11/04/2020

Ces 5 maux français qui nous entravent face à la crise du Coronavirus | Atlantico.fr


La crise du coronavirus révèle avec une terrible acuité cinq maux français qui handicapent le pays dans la gestion des opérations épidémiologiques. Ces cinq maux semblent paralyser les importants moyens dont les services publics, et singulièrement les élites publiques, disposent pour enrayer la propagation de la maladie et protéger la population contre le virus. 

1) L'absence d’anticipation aggravée d’une absence de réactivité

Eric Verhaeghe : De la gestion de crise à laquelle nous assistons ahuris et sidérés par autant d’incapacités et d’échecs, on retiendra 5 maux majeurs qui sont les fléaux fondamentaux, essentiels, premiers, de nos services publics, commandés par une élite dont l’incompétence apparaît désormais au grand jour.

On l’a dit et répété de nombreuses fois : l’hypothèse d’une pandémie d’un virus causant des troubles respiratoires est mise sur la table depuis longtemps par l’ensemble des services de prospective du monde entier. Dès 2003, une sommité mondiale comme Didier Raoult en avait avancé l’hypothèse.
La première vague de SRAS avait d’ailleurs forcé le pays à préparer cet accident en imaginant des plans de continuité de l’activité, bien connus des entreprises. Et comme on le sait, Jérôme Salomon a lui-même rédigé une note, en 2016, au candidat Macron, pour l’alerter sur l’impréparation de la France en la matière.

Alors pourquoi, courant janvier, lorsqu’il est devenu évident que l’épidémie qui sévissait en Chine pourrait se « mondialiser », les services de la santé n’ont-ils pas commandé massivement des masques ne serait-ce que pour protéger les personnels soignants ? Pourquoi la technostructure de la santé a-t-elle perdu de précieuses semaines en ne se mobilisant pas dès le début de l’année ?
Cette incapacité à anticiper la crise, et cette incapacité à mobiliser les énergies pour y réagir, cette indolence de la haute fonction publique, au fond, pèsera lourd dans les arbitrages futurs.

Edouard Husson : Une des caractéristiques du monde dirigeant français, c’est qu’il parle beaucoup de mondialisation et d’Europe mais, en pratique, il ne s’est pas imposé au sein des élites mondialisées ou dans les institutions de l’Union. Le discours mondialiste est chez nous une coquille vide et, essentiellement, une légitimation du statut social de ceux qui le tiennent. Ce n’est pas une façon de se comporter pour comprendre et maîtriser le monde. Nos dirigeants ont singulièrement manqué, depuis que les premières informations sur une épidémie en Chine leur sont parvenues (selon toute vraisemblance juste avant Noël), de sens de l’anticipation et de réactivité.
On est devant le vieux problème identifié par Jaurès avant la Première Guerre mondiale (absence de compréhension par les dirigeants de ce que seraient les dégâts de la puissance de feu dans un conflit européen) ou de Gaulle avant la Seconde Guerre mondiale (absence de compréhension du rôle de l’arme blindée). En 1914, Joffre et Gallieni ont su saisir l’occasion que représentait l’exposition par les Allemands de leur aile droite; mais en 1940, nos commandants et les responsables politiques n’ont pas su réagir assez vite.
Cette constante française peut s’expliquer par le fait que l’esprit cartésien l’a emporté dans notre formation, autrefois beaucoup plus empirique: on privilégie le raisonnement a priori et la méthode plutôt que le bricolage de réponses rapides et efficaces en temps de crise. De ce point de vue le débat entre le Professeur Raoult et ses détracteurs est une caricature des travers français. 

2) Le déficit de compréhension des technologies digitales

Eric Verhaeghe :  Les technologies numériques ? ça sert à quoi ?
Ceux qui connaissent des hauts fonctionnaires les ont tous entendus mépriser et stigmatiser les réseaux sociaux, ces espaces qui servent, dans leur esprit, majoritairement, à poster des photos de vacances et de fesse, et à propager des théories du complot et des fake news. Un grand nombre d’entre eux sont d’ailleurs les premiers à faire écho aux volontés liberticides du pouvoir sur ce point.
Ce retard des élites administratives (et politiques) à comprendre à quoi servent les réseaux sociaux et les technologies numériques nous coûtent cher aujourd’hui. Une utilisation intelligente des tendances Google ou du big data aurait par exemple permis d’identifier beaucoup plus rapidement la propagation de l’épidémie. Et, parallèlement, une utilisation intelligente du big data permettrait d’alléger le confinement sans nuire à l’endiguement de l’épidémie. Ou encore elle permettrait de comptabiliser rapidement les décès en établissements pour personnes âgées.

Edouard Husson : La troisième révolution industrielle est fondée sur l’hyperabondance et la quasi-gratuité de l’information. Une bonne maîtrise des informations disponibles aurait pu pallier l’absence d’anticipation et la difficulté spécifiquement française à passer des mots aux actes. Mais nos dirigeants sont singulièrement dépourvus de culture numérique. Sans quoi ils n’auraient pas négligé à ce point le modèle coréen: celui du dépistage systématique, du traçage et du confinement individuel. Le propre de la société digitalisée, c’est que nous pouvons pratiquer massivement un traitement individuel. Mais nos dirigeants ne comprennent pas la logique des data.

