire de la République turque, le 29 octobre, évoquer « la croix contre le croissant » et convoquer ainsi le souvenir de la bataille de Lépante (1571), qui opposa la Sainte Ligue et l’Empire ottoman, on est en droit d’être préoccupé. 

Régimes paranoïaques. Il est vrai également que, en plus des conflits déjà en cours, une grande guerre en Asie pourrait éclater à tout moment. Les relations entre l’Inde et le Pakistan restent à la merci d’un dérapage au Cachemire, comme cela a failli être le cas en 2019 et en 2022. Dans l’Himalaya, les heurts entre forces indiennes et forces chinoises se multiplient depuis quelques années. Dans la péninsule coréenne, les provocations de Pyongyang ne laissent pas d’inquiéter. Surtout, le risque d’un affrontement entre les États-Unis et la Chine à propos de Taïwan, dont les répercussions sur l’économie mondiale seraient infiniment plus importantes que celles de la guerre d’Ukraine, ne peut être négligé.

Ces risques sont d’autant plus grands que les régimes autoritaires sont paranoïaques, en plus d’être ambitieux. Une caractéristique dangereuse : ils sont en effet souvent sincèrement persuadés que l’Occident veut leur peau. Faut-il craindre un « choc de civilisations » ? L’invasion de l’Ukraine fut un test spectaculairement raté de la pertinence de la grille de lecture proposée par Samuel P. Huntington. Ce dernier voyait en effet Moscou et Kiev comme faisant partie de la même « aire civilisationnelle ». Mais Samuel P. Huntington n’avait pas tort de prédire que les conflits futurs seraient identitaires plutôt qu’idéologiques et qu’on se battrait pour des rêves plutôt que pour des ressources. Rappelons que son livre eut un grand succès, justement, dans les quatre pays mentionnés – M. Erdogan s’inscrit ainsi dans une certaine continuité. Il faut rappeler aussi qu’un conflit entre l’Amérique et la Chine opposerait, pour la première fois depuis longtemps dans l’histoire de l’humanité, deux grandes puissances à vocation hégémonique appartenant à des civilisations différentes. 

Deux « cordes de rappel ». Il y a, heureusement, des raisons de rester optimiste. Deux « cordes de rappel » existent en effet dans les relations internationales contemporaines. La première est l’ensemble des facteurs qui contribuent à dissuader les puissances révisionnistes d’attaquer directement les États occidentaux. Ces derniers ont, depuis 1945, tissé un réseau d’alliances militaires défensives sans précédent, en Europe et en Asie, et qui ne cesse de se renforcer. Il les engage mutuellement à porter secours au pays agressé. On rétorquera peut-être que « l’enchaînement des alliances » fut justement une cause de la Première Guerre mondiale. Mais cette thèse est largement contestée par les historiens – rappelons d’ailleurs qu’il n’existait, du côté de la Triple-Entente, qu’un seul engagement ferme de défense, celui conclu entre la France et la Russie en 1892. En outre, les alliances défensives occidentales laissent une certaine liberté d’action aux pays signataires.

De l’autre côté, les États autoritaires ont peu d’alliés formels. L’Organisation du traité de sécurité collective, pâle ersatz du pacte de Varsovie, est de moins en moins solide. Quant à la Chine, si elle maintient sur le papier une alliance formelle avec Pyongyang, elle ne souhaite pas conclure d’autres engagements de défense : Pékin ne veut pas se retrouver embarqué dans un conflit impliquant la Russie ou le Pakistan. Si les relations entre la Russie, l’Iran et la Chine ressemblent de plus en plus à une nouvelle alliance des Trois Empereurs, il ne s’agit pas d’une alliance militaire. 

Cette dissuasion est surtout nucléaire. L’arme atomique, que détiennent la plupart des pays concernés, peut être le bouclier derrière lequel ils s’abritent pour commettre des agressions limitées ou envahir un pays non couvert par un parapluie nucléaire, mais elle incite aussi à la retenue dès lors qu’elle est possédée par les Occidentaux. 

Interdépendance économique. La deuxième corde de rappel est l’interdépendance économique. Ici encore, on pourra répondre que la Première Guerre mondiale est la preuve que celle-ci n’empêche pas la guerre. Mais, outre que ce raisonnement est lui aussi contesté par les historiens, les travaux de la science politique nous montrent que cette interdépendance peut bel et bien réduire les risques de guerre. Or, en dépit de la tendance actuelle au « découplage » des économies occidentale et chinoise, cette interdépendance est encore là pour longtemps.

Ces facteurs sont au nombre de ceux qui expliquent le scepticisme des historiens à l’égard de la thèse avancée par Graham Allison d’un « piège de Thucydide », qui rendrait quasi inévitable une guerre entre la puissance montante – la Chine – et la puissance descendante – les États-Unis. Pékin veut certes réussir l’unification du pays avec Taipei avant 2049, mais Xi Jinping y regardera à deux fois avant de s’engager dans une opération militaire incertaine qui pourrait mettre en danger la formidable réussite économique du pays, voire le pouvoir même du Parti communiste. 

De son côté, l’Occident a perdu l’appétence pour la guerre qu’il manifestait encore en 1914. Il n’est jamais tombé dans le piège du choc des civilisations, même aux pires heures de l’après-11 Septembre. 

En bref, nous ne sommes pas les « somnambules » décrits par l’historien australien Christopher Clark dans son ouvrage magistral sur les causes de la Première Guerre mondiale 

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