Les menaces du Kremlin

Avant la guerre, l’économie russe était environ huit fois plus importante que celle de l’Ukraine. En dépit de l’effet des sanctions sur la production russe et du fait des destructions causées en Ukraine par l’invasion, cet écart s’est sans doute encore plus creusé aujourd’hui. On aurait donc pu s’attendre à ce que la Russie finisse par l’emporter dans ce qui se transformait en guerre d’usure grâce au seul volume de ses ressources. Mais ce n’est pas le cas, semble-t-il.

Nul ne peut savoir avec certitude dans quelle mesure Poutine lui-même est informé du déroulement de la guerre ; son entourage terrorisé est-il prêt à lui dire la vérité ? À en juger par la façon qu’a le Kremlin de s’en prendre au monde extérieur, en émettant des menaces terribles mais vagues à l’encontre de l’Occident et en prenant des décisions autodestructrices sous le coup de la colère, coupant par exemple les livraisons de gaz naturel à la Pologne et à la Bulgarie, on peut supposer qu’il y a au moins quelqu’un à Moscou qui redoute que le temps ne joue pas en faveur de la Russie.

Et du côté américain, les autorités commencent à adopter un discours plus optimiste, sur la possibilité non seulement de repousser la Russie, mais même carrément d’une victoire ukrainienne.

Franklin Delano Roosevelt en héritage

Comment cela est-il possible ? Parce que les États-Unis, s’ils ne sont pas directement impliqués dans les combats, renouent aujourd’hui avec ce qu’ils avaient fait durant l’année qui avait précédé Pearl Harbor [attaque du 7 décembre 1941 de l’armée japonaise sur une base américaine qui fit entrer les États-Unis en guerre]. Avec nos alliés, nous servons d’“arsenal de la démocratie” [célèbre formule du président Franklin Delano Roosevelt], nous fournissons aux défenseurs de la liberté les moyens matériels de continuer à se battre.

Pour qui ne serait pas familier de cette page de l’histoire : en 1940, la Grande-Bretagne, comme l’Ukraine en 2022, avait remporté un succès inespéré contre un ennemi apparemment invincible, quand la Royal Air Force avait déjoué la tentative de la Luftwaffe [l’aviation allemande] de s’assurer la suprématie aérienne, condition préalable à une invasion. Malgré tout, à la fin de 1940, les Britanniques se retrouvaient le dos au mur : leur effort de guerre requérait d’énormes importations tant de matériel militaire que de produits de première nécessité comme des vivres et du pétrole, et ils étaient presque à court d’argent.

Franklin Delano Roosevelt [président de 1933 à 1945] avait réagi en faisant voter la loi prêt-bail, qui permettait de transférer de grandes quantités d’armes et de nourriture aux Britanniques aux abois. Cette aide n’a pas suffi à inverser le cours de la guerre, mais elle a fourni à Churchill les ressources dont il avait besoin pour tenir, ce qui, à terme, a préparé le terrain à la victoire alliée.

La loi prêt-bail [votée par le Congrès américain le 28 avril] vient donc d’être ressuscitée, et une aide militaire de grande envergure déferle désormais sur l’Ukraine, non seulement de la part de Washington, mais aussi de nombre de nos alliés. Grâce à cette aide, l’arithmétique de l’usure est en fait en train de se retourner de plus en plus contre Poutine.

La rallonge de Joe Biden

L’économie russe est certes plus puissante que celle de l’Ukraine, mais elle reste modeste comparée à celle des États-Unis, pour ne rien dire des économies combinées des alliés occidentaux. Or, ayant une base économique limitée, la Russie ne semble pas être en mesure de combler ses pertes sur le champ de bataille. D’après les analystes occidentaux, les combats en Ukraine auraient jusqu’à présent coûté à la Russie l’équivalent, par exemple, de deux années de production de chars.

L’armée ukrainienne, en revanche, est de mieux en mieux équipée, avec des armes de plus en plus lourdes, et ce jour après jour. Si le Congrès approuve la demande d’une aide supplémentaire de 33 milliards de dollars formulée par le président Biden [le 28 avril] – une somme que nous pouvons aisément nous permettre –, le soutien cumulé de l’Occident à l’Ukraine se rapprochera bientôt du budget de la défense russe.

En d’autres termes, ainsi que je l’ai dit, le temps paraît être du côté de Kiev. Si les Russes n’obtiennent pas un succès spectaculaire sur le champ de bataille, qui leur a échappé jusqu’à présent – comme une percée de type blitzkrieg qui aboutirait à l’encerclement d’une grande partie des forces ukrainiennes –, et rapidement, la balance des forces sur le terrain ne pourra que continuer à pencher en faveur de l’Ukraine.

Une cohésion de l’alliance occidentale

Et soyons clairs à propos de deux choses.

Premièrement, si l’Ukraine l’emporte effectivement, ce sera un triomphe pour les défenseurs de la liberté partout dans le monde. Les agresseurs et criminels de guerre potentiels y réfléchiront à deux fois. Les ennemis occidentaux de la démocratie, dont beaucoup, la veille encore, étaient de grands fans de Poutine, auront reçu une leçon sur la différence entre les rodomontades machistes et ce qu’est la véritable force.

Deuxièmement, cette victoire, si elle se matérialise, devra évidemment être attribuée avant tout aux Ukrainiens eux-mêmes, mais elle n’aura pas été possible sans le courage et l’efficacité des dirigeants de certaines nations occidentales (pas toutes, hélas).

On peut dire ce que l’on veut [du Premier ministre du Royaume-Uni] Boris Johnson, mais la Grande-Bretagne a fait preuve d’une volonté inébranlable dans cette crise. La Pologne et d’autres pays d’Europe de l’Est se sont montrés à la hauteur des événements, au mépris des menaces russes. Et Joe Biden a accompli un travail incroyable, il a assuré la cohésion de l’Alliance occidentale tout en fournissant à l’Ukraine les armes dont elle a besoin.

D’autres présidents américains avant lui ont tenu des discours poignants sur la liberté : “Abattez ce mur” [a exhorté le président Ronald Reagan, à Berlin, en 1987] , “Ich bin ein Berliner” [a déclaré le président Kennedy en 1963] . Et c’est très bien qu’ils l’aient fait. Mais on peut avancer que Biden a fait davantage pour la liberté, d’une façon substantielle qui va au-delà des mots, que tout autre président depuis Harry Truman [à la Maison-Blanche de 1945 à 1953].

Je me demande si et quand on lui reconnaîtra ce mérite.