12/02/2023

Le Monde – Thomas Piketty : « C’est en renouant avec l’esprit de justice que l’on sortira de la crise actuelle sur les retraites »

La réforme présentée par le gouvernement est profondément injuste et déconnectée des réalités, estime l’économiste Thomas Piketty dans cette chronique.

Le mois de février 2023 restera peut-être dans l’histoire comme celui où l’Inde est devenue plus peuplée que la Chine, dont la population devrait se situer autour de 700 millions d’ici à 2100, d’après les Nations unies. On pourrait aussi se focaliser sur le séisme qui vient de frapper la Turquie et la Syrie, dans une région dévastée par les guerres et les intérêts pétroliers, ou bien sur les conséquences du réchauffement au Pakistan ou au Sahel, ou encore sur les insuffisances criantes des sanctions contre les oligarques russes et du soutien à l’Ukraine. Au lieu de cela, de quoi parle-t-on en France ? D’une réforme des retraites profondément injuste et déconnectée des réalités, alors que nous aurions tellement mieux à faire pour préparer l’avenir, comme débattre d’un plan de rénovation énergétique enfin ambitieux, d’un programme d’investissement dans la formation et la recherche enfin à la hauteur, et ainsi de suite.

Pour faire face à des défis majeurs comme le vieillissement, il est certes inévitable que tout le monde soit mis à contribution. Encore faut-il le faire de façon juste. Or, il existe une seule façon d’essayer de convaincre l’opinion que la réforme est juste : il faut démontrer que l’effort demandé représente une plus forte proportion du revenu et du patrimoine pour les plus riches que pour les plus pauvres. Si vous refusez tout principe de cette nature, alors non seulement vous tournez le dos à plus d’un siècle de débats et de pratiques politiques visant à construire des normes collectives de justice fiscale, mais surtout vous vous placez dans une situation extrêmement fragile pour définir en quoi consiste votre propre norme de justice.

Le pouvoir n’a plus le choix

De ce point de vue, les documents présentés par le gouvernement pour défendre son projet sont particulièrement indigents. On sait simplement que le relèvement de l’âge et de la durée de cotisation rapportera 17,7 milliards d’euros par an d’ici à 2030, sans aucune décomposition par niveau de revenu ou par classe sociale ou profession. Et pour cause : si le gouvernement présentait ces chiffres, on se rendrait compte immédiatement que les plus riches sont mis à contribution à un taux nettement inférieur à celui des classes moyennes et des plus pauvres.

La raison en est simple. Le fait de porter l’âge légal à 64 ans n’a, par définition, aucun impact sur les plus diplômés et les cadres supérieurs : si vous avez commencé à travailler à 22 ou 23 ans, vous devez déjà cotiser 42 annuités (bientôt 43) et donc attendre 64 ou 65 ans pour avoir une retraite à taux plein. L’accélération du passage à 43 annuités va certes toucher une partie de ce groupe (uniquement les plus de 50 ans), mais beaucoup moins que les ouvriers et employés, qui ont commencé à travailler à 19 ou 20 ans : ces derniers vont aussi faire les frais du report de l’âge légal et vont avoir besoin d’avoir 44 annuités pour une retraite pleine (et parfois 45 ou plus, quoi qu’en dise le gouvernement), alors même que ce sont eux qui ont la plus faible espérance de vie et financent la retraite des cadres.

Comment sortir de cette crise ? Trois principes sont essentiels : universalité, progressivité, justice. Le pouvoir n’a plus le choix : il doit refonder le système sur la base du même nombre d’annuités pour tous. S’il choisit 43 annuités, alors cela doit s’appliquer à tous, sans exception. Mais attention : si le pouvoir est sincère dans son approche, alors par définition l’âge légal de 64 ans n’a plus de raison d’être. Si vous avez 43 annuités, alors vous pouvez prendre votre retraite pleine, point final. Le problème est que le gouvernement passe son temps à embrouiller le débat en faisant croire qu’il va améliorer le dispositif carrières longues, tout en introduisant des clauses tellement complexes sur les dates des trimestres validés à 19 ou 20 ans qu’elles ne s’appliquent à personne.

