Il y a au moins un point qui ne souffre pas de discussion: c'est l'effet du Covid-19, ou plus exactement des mesures de confinement prises à travers le monde pour limiter la propagation du nouveau coronavirus, sur les émissions de gaz à effet. Cela a été observé par la NASA en Chine dès le mois de février.
«Les niveaux de monoxyde de carbone ont baissé de 30-45% dans l'atmosphère en Chine en février et début mars comparé à la même période en 2019. [...]»
Des mesures de confinement comparables ayant été prises dans d'autres pays d'Asie, l'Inde notamment, en Europe, en Afrique, en Amérique, c'est désormais l'économie mondiale qui tourne au ralenti. Les chiffres sont éloquents: selon les enquêtes d'IHS Markit, dans la zone euro, avec un indice 50 signalant une stabilité de l'économie, l'industrie manufacturière serait tombée à 44,5 en mars, les services seraient en chute libre à 26,4, avec un effondrement à 17,4 en Italie. Pour l'industrie manufacturière, il faut revenir huit ans en arrière pour trouver des chiffres aussi faibles; pour les services, des niveaux aussi bas n'avaient jamais été enregistrés.
Trafic routier et aérien en chute libre
Pour les activités les plus visibles et les plus directement polluantes comme les transports, les statistiques sont encore plus frappantes. Aux États-Unis, si l'on compare les chiffres de la semaine du 21 au 27 mars à ceux de la semaine du 22 février, on constate une chute de 38% du trafic routier, avec une baisse particulièrement marquée pour les voitures (42%), le trafic des véhicules de livraison et le transport de longue distance résistant mieux. Plus spectaculaire encore est la chute du trafic dans certaines métropoles: 62% à Detroit, 54% à San Francisco, 48% à New York. Partout dans le monde, on constate que le trafic est maintenant presque inexistant dans les villes les plus touchées par le Covid-19; le 2 avril, par rapport à une situation normale, il était de 3% à Barcelone, Madrid et Milan, de 5% à Paris et Washington, etc., selon les données recueillies par Citymapper.Quant au trafic aérien, après avoir reculé de 14,1% en février, selon l'IATA, il a dégringolé en mars. La baisse de février s'expliquait essentiellement par celle de 41,3% dans la zone Asie-Pacifique, notamment en raison de l'arrêt presque total du trafic intérieur chinois. Mais en mars, c'est tout le trafic mondial qui s'est écroulé, comme en témoigne la fermeture d'Orly à la fin du mois.
Cette catastrophe économique et sanitaire est-elle une bénédiction pour l'environnement? Incontestablement, les émissions de gaz à effet de serre ont fortement baissé et cela se sent dans les villes. Mais cela change-t-il quelque chose au réchauffement climatique en cours? Non, bien sûr, ou très peu. Ce qui compte, c'est la quantité de gaz présente dans l'atmosphère. Que l'on n'en ait rajouté qu'une quantité très faible au cours des dernières semaines ne change rien. Il faudrait que l'on reste à un niveau d'émission bas pendant une longue période pour voir la présence de gaz à effet de serre dans l'atmosphère ralentir sa progression, puis commencer à décroître.
Ce qui compte, c'est le monde d'après
Pour 2020, il est d'ores et déjà acquis que le niveau des émissions sera faible, car il est probable que l'année se soldera pour le PIB mondial par un recul dont il est encore impossible d'estimer l'importance. Il est exclu en tout cas que l'activité puisse retrouver son niveau antérieur rapidement. On commence ici et là à parler de fin du confinement, mais il est beaucoup trop tôt encore pour dire quand il aura lieu et selon quelle procédure, sachant qu'il est inconcevable d'y mettre un terme brutalement du jour au lendemain.En Chine, où tout a commencé, on voit que la sortie du confinement dans les régions les plus touchées ne se fait pas sans difficultés. Au niveau mondial, l'activité ne reprendra que progressivement et même si elle peut reprendre à peu près normalement dans un pays, elle sera perturbée par les difficultés de ses fournisseurs ou de ses clients dans d'autres pays.
