03/02/2024

Le Monde – Crise des agriculteurs : les politiques tiraillés entre protectionnisme et libre-échange

La difficulté des responsables politiques à traiter la crise agricole tient à l’ambiguïté historique des revendications du secteur, demandeur à la fois de protection et d’un accès aux marchés étrangers.

Peut-on imaginer sujet plus macronien ? Les revendications des agriculteurs français oscillent, depuis cinquante ans, entre défense de la souveraineté et liberté de commercer, entre protection et exportations. « Produire et protéger », a résumé le premier ministre, Gabriel Attal, jeudi 1er février : un « en même temps » qui résume toute la difficulté du traitement de la question agricole pour les pouvoirs publics.

« Il y a toujours un double langage, observe l’ancien député macroniste Jean-Baptiste Moreau, agriculteur en reconversion. Les Républicains dénoncent aujourd’hui les accords de libre-échange en France, mais les ont tous votés à Bruxelles ! » De la même façon, « l’accord de libre-échange avec le Canada [CETA] a été signé sous François Hollande avant d’être voté par l’actuelle majorité », rappelle-t-il.

Si la France régresse comme puissance agricole dans les classements internationaux, elle demeure néanmoins largement exportatrice, avec un excédent commercial de plus de 9 milliards d’euros en 2022 en matière agricole, un record depuis dix ans. Et les agriculteurs, qui dénoncent ces jours-ci la concurrence étrangère déloyale, sont souvent eux-mêmes demandeurs de textes leur facilitant l’accès à de nouveaux marchés, comme la Chine pour les éleveurs de porc français.

« C’est clair, c’est net, c’est ferme »

L’ambiguïté se retrouve aussi chez les macronistes, tiraillés entre leur discours proeuropéen, le rationnel économique des accords de libre-échange, leurs effets collatéraux sur une partie des agriculteurs, la nécessité de répondre aux tensions sur le pouvoir d’achat, auxquelles des produits bon marché importés sont parfois plus susceptibles de répondre, et une opinion de plus en plus acquise au souverainisme. « Il n’est pas question pour la France d’accepter ce traité, a ainsi martelé Gabriel Attal à propos du Mercosur, ce traité de libre-échange entre l’Europe et plusieurs pays d’Amérique du Sud, en négociation depuis plus de vingt ans. C’est clair, c’est net, c’est ferme. »

En 2019, pourtant, alors qu’il était déjà dénoncé par la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles, Emmanuel Macron avait salué la conclusion des discussions sur cet accord, jugeant qu’il était « bon » puisque « toutes les demandes » formulées par la France avaient été « prises en compte ». Avant de se rétracter quelques mois plus tard dans un contexte de tension accrue avec le nouveau président brésilien, Jair Bolsonaro.

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La majorité se voit du même coup reprocher d’avoir voté en faveur de l’ouverture des échanges avec l’Ukraine en matière agricole à Bruxelles ou d’avoir accepté des accords commerciaux avec le Chili, le Kenya et la Nouvelle-Zélande. « S’ils avaient le moindre intérêt pour la souffrance des agriculteurs, a cinglé Marine Le Pen lors de ses vœux, le 25 janvier, ils arrêteraient de voter les accords de libre-échange qui se multiplient. » « Qui a signé, voté, des accords de libre-échange à la pelle ces dernières années au Parlement européen ? Ce sont les macronistes ! », a tempêté la députée européenne La France insoumise Manon Aubry, sur Franceinfo, le 30 janvier.

« On ne peut pas dire “j’arrête d’importer, mais j’exporte”, recadre Sandrine Le Feur, députée Renaissance du Finistère et agricultrice bio, qui milite pour que les sujets agricoles soient scindés des accords commerciaux, à l’image des biens culturels, afin que l’on « ne mélange pas les voitures et les agneaux ». Les échanges commerciaux ont lieu avec ou sans accord, l’objectif est de les encadrer ».

« Le contraire d’un consensus »

Ces débats, liés à l’histoire agricole de la France, sont anciens. « En France, la discussion autour du protectionnisme ou du libre-échange n’a jamais quitté la question agricole depuis le XVIIe siècle, rappelle Thierry Pouch, économiste des chambres d’agriculture de France, citant la loi Méline, venue protéger les agriculteurs français du blé nord-américain qui commençait à inonder l’Europe à la fin du XIXe siècle. Ce débat est même constitutif de la formation de la discipline qu’est la science économique. »

Mais l’idée de souveraineté, mise de côté dans la première phase de la mondialisation dans les années 1990-2000, est revenue en force partout en Occident avec la crise liée au Covid-19, puis avec la guerre en Ukraine, qui a bouleversé les grands équilibres alimentaires mondiaux. Au point qu’Emmanuel Macron s’est doté, en 2022, d’une cellule d’experts de la question.

« Les problèmes des agriculteurs ne sont pas nouveaux, ils s’accumulent depuis des années, mais c’est le contexte politique qui a changé, confirme Sébastien Abis, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et directeur du club Demeter, un groupe de réflexion qui se consacre à la question agricole. Dans un monde qui s’est durci climatiquement et politiquement, il y a eu un reclassement de l’agriculture comme sujet de souveraineté. » Malgré les préoccupations autour du pouvoir d’achat, « il n’y aurait pas une seule voix au Parlement en faveur d’un traité de libre-échange aujourd’hui, estime Jean-Baptiste Moreau, qui attribue sa défaite aux législatives de 2022 au soutien qu’il a apporté au CETA. C’est pour ça que la Commission européenne cherche à éviter que les parlements nationaux n’aient à se prononcer. Mais ce n’est pas une solution, cela alimente le RN ».

Ces contradictions se retrouvent toutefois dans les enquêtes d’opinion de façon encore plus flagrante que dans les discours politiques. « Les enquêtes montrent que la question du libre-échange et du protectionnisme suscitent le contraire d’un consensus, résume Emmanuel Rivière, spécialiste de l’opinion et directeur associé de l’agence Grand Public. Selon que l’on parle au consommateur de sa capacité à accéder à des produits importés bon marché ou des emplois agricoles détruits par une concurrence déloyale, les réponses sont radicalement différentes. » Lui y voit un bon résumé de l’attitude des Français face aux sujets européens, « jamais réellement débattus » sur la scène politique nationale. « Cette ambiguïté non soldée, c’est l’un des problèmes fondamentaux de la question européenne. »

 

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