La crise de l’énergie qui a débuté en Europe est en train de devenir mondiale – et tandis que l’économie se détache progressivement des énergies fossiles, le pire reste peut-être à venir, avertissent les experts.
Au Royaume-Uni, en septembre, les prix de l’électricité étaient trois fois plus élevés qu’ils ne l’ont jamais été depuis dix ans. Au Brésil et aux États-Unis, les tarifs du gaz et de l’électricité s’envolent également, tandis qu’en Chine les entreprises ralentissent leur production de smartphones et d’autres produits stratégiques destinés à l’export car l’électricité coûte trop cher. Le 28 septembre, le cours du brent, référence mondiale de prix du pétrole, a atteint son plus haut niveau depuis trois ans.
Après une année marquée par des températures extrêmes, qui ont épuisé les réserves de gaz naturel, l’activité économique mondiale — et donc, la demande en énergie — est en pleine reprise post-pandémie. Dans les États américains du golfe du Mexique, l’ouragan Ida et les tempêtes hivernales de février ont perturbé la production de gaz et de pétrole. La Russie, premier fournisseur de gaz de l’Europe, refuse pour l’instant d’augmenter ses exportations, et les pays asiatiques, qui cherchent à sortir de leur dépendance au charbon, sont en concurrence avec les Européens pour importer du gaz naturel liquéfié (GNL), dont les stocks sont limités.
La lutte contre le changement climatique cause également des problèmes. Les parcs éoliens européens manquent de vent depuis des mois et la production des barrages hydroélectriques en Chine et en Amérique du Sud diminue, à cause de la sécheresse. En parallèle, les énergies fossiles sont de plus en plus chères en Europe en raison de la hausse des prix des crédits carbone, et les exploitants du réseau chinois subissent une pression croissante de la part du gouvernement, qui souhaite respecter ses objectifs d’émissions de gaz carbonique en brûlant moins de charbon.
La crise énergétique pourrait mettre en péril le soutien politique aux mesures de protection du climat, qui seront au cœur de la COP26, à Glasgow en novembre. Les gouvernements peuvent néanmoins faire quelque chose pour éviter que les perturbations du marché de l’énergie n’entraînent une hausse astronomique des factures d’électricité et des ruptures d’approvisionnement à l’échelle mondiale.
James Henderson, qui dirige le groupe de recherche sur la transition énergétique de l’université d’Oxford [au Royaume-Uni], explique :
Nous sommes face à un malheureux concours de circonstances dans une phase de transition où nous n’avons pas encore totalement basculé d’un système à un autre. Durant cette période, les risques de marché sont accrus. Il est impossible d’imaginer un scénario où la volatilité ne va pas augmenter.”
Un réseau électrique neutre en carbone nécessite deux choses. Premièrement, une source de production : les parcs éoliens et le photovoltaïque. Mais comme ils fonctionnent par intermittence et ne peuvent être mis en route sur commande, il faut aussi un réseau de transport et de distribution puissant, capable de mettre les électrons en mouvement quasi instantanément entre les sites de production et de consommation, ainsi qu’une grande quantité de batteries.
La première partie de l’équation progresse rapidement, car le coût des technologies solaire et éolienne est en chute libre. En revanche, pour des raisons réglementaires et technologiques, les lignes à haute tension surpuissantes et les batteries n’en sont encore qu’à leurs débuts. Tant que ces technologies ne seront pas en mesure de rivaliser avec la facilité de transport et de stockage des énergies fossiles — et cela pourrait demander plusieurs dizaines d’années — les énergies renouvelables ne pourront pas remplacer complètement les énergies fossiles.
Autrement dit, même si l’on opte pour une transition énergétique radicale, les combustibles fossiles continueront à tenir une place importante au sein du mix énergétique pendant plusieurs décennies.