Certain·es scientifiques, qui n'excluent pas de nouvelles attaques du SARS-CoV-2, envisagent des perturbations pendant une période pouvant atteindre deux ans.
Cela dit, quelle que soit la durée de la sortie de crise, il y a aura bien un moment où il y aura un retour à la normale. Et c'est à ce moment-là que l'on aura la réponse à la question fondamentale: à quoi ressemblera ce jour d'après? Cette question se pose à chaque crise et chaque fois on entend le même discours: nous vivons un moment historique, nous sommes à un tournant et demain sera forcément différent. Mais pourquoi serait-il différent?
Le premier souci, sortir de la récession
Un concept fait fureur dans le prêt-à-penser contemporain, celui de résilience. Emprunté à la physique des métaux, il sert à mesurer la capacité d'une société à résister à un choc. Mais que signifie résister à un choc? Cela signifie: réussir à revenir à son état antérieur. Autrement dit, à la sortie de la crise provoquée par le coronavirus, la tendance lourde de notre organisation économique et sociale va être de revenir à la situation qui prévalait avant le choc. Que désirons-nous collectivement? Retrouver une vie normale, celle d'avant.Le but premier de tous les responsables politiques et économiques à travers le monde va être de faire redémarrer la machine et la faire tourner comme avant. En chine, par exemple, cela signifie retrouver un rythme élevé de consommation de charbon, comme c'était le cas à la fin de 2019, lorsque les premiers cas de ce qui n'était pas encore appelé le Covid-19 ont été décelés.
Une décrue historique des émissions?
Des idées plus optimistes commencent à apparaître. Ainsi Christian de Perthuis, fondateur de la chaire Économie du climat à Paris-Dauphine, estime que, «avec le Covid-19, une décrue historique des émissions mondiales de CO₂ est amorcée». Comment justifie-t-il cette décrue, qui se poursuivrait selon lui au-delà de la période de confinement? La crise sanitaire «va nous contraindre à expérimenter des modes d'organisation innovants».On comprend bien son raisonnement: la pandémie a mis en évidence la fragilité de notre modèle de développement. La raison voudrait que l'on travaille à le corriger. Mais, en l'occurrence, le plus raisonnable n'est pas le plus sûr, car les contraintes sont nombreuses. Le premier problème est celui du temps. Dès que le travail pourra reprendre dans l'ensemble des secteurs, il faudra aller vite, car le choc économique a été d'une gravité et d'une brutalité inconnues lors des crises précédentes. Pour tous les agents économiques, entreprises et particuliers, comme pour l'État, qui tente à grands frais de maintenir le système en état de marche, il y aura urgence à retrouver un niveau d'activité élevé, sachant que de toute façon les points de PIB perdus en mars et avril et peut-être encore après ne seront pas tous regagnés.
Que fait-on quand on veut aller vite? On fait ce que l'on sait faire selon des méthodes éprouvées avec les techniques que l'on maîtrise bien et les circuits d'approvisionnement et de distribution que l'on connaît et qui fonctionnent. S'il y a des activités que l'on doit relocaliser pour assurer son indépendance ou rapprocher pour éviter des transports longs et polluants, on le fera… quand on le pourra.
C'est là que l'on retrouve une deuxième contrainte majeure: celle du financement. Tou·tes les économistes sérieux·ses vous le diront: il vaut mieux investir tout de suite dans des modes de production d'énergie ou de transport moins nocifs pour l'environnement, cela nous évitera d'avoir à dépenser des sommes beaucoup plus importantes plus tard. Le raisonnement est impeccable, mais il suppose que les entreprises et les États aient les moyens de procéder à ces investissements.
Or leurs finances sont mises à dure épreuve par une crise dont on est encore loin de savoir ce qu'elle va coûter. Si l'on rajoute à cela le fait que ces problèmes financiers vont fournir un bon prétexte pour ne rien faire à tou·tes les climato-sceptiques et à toutes les personnes qui n'ont pas intérêt à ce que nos modes de production changent trop vite, il n'est pas du tout certain que la décrue des émissions de gaz à effet de serre soit durable.
