06/05/2022

« Le Giec ouvre la voie d’une décroissance soutenable et conviviale », par Timothée Parrique

nouvelobs.com par Timothée Parrique

 Les scientifiques du Giec sonnent l’alarme : la stratégie de la croissance verte ne suffira pas. N’en déplaise à ceux qui espéraient « découpler » croissance et ressources naturelles, le PIB reste fermement corrélé à l’empreinte matière, la quantité de matériaux mobilisées pour produire toutes les choses que nous consommons. Cette consommation matérielle est essentielle car elle génère plus de 90 % des impacts environnementaux, d’où l’urgence de la réduire. En 2018, l’empreinte matière d’un français moyen était de 17,1 tonnes, soit 8 % de plus qu’en 1992. Le PIB a beau augmenter plus vite que l’empreinte matière, nous sommes très loin – et de plus en plus loin – de la limite soutenable des 7,7 tonnes par habitant. Le constat est donc sans appel : réduire notre consommation de matériaux n’est pas possible dans une économie qui produit toujours plus.

Si le découplage matière est impossible, certains ont plus d’espoir concernant le découplage carbone. Certes une poignée de pays ont réussi à stabiliser leurs émissions de carbone, mais sans toutefois parvenir à vraiment les réduire. Certains parlent un peu vite de « bonne nouvelle » faisant référence à l’un des articles cités par le Giec. En effet, dans une étude de novembre 2021, un groupe de cinq chercheurs dirigés par Klaus Hubacek, l’auteur du chapitre sur le découplage dans le rapport du Giec, a montré que 14 pays avaient, entre 2015 et 2018, fait l’expérience d’un découplage absolu, c’est-à-dire une croissance du PIB juxtaposée à une baisse de l’empreinte carbone. A cet égard, les pays de l’UE ont diminué leurs émissions de 8 % entre 1995 et 2015. Une bonne nouvelle me direz-vous. Il y a pourtant un hic : cette baisse est des plus insignifiantes. Pour mettre en perspective ce chiffre, l’objectif de la Commission Européenne est de réduire les émissions de 55 % d’ici 2030. D’où la conclusion des auteurs sur l’insuffisance de la stratégie de la croissance verte : « il semble de plus en plus évident que même un découplage absolu généralisé et rapide pourrait ne pas suffire à atteindre ces objectifs [les 1,5 °C ou 2°C de l’Accord de Paris] sans une certaine forme de décroissance économique ».

Oui, vous avez bien entendu. L’étude principale utilisée par le Giec prône la décroissance. Le concept est d’ailleurs utilisé plusieurs fois dans le rapport sur l’adaptation ainsi que dans celui sur l’atténuation. Cela n’a rien de surprenant. Si toute production demande plus ou moins directement des matériaux et si une grande partie de la production émet des gaz à effet de serre, produire moins permet d’accélérer la réduction des pressions environnementales. C’est la logique du éviter-changer-améliorer que le Giec utilise dans le Chapitre 5 du rapport sur l’atténuation. Pourquoi s’évertuer à verdir la production de quelque chose que l’on pourrait simplement éviter de consommer ? Pour réduire les émissions dès maintenant, il est plus efficace de moins prendre l’avion ou d’arrêter de manger de la viande plutôt que d’investir dans le développement d’avions à hydrogène et de viande cultivée, des solutions hypothétiques aux impacts environnementaux incertains.

Quand les riches détruisent la planète

Cette approche par la demande est d’autant plus importante que les émissions sont fortement concentrées. C’est écrit noir sur blanc dans le sommaire du dernier rapport du Giec : « les individus au statut socio-économique élevé contribuent de manière disproportionnée aux émissions ». En effet, les 10 % des plus riches à l’échelle de la planète sont responsables de 47,6 % des émissions totales, soit 4 fois plus que la moitié la plus pauvre de l’humanité. Les pays à hauts revenus ne représentent que 16 % de la population mondiale mais ont consommé 74 % de tous les matériaux depuis 1970, avec des empreintes matière individuelles allant jusqu’à 25 tonnes alors que la majeure de l’humanité n’a pas encore dépassé la limite soutenable des 7,7 tonnes. Ces chiffres viennent confirmer ce qu’Hervé Kempf disait déjà il y a presque vingt ans : les riches détruisent la planète. Les chiffres concernant l’aviation sont sans appel. Si 1 % de la population mondiale est responsable de 50 % des émissions de l’aviation commerciale, réduire la demande de ces surconsommateurs est une stratégie d’atténuation bien plus efficace qu’investir dans une décarbonisation lente et incertaine de tout le secteur.