Une pression de plus en plus forte des investisseurs et des gouvernements
Or les entreprises qui produisent ces combustibles subissent une pression de plus en plus forte des investisseurs et des gouvernements, qui leur intiment de réduire leur empreinte carbone et leurs investissements. Si l’investissement dans la production pétrolière et gazière diminue plus rapidement que la demande mondiale, on ne pourra pas échapper à une flambée des prix, affirme James Henderson. La pandémie, durant laquelle la production de pétrole et de gaz a été mise à l’arrêt, nous a offert un avant-goût de cette situation.
“Le problème, c’est qu’on aimerait bien voir disparaître le système fondé sur les hydrocarbures, mais qu’il demeure indispensable par moments, poursuit le chercheur.
Comment s’assurer que la production d’hydrocarbures est suffisante durant la phase de transition, alors que les producteurs craignent de voir leurs actifs totalement dépréciés à long terme ?”
Et même une économie postcarbone resterait sujette à la volatilité des prix, affirme Nikos Tsafos, spécialiste de l’énergie au Center for Strategic and International Studies, un think tank de Washington. Les marchés de l’électricité devront trouver un compromis entre une hausse générale des prix (pour garantir un approvisionnement suffisant, même pendant les pics de la demande) et des tarifs plus bas, accompagnés de pics occasionnels. “C’est inévitable”, conclut le chercheur.
Les systèmes énergétiques “propres” seront aussi soumis à l’oscillation des cours du lithium, du cuivre et d’autres métaux indispensables (en grande partie extraits en Chine). Cette transition se déroulera sur fond d’ouragans et de vagues de chaleur qui mettront à rude épreuve ou endommageront le réseau, alors que la demande d’électricité augmentera pour alimenter les véhicules électriques.
Même si cette situation est douloureuse à court terme pour les consommateurs, les crises énergétiques justifient encore plus l’accélération de la transition énergétique et non pas son ralentissement, assure James Henderson. Face à une facture de gaz aussi élevée, le coût de l’énergie verte semble tout à coup plus acceptable — ce qui, après tout, est précisément l’objectif des taxes carbone.
De même, le renchérissement du gaz incite au développement de nouvelles infrastructures dédiées au GNL qui pourraient permettre d’enrayer les futures pénuries. La baisse des cours du pétrole vers 2014-2015 a aussi contribué à la pénurie actuelle, car il faut environ cinq ans pour qu’un site d’exploitation du GNL soit opérationnel, détaille Nikos Tsafos.
Plusieurs pays européens ont diminué les taxes sur l’énergie
Les gouvernements disposent de plusieurs options pour atténuer les effets de la crise. Plusieurs pays européens ont diminué les taxes sur l’énergie et plafonné les prix, bien que cela ait entraîné la faillite de certains [petits] fournisseurs d’énergie, notamment au Royaume-Uni.
Ils pourraient également réformer les marchés de l’électricité pour rémunérer davantage les meilleurs fournisseurs, et soutenir le développement d’infrastructures de transport et de stockage, de compteurs “intelligents” et d’autres technologies permettant de maîtriser la demande. Et comme l’a suggéré Kadri Simson, la commissaire européenne à l’Énergie, le 28 septembre, les recettes des taxes carbone pourraient être redistribuées aux ménages les plus modestes sous forme de subventions.
“Mais peut-on faire cela sans altérer l’important signal prix qui est nécessaire à la transition énergétique ? s’interroge Nikos Tsafos.
Le prix élevé du CO2 est une caractéristique du système, et non pas un bug, donc on ne peut pas simplement compenser la hausse des prix à tous les niveaux. Il faut agir de façon très ciblée pour aider les consommateurs qui en ont vraiment besoin.”
Quelle que soit l’évolution des prix de l’énergie, il est indispensable de les placer dans le contexte, plus large, des répercussions du changement climatique, ajoute James Henderson. Si l’on renonçait à la transition énergétique, le coût serait bien plus élevé pour l’économie mondiale. “La valeur nette de tout cela est très probablement positive”, conclut-il.
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