01/02/2024

Savoirs et richesse des nations

L'éducation, la science, l'innovation, la technologie ont, selon la plupart des économistes, une place majeure aux côtés du capital et du travail pour expliquer la croissance. Les avancées scientifiques et techniques du « siècle des Lumières » auraient préparé la « grande évasion » –, c'est sous ce nom que le Prix Nobel d'économie 2015, Angus Deaton, désigne la période qui, de la fin du XVIIIe siècle au XXe siècle, vit d'abord l'Europe, puis l'Occident, creuser l'écart avec le reste du monde jusqu'à le dominer. Tout comme la croissance mondiale de la fin du XXe siècle résulterait de la conjonction entre mondialisation et « révolution informatique ». Mais quels sont les germes de ce capital humain, et par quels mécanismes a-t-il historiquement contribué à la création de valeur économique ?Pour répondre à ces questions, un réseau d'économistes et d'historiens, sous la houlette de David de la Croix, professeur à l'Université catholique de Louvain et chercheur au Centre for Economic Policy Research, recense patiemment depuis six ans dans la littérature disponible les noms et les publications des professeurs des 200 universités et membres des 200 académies scientifiques européennes (hors monde byzantin et islamique), depuis leur création en Italie à partir de l'an mille (962 pour Parme, 1088 pour Bologne), jusqu'en 1800.

Leur gigantesque base de données, dotée du nom latin (langue universitaire de la période) de « Repertorium Eruditorum Totius Europae », contient aujourd'hui 60 000 noms, dont 17 000 auteurs de textes répertoriés dans la base de données WorldCat, qui recense les catalogues de plus de 15 000 bibliothèques de 107 pays, et dans le Fichier d'autorité international virtuel (VIAF en anglais) qui recense les noms cités dans des documents officiels. A (presque) chaque nom sont associés les lieux de naissance, d'activités et de décès, les publications et les disciplines dans lesquelles il a enseigné et/ou publié. Les 1 360 champs disciplinaires cités par les sources ont été regroupés en dix grandes familles : théologie catholique, théologie protestante, droit, politique, médecine, sciences, botanique, philosophie, culture (littérature, histoire) et « humanités » (regroupant les auteurs aux intérêts variés).

Pour vérifier l'hypothèse d'un lien entre capital humain et croissance, les chercheurs ont croisé les localisations de ces « érudits » avec les indicateurs de richesse de ces localisations. Eurostat n'exerçant pas encore ses talents à l'époque de Charlemagne ou de Charles Quint, ils ont utilisé comme variables de contrôle la taille des villes en 1800 (en approximation de la mesure de la prospérité), et le PIB par tête en 1900.

Les protestants plus productifs

Résultat : le nombre de savants, et leur « poids » (mesuré par leurs publications et les citations par d'autres publications), est bien corrélé à la richesse des régions d'Europe. Mais de façon contre-intuitive, cette corrélation est deux fois plus forte avec le lieu de naissance du « savant » qu'avec le lieu où il enseigne et publie, observe David de la Croix, qui souligne au passage l'extraordinaire mobilité de ces érudits et de leurs œuvres dès le Moyen Age. L'hypothèse la plus probable est que la gloire et la réputation des savants aient un effet d'imitation et d'incitation sur leur ville d'origine, contribuant à la diffusion et à la valorisation du savoir…

L'autre enseignement est que les différentes disciplines n'ont pas la même influence sur la croissance économique. Si les disciplines scientifiques sont bien corrélées à la création de richesse – en particulier la botanique, ce qui n'est guère étonnant pour des économies dominées par l'agriculture –, le chercheur confirme l'hypothèse du sociologue Max Weber : la théologie protestante fut bien plus « productive », si l'on ose dire, que la théologie catholique. En revanche, le droit est inversement corrélé à la croissance… Voilà qui pourrait défriser les juristes, mais le chercheur précise que l'essentiel de l'activité juridique, en droit civil ou coutumier, n'intéressait guère les savants de l'époque, qui se préoccupaient essentiellement de droit canon ou de droit normatif. L'honneur est sauf…

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