Freins au changement
L'actualité nous rappelle chaque jour que les freins au changement vont être nombreux. Aux États-Unis, un accord bipartisan sur un plan de soutien de l'économie de 2.200 milliards de dollars n'a pu être trouvé qu'au prix de certaines concessions démocrates sur l'environnement. Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants, a dû renoncer à lier l'aide aux compagnies aériennes à un effort de réduction des émissions de carbone et abandonner le projet de dépenses de financement de la recherche sur les carburants destinés à l'aviation.On constate également que ce plan ne profitera pas aux secteurs de l'énergie solaire et éolienne. Trump a profité du prétexte du soutien à l'activité pour abaisser les efforts demandés aux constructeurs automobiles en matière d'émissions par la réglementation fédérale mise en place sous l'administration Obama.
En revanche, les travaux de construction de l'oléoduc Keystone XL qui doit acheminer le pétrole canadien de l'Alberta vers les États-Unis doivent démarrer ce mois-ci; ce projet, bloqué par Barack Obama, a été relancé par Donald Trump. La Maison-Blanche envisage aussi de mettre à la disposition de l'industrie pétrolière, qui ne sait plus quoi faire de sa production, les capacités de stockage de l'État. En Russie, Gazprom s'active pour construire un pipeline permettant de livrer du gaz de Sibérie à la Chine.
Opposition au Green Deal en Europe
Pour les abonné·es du site d'information politique contexte.com, notre consœur Anna Hubert a fait un remarquable recensement de toutes les actions entreprises en Europe pour freiner la mise en œuvre du Green Deal annoncé par Ursula von der Leyen. Ainsi, selon James Watson, secrétaire général d'Eurogas, «nous ne pouvons pas exclure que certains dossiers législatifs soient revus afin de donner la priorité à la relance économique». Le Premier ministre tchèque Andrej Babiš affirme que «l'Europe devrait maintenant oublier le Green Deal et se concentrer sur le combat contre le Coronavirus». Le ministre néerlandais des Affaires économiques et du climat déclare: «Beaucoup de gens, y compris nous, ont maintenant d'autres choses à faire», alors que la Cour suprême des Pays-Bas a confirmé la condamnation de l'État à prendre les mesures nécessaires pour réduire d'ici à la fin de l'année ses émissions de gaz à effet de serre de 25% par rapport à 1990. Le secrétaire d'État polonais Janusz Kowalski demande la suppression du marché européen du carbone. Et on pourrait encore citer d'autres exemples.Il ne faut pas non plus oublier le report de la COP26, conférence des Nations unies sur les changements climatiques, qui devait se tenir en novembre à Glasgow. Ce report était devenu inévitable dans le contexte actuel et n'est pas en lui-même un signe négatif.
Mais des sujets importants doivent y être abordés: la redéfinition des politiques que doivent adopter les pays en application de l'Accord de Paris (les nouvelles «contributions déterminées au niveau national»), les règles de fonctionnement des marchés du carbone, sur lesquelles il n'a pu être trouvé un accord à la COP25, etc. Beaucoup d'États vont profiter du report de la conférence pour retarder l'adoption de mesures plus rigoureuses.
Au total, il y a donc de bonnes raisons de craindre que 2019 ne soit pas l'année du pic des émissions de gaz à effet de serre. On peut souhaiter que Christian de Perthuis ait raison, on peut espérer, comme le climatologue Jean Jouzel, que la France trouve chaque année 20 milliards supplémentaires pour financer la transition énergétique et que les autres États fassent un effort similaire. Mais ce qu'il était déjà difficile à trouver dans des économies en croissance va être encore plus difficile à rassembler dans des économies en récession et tentant d'en sortir. Il n'est pas dit que le climat sorte gagnant de la chasse aux milliards.
Source: slate.fr par Gérard Horny
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