Nous savons que les pays du Sud vont avoir besoin de davantage de ressources pour se développer. À l’urgence écologique s’ajoute donc l’urgence morale de réduire au maximum l’usage des ressources et les émissions dans les pays qui peuvent se le permettre. Nous avons besoin d’une nouvelle stratégie de développement durable : une décroissance conviviale dans les pays développés qui permettrait un développement soutenable dans les pays du Sud. C’est la seule stratégie qui permettrait d’atteindre « le bien-être pour tous sans dépassement des limites planétaires » – la phrase phare du rapport sur l’atténuation du changement climatique. Dans un monde aux contraintes écologiques de plus en plus serrées, nous devons partager notre patrimoine naturel de manière plus équitable.

Pour les pays riches, la qualité de vie n’est plus liée au PIB

Et c’est peut-être ici que le Giec nous offre une bonne nouvelle. La réduction de la consommation dans les pays riches peut rapporter un double dividende en termes de soutenabilité et de bien-être. En effet, la qualité de vie dans les pays développés n’est plus déterminée par le PIB, et cela depuis longtemps. À quoi bon s’évertuer à produire et consommer davantage si cela n’améliore pas notre santé, nos niveaux d’éducation, la qualité de nos relations sociales et de nos institutions, et notre bonheur ? Privilégier la sobriété heureuse, la simplicité volontaire, ou l’hédonisme alternatif, des modes de vie plus lents et plus joyeux, réduirait nos empreintes matière/carbone tout en améliorant notre qualité de vie.

Pour rendre ces nouveaux modes de consommation possible, nous n’avons pas le choix : il faut fondamentalement réorganiser l’économie. De nouvelles pistes existent déjà. Remplaçons le PIB par un tableau de bord d’indicateurs comme les budgets bien-être Néo-Zélandais et la comptabilité d’entreprises par des scores d’impact. Mettons fin à la propriété lucrative et privilégions les modes de production non-productivistes comme les coopératives à lucrativité limitée, la low-tech, et les communs. Démarchandisons le travail à travers la garantie de l’emploi et la réduction du temps de travail. Réinventons la monnaie avec des monnaies alternatives, des banques à but non lucratif, et une finance solidaire. Protégeons le pouvoir de vivre avec la mise en place d’une garantie sociale, d’un salaire à vie, ou d’une dotation inconditionnelle d’autonomie. Démocratisons l’économie avec la mise en place de Conventions citoyennes pour le bien-être et réduisons les inégalités économiques, écologiques, et sociales pour permettre un socialisme participatif.

Le chantier est vaste mais les idées ne manquent pas : une économie convivialiste faite de communes frugale et d’entreprises contributives, un système d’organisation qui pourrait prospérer sans croissance. Cessons donc d’attendre ce messianique verdissement de la croissance (qui n’arrivera sûrement jamais), carte joker d’un capitalisme socialement injuste et écologiquement intenable. Le PIB est un indicateur absurde qui appartient à une vision de l’économie qu’on devrait considérée comme obsolète. La foire aux idées est déclarée ouverte. Le véritable défi de ce début de XXIe siècle est d’inventer un système économique qui permette le bien-être de tous sur une planète en bonne santé. À nous de le relever.

Timothée Parrique, bio express

Timothée Parrique est chercheur en économie écologique à la School of Economics de l’Université de Lund en Suède. Il est l’auteur d’une thèse sur la décroissance (The Political Economy of Degrowth, 2019) et publiera en septembre Ralentir ou périr. L’économie de la post-croissance au Seuil. Son site : timotheeparrique.com.

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