26/02/2022

Bruno Tertrais: «C’est l’amorce d’une véritable guerre froide politique, militaire, idéologique»

lefigaro.fr par Alexandre Devecchio 
ENTRETIEN - Poutine a déclenché le scénario du pire, celui d’une tentative de «dressage» de l’Ukraine, estime le directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS).

LE FIGARO.- La Russie a bombardé et envahi le territoire ukrainien ce jeudi. Quels sont, selon vous, les objectifs militaires, mais aussi géopolitique de Vladimir Poutine?

Bruno TERTRAIS.- L’objectif final est évidemment politique, même si Poutine a annoncé qu’il s’en tiendrait à des cibles «militaires». Ce qui est frappant, c’est qu’il reprend systématiquement, à mots couverts, un langage employé - à bon ou mauvais escient - par les pays occidentaux dans les deux dernières décennies. Il évoque - contre toute évidence - un «génocide» dans le Donbass: c’est une référence au Kosovo (1999). Il suggère que le «régime» de Kiev doit être renversé et prétend même qu’il pourrait fabriquer des armes nucléaires: c’est une référence à l’Irak (2003).

Où s’arrêtera-t-il?

C’est pour l’instant le scénario du pire, celui d’une tentative de «dressage» de l’Ukraine, un État qu’il veut a minima affaiblir et a maxima faire revenir par la force «à la maison». Cette rhétorique de la violence conjugale, ce n’est pas moi qui l’invente, c’est lui qui l’utilise… Et peut-être qu’il fera justement la même erreur que les États-Unis en 2003! Mais en tout cas les méthodes russes sont infiniment plus brutales que celles des Occidentaux…

L’art de la guerre «à la russe», c’est la force brute, sans considération pour les dommages civils, comme on l’a vu en Tchétchénie ou en Syrie. Mais c’est aussi la «maskirovka», la mascarade, le camouflage et la manipulation. Moscou en a beaucoup joué ces derniers temps… En tout cas, comme tous les dirigeants autoritaires animés par un sentiment de vengeance et de toute-puissance, il ne s’arrêtera que lorsqu’il rencontrera une résistance. Si cela peut être son Irak, cela pourrait aussi être son Afghanistan…

Emmanuel Macron a évoqué «l’atteinte la plus grave à la paix et à la stabilité dans notre Europe depuis des décennies». Est-ce le cas? Quelles peuvent être les conséquences pour l’Europe et pour la France?

C’est d’abord l’amorce d’une véritable guerre froide au sens des années 1950: politique, militaire, idéologique. Même si le scénario est contenu à l’Ukraine, nous entrerons dans un monde dans lequel tout espoir de sécurité coopérative avec la Russie est mort pour longtemps, sauf, sans doute, lorsque nous aurons de véritables intérêts communs, par exemple dans la négociation sur le nucléaire iranien. Mais il peut se passer encore bien des choses, il peut y avoir débordement sur les pays de l’Otan en cas d’incident aux frontières… Les guerres se terminent rarement comme ceux qui les déclenchent l’avaient prévu. L’Alliance atlantique aidera l’Ukraine, mais fera tout pour éviter d’être directement impliquée dans les combats, mais Poutine, avec l’état d’esprit qui est le sien aujourd’hui, ne respectera peut-être plus autant que par le passé la limite absolue à ne pas franchir, celle du déclenchement de l’article 5 du traité de Washington, le «un pour tous, tous pour un» de l’Alliance atlantique.

C’est ensuite un rappel au réel pour ceux des Européens qui n’avaient pas encore pleinement appréhendé le retour des rapports de force et du néo-impérialisme. Et c’est en Allemagne que le débat va être le plus intéressant à suivre…

Quant à la France, comme aux plus mauvaises heures de la guerre froide, elle fait preuve de solidarité avec ses alliés européens et américains. Comme de Gaulle et Mitterrand le faisaient: lorsque les armes parlaient ou risquaient de parler, ils choisissaient clairement leur camp.

Vous avez écrit il y a quelques années un essai intitulé La Revanche de l’Histoire (Odile Jacob). Est-ce la revanche de la Russie?

Oui, c’est la revanche du passé, comme pour la Chine, la Turquie… Mais c’est surtout la revanche personnelle de Poutine, c’est l’acmé d’une séquence qui a commencé lorsqu’il était agent du KGB à Dresde et qu’il vit son monde s’effondrer en direct en 1989… Tout dans sa posture depuis quelques jours montre que son pouvoir est de plus en plus personnel. Bien sûr, ce thème de la revanche a un écho favorable en Russie, mais je ne suis pas sûr que la population russe soit prête à une guerre longue et coûteuse… M. Poutine saura-t-il s’arrêter à temps?

A contrario, l’Occident est-elle en train de sortir de l’histoire?

Au contraire, nous y retournons. L’histoire se rappelle à notre bon et à notre mauvais souvenir. La «séquence russe» qui a commencé en 2013-2014, après le retour de M. Poutine à la présidence du pays, est assise sur un discours pétri d’histoire médiévale, avec laquelle la Russie prétend justifier ses droits sur l’Ukraine. Mais cette histoire, elle est aussi la nôtre, et nombre de nos concitoyens découvrent aujourd’hui que l’histoire de ce pays est justement une histoire très… européenne. Nous découvrons ainsi que l’Ukraine n’est pas seulement ce fameux «grenier à blé» de l’Union soviétique… À quelque chose malheur sera peut-être bon: nous redécouvrons tout le passé lointain du continent et la complexité, l’imbrication de nos histoires nationales.

Le problème, c’est que le récit poutinien est basé sur un double révisionnisme: une lecture particulière des origines de la Russie et de l’Ukraine, et une réhabilitation du stalinisme au détriment du léninisme. Tout en y ajoutant des références explicites au nazisme, puisque M. Poutine a pour ambition de «dénazifier» (sic) l’Ukraine. Certes, Kiev n’a pas procédé - mais en a-t-elle eu le temps? - à un véritable examen de conscience historique, pourtant nécessaire, car ses années 1930 et 1940 n’ont pas été entièrement glorieuses. Mais rappelons encore une fois que l’extrême droite, en Ukraine, c’est 5% des voix, et que son président est juif…

La Chine «comprend les préoccupations raisonnables de la Russie en matière de sécurité», a déclaré jeudi 24 février le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi. Faut-il craindre une alliance entre la Chine et la Russie?

Pas une alliance militaire formelle, mais un partenariat de plus en plus solide. Qui rappelle à certains égards le traité de Rapallo, signé il y a 100 ans. Si M. Poutine a pu autant dégager son flanc sud-est, c’est qu’il avait un nihil obstat de M. Xi. À long terme, ce sera différent, mais ce partenariat antioccidental durera quelque temps. Jusqu’à ce que Pékin n’en ait plus besoin…

Que peut-on faire maintenant?

Nous n’avons pas d’autre choix que celui des sanctions sévères, de l’isolement de la Russie et de l’appauvrissement des oligarques. C’est imparfait et insuffisant, mais c’est aussi une question de principe. Si nous sommes perçus comme faibles par le Kremlin, alors il faut renverser cette perception. L’autre volet de l’action, c’est bien sûr une aide militaire tout aussi massive à l’Ukraine - renseignement, matériels de défense, etc. Si nous ne faisons pas comprendre à Poutine que l’agression massive a un coût massif, alors le XXe siècle n’aura servi à rien.

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