Etendre la CSG

La manipulation la plus énorme est la suivante. En règle générale, les annuités incluent deux années par enfant (dont une qui peut être attribuée aux pères pour les enfants nés depuis 2010), ainsi qu’une année supplémentaire en cas de congé parental. Or, ces années pour enfants ne sont que très partiellement prises en compte dans les règles complexes liées au dispositif carrières longues. C’est pour cela que le gouvernement tient tant à maintenir la barrière de l’âge légal à 64 ans : c’est ce qui lui permet d’exiger de facto 44 ou 45 annuités (ou plus) aux femmes ouvrières et employées ayant commencé à travailler tôt, alors que les femmes cadres supérieures auront droit à 43 annuités sans difficulté. Ce petit jeu doit cesser : si l’on annonce la règle de 43 annuités, alors elle doit s’appliquer à tous de la même façon, sans exception, donc en supprimant les 64 ans. Certains, à gauche ou à droite, préfèrent 42 ou 41 annuités. Le débat est légitime, mais, dans tous les cas, la règle doit s’appliquer à tous.

Le deuxième principe est la progressivité. Le pouvoir veut porter la retraite minimale à 85 % du smic net (1 200 euros), mais, là encore, avec des conditions très restrictives. Il est temps d’appliquer des taux de remplacement explicitement progressifs, par exemple 100 % au niveau du smic, 75 % à 3 smic et 50 % à 6 smic. La décote doit cesser de s’appliquer aux plus basses retraites. Le troisième principe est la justice dans le financement. Pour cela, il faut étendre la contribution sociale généralisée. La CSG a une composante progressive depuis sa création, en 1990, avec un taux réduit pour les petites retraites.

On pourrait créer des taux additionnels sur les revenus supérieurs à 5 000 ou 10 000 euros par mois, ainsi qu’un taux de CSG de 2 % sur les 500 plus grandes fortunes, qui rapporterait à lui seul 20 milliards d’euros par an, dont les hôpitaux et les retraites ont bien besoin. Une chose est sûre : c’est en renouant avec l’esprit de justice que l’on sortira de la crise actuelle.

Source le Monde 

 

1 commentaire:

  1. Un raisonnement formidablement simple et juste ! Probablement beaucoup trop pour nos "élites" qui prennent un malin plaisir à tout embrouiller et ne proposer que ce qui les arrange !!!

    RépondreSupprimer

Ce blog est ouvert à la contradiction par la voie de commentaires. Je tiens ce blog depuis fin 2005; je n'ai aucune ambition ni politique ni de notoriété. C'est mon travail de retraité pour la collectivité. Tout lecteur peut commenter sous email google valide. Tout peut être écrit mais dans le respect de la liberté de penser de chacun et la courtoisie.
- Je modère tous les commentaires pour éviter le spam et d'autres entrées malheureuses possibles.
- Cela peut prendre un certain temps avant que votre commentaire n'apparaisse, surtout si je suis en déplacement.
- Je n'autorise pas les attaques personnelles. Je considère cependant que ces attaques sont différentes des attaques contre des idées soutenues par des personnes. Si vous souhaitez attaquer des idées, c'est bien, mais vous devez alors fournir des arguments et vous engager dans la discussion.
- Je n'autorise pas les commentaires susceptibles d'être diffamatoires (au mieux que je puisse juger car je ne suis pas juriste) ou qui utilisent un langage excessif qui n'est pas nécessaire pour l'argumentation présentée.
- Veuillez ne pas publier de liens vers des publicités - le commentaire sera simplement supprimé.
- Je suis pour la liberté d'expression, mais il faut être pertinent. La pertinence est mesurée par la façon dont le commentaire s'apparente au sujet du billet auquel le commentaire s'adresse. Si vous voulez juste parler de quelque chose, créez votre propre blog. Mais puisqu'il s'agit de mon blog, je vous invite à partager mon point de vue ou à rebondir sur les points de vue enregistrés par d'autres commentaires. Pour ou contre c'est bien.
- Je considère aussi que la liberté d'expression porte la responsabilité d'être le propriétaire de cette parole.

J'ai noté que ceux qui tombent dans les attaques personnelles (que je supprime) le font de manière anonyme... Ensuite, ils ont l'audace de suggérer que j'exerce la censure.