Voici donc l’heure de ma dernière chronique “Hexagone Express” qui sera aussi l’un de mes derniers articles dans les colonnes du Temps, que je quitterai le 30 avril. Lorsque nous avons démarré ce rendez-vous hebdomadaire consacré à la France en 2016, le pari était osé : parler chaque semaine de notre grand voisin dont les tribulations nous désorientent souvent. Mais surtout, en parler en évitant les deux écueils qui sont les pires dangers pour un observateur de ce pays que nous croyons si bien connaître : la critique systématique d’un système français présumé suranné, ankylosé, trop ignorant des implacables contraintes commerciales, financières et budgétaires ; et l’irritation logique provoquée, vue de Suisse, par la verticalité et la centralisation présidentielle congénitale des institutions de la Ve République.
Que la France convulsive serait mieux lotie, en somme, si elle ressemblait davantage à la Suisse apaisée ! Cette affirmation, qui remonte logiquement à la surface, n’a pas de raison d’être. Trop réductrice pour être crédible. Trop ignorante du précipice culturel, institutionnel, historique, géographique qui sépare la République de la Confédération.
Oui, la cuisine politique tricolore ferait bien de s’inspirer de quelques recettes frappées du drapeau rouge à croix blanche. Mais le chroniqueur doit s’y faire. Charles de Gaulle avait sans doute vu juste lorsqu’il assénait, de son inimitable ton à la fois si populaire et si monarchique :
“La France n’est réellement elle-même qu’au premier rang ; seules de vastes entreprises sont susceptibles de compenser les ferments de dispersion que son peuple porte en lui-même.”
Ce pays-là, que voulez-vous, s’est toujours construit de haut en bas. Sauf lorsque les révolutions ou les guerres inversèrent son horloge politique : “L’extraordinaire fut que le désastre mit en quelque sorte notre vieil instinct du refus à l’endroit : le non du réfractaire et du maquisard n’atteignait plus l’État mais l’occupant allemand”, écrivait Alain Peyrefitte dans Le Mal français, son fameux best-seller de 1976 ; “Sans doute est-ce en 1940 qu’a jailli de ce fait la première étincelle du renouveau…”
“ Nonisme” français
La France du non est la réalité de tous les jours pour qui cherche à la comprendre. Un non évidemment alimenté par sa devise républicaine “Liberté, Égalité, Fraternité”. Un non en forme de paravent pour les arrangements de coulisses, les contorsions pour frauder l’administration, les manigances pour gravir une à une les marches de la société de cour dont le grand chambellan est aujourd’hui le système médiatique affolé par la tyrannie de l’information continue.
Mais qu’importe ! Pourquoi juger alors qu’observer et raconter suffit pour permettre aux lecteurs de se faire leur idée ? La question, donc, est toujours la même dans la foulée de la réélection d’Emmanuel Macron avec 58,5 % [des voix], que le Conseil constitutionnel a confirmé ce mercredi [27 avril] : comment convaincre la France de 2022 de ne pas être aveuglée par le “nonisme” ? Comment, avant de charger la barque politique de tous les tourments annoncés du “troisième tour” social et politique des prochaines législatives (les 12 et 19 juin), essayer au moins de s’assurer qu’elle peut encore flotter ? Et que le naufrage annoncé n’est pas inéluctable ?
La réponse se trouve au fond des urnes de dimanche. Emmanuel Macron, réélu, mérite tout de même une (petite) chance. Cela ne veut pas dire que celui-ci ne la gâchera pas, aspiré par son goût de la provocation bien illustré par quelques phrases peu acceptables du quinquennat qui s’achèvera au plus tard le 13 mai à minuit. Laisser une chance à ce chef de l’État réélu sur les décombres des grands partis qu’il s’est employé à tuer “avec méthode” ne signifie pas non plus que les oppositions doivent s’effacer, rester muettes, devant ses 58,5 %.
Mais tout de même : l’idée qui flotte dans l’air d’une large coalition de gouvernement, insufflée entre autres par l’exemple allemand, n’est pas si déplacée. Elle aurait le mérite de ressembler davantage à ce pays et à tous ces Français qui, avant tout, réclament des solutions, plus de transparence, plus d’efficacité et moins d’inégalités réelles ou ressenties. L’arrimage du pays à l’Union européenne est un solide terrain de ralliement. L’impératif écologique (mâtiné d’un forcing nucléaire, il est vrai) peut aussi étayer ce nouvel édifice. La réhabilitation de la négociation sociale et la confiance réaffirmée dans l’État et ses institutions (au lieu de les court-circuiter par le recours à des consultants privés) sont les indispensables conditions de réformes acceptables et nécessaires, comme celle du régime des retraites.
Constat naïf ? Assumons-le. La France contre elle-même s’est imposé comme un assez bon titre pour l’essai que j’ai bouclé avant cette élection (Grasset). Puisse-t-il, dans les prochains mois et sur fond de défi posé à nos démocraties européennes par la guerre en Ukraine, ne pas se confirmer dans les faits.
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