Depuis l’époque où Emmanuel Macron était à l’ENA, les choses n’ont pas changé: on n’enseigne pas ou très peu le gouvernement 4.0. La haute fonction publique française s’est contentée d’implanter des systèmes d’information de qualité très moyenne dans chaque ministère ou dans les agences publiques. Cela permet de générer une logique bureaucratique permanente, où les individus au sommet de la pyramide sont obsédés par l’idée du contrôle.  Mais cela n’utilise absolument le potentiel de la technologie digitale: l’accumulation des données massives pour mieux comprendre et analyser l’évolution de la pandémie; l’interconnexion possible entre les ministères qui restent des silos; l’organisation logistique transversale; la possibilité d’intégrer toutes les initiatives venues du terrain; la possibilité de faire un traitement différencié des régions de France, en matière de confinement selon les types de risques, pour ne pas tuer l’économie; la possibilité de mettre en place un confinement individualisé et non massif etc...

3) Le principe de précaution mal compris et qui se complique de l’obsession pour la norme

Eric Verhaeghe : Autre mal qui nous terrasse : l’obsession de la procédure, dont l’attestation dérogatoire constitue la meilleure caricature. Les Français n’ont pas de masque pour se protéger du virus, mais ils ont un formulaire, qu’il aura fallu un mois pour présenter sous forme d’application numérique…
À tous les étages, on trouve cette obsession bureaucratique pour la norme : utiliser les laboratoires départementaux pour tester les patients ? Il faut une cascade de validations qui prennent des jours et des jours parce que les bureaux prennent leur temps pour les signer. Commander des masques ? Il faut respecter les procédures européennes d’achat et de mise en concurrence. Autoriser la signature des actes notariés à distance pour éviter un effondrement immobilier ? Là encore, la délivrance des autorisations administratives est interminable.
Et pendant ce temps, le virus court et l’économie s’enfonce dans le rouge.  

Edouard Husson : Même si la France a eu longtemps, comme l’Angleterre, une démographie plus dynamique que ses voisins européens, l’électorat âgé pèse lourd dans le corps électoral et cela conduit souvent les politiques français à faire preuve d’un attachement excessif au principe de précaution. Ce dernier, né aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, d’une philosophie allemande effrayée de ses compromissions antérieures avec les tendances les plus folles de la modernité, a été largement véhiculé par la génération de 1968. Autrefois, la science était synonyme d’audace et de risque pris pour aller vers une situation meilleure. Aujourd’hui, c’est la science que l’on invoque pour freiner la diffusion du traitement du Professeur Raoult. Alors que, sortant de plusieurs années d’infantilisme écologiste, on aurait pu se dire que le bon sens allait reprendre ses droits - la nature est un danger autant qu’une chance pour l’homme - eh bien non, le principe de précaution se réfugie dans les comportements d’une bureaucratie pléthorique, qui entend tout contrôler, vit hors du temps et ne comprend pas qu’une crise se caractérise par une accélération du temps.
Le principe de précaution est à l’aboutissement du saint-simonisme: à force de préférer l’administration des choses au gouvernement des hommes, on en est venu à tout vouloir penser a priori, à tout normer. Nous y sommes encouragés par nos choix européens: l’Union Européenne est devenue une immense machine à préférer le respect des normes au traitement des crises. La différence entre la France et ses voisins, c’est que nos dirigeants ont intériorisé plus que les autres l’obsession de la norme. L’euro, et ses taux d’intérêts protecteurs, ont servi à créer un endettement apparemment indolore et des emplois pour des centaines de milliers de bureaucrates, gardiens du principe de précaution.

4) L'infantilisation des citoyens préjudiciable aux libertés publiques

Eric Verhaeghe : Dans la vision du monde technocratique, les Français sont des grands enfants à qui il ne faut pas tout dire, et en qui il ne faut pas avoir confiance. D’où cette étrange stratégie qui consiste à traiter la population uniquement par injonction et par mesures disciplinaires, là où des pays comme l’Allemagne prennent le temps d’expliquer sans détour les règles à suivre et le pourquoi de ses règles.
La doctrine en matière de port de masques est ici caricaturale. Au lieu d’expliquer clairement aux Français que le port du masque est salutaire et qu’il est la meilleure façon d’éviter la propagation de la maladie, même si provisoirement, nous subissons une pénurie, les pouvoirs publics imaginent pouvoir dissimuler cette pénurie en expliquant que le masque est inutile…
Par rebonds, la condamnation du pays à un confinement aux règles floues semble une solution préférable. On calculera prochainement l’addition économique de cette stratégie.

Edouard Husson : Vous avez en fait trois tendances qui s’entrechoquent: d’une part, le comportement paternaliste des diplômés de l’enseignement supérieur qui, en temps originaire, s’adressent à leurs concitoyens apparemment moins bien formés comme à des ploucs. En temps de crise, cela donne les admonestations permanentes des ministres, des députés de La République en Marche etc...Nos gouvernants sont incapables de traiter correctement la crise mais ils ne cessent de faire porter la responsabilité des échecs sur les Français. La deuxième tendance, vous pouvez la percevoir lorsque vous observez un peu attentivement. Nos gouvernants eux-mêmes sont de grands enfants. On a une très désagréable impression que nos dirigeants ne comprennent pas le sérieux de la situation.
La crise est pour eux un théâtre, et peu importe qu’on soit mauvais acteur pourvu que l’on puisse se montrer. Le Gorafi est devenu ennuyeux comparé aux bourdes quotidiennes de nos ministres et de nos technocrates. Ajoutons, troisième tendance, qu’au royaume des enfants, c’est la loi du plus crâneur et du plus insolent qui s'impose: les caïds de banlieue ont réussi à obtenir qu’on les laisse tranquilles en matière de confinement, ce qui rend d’autant plus absurde et ridicule le fait de mettre des drones pour suivre les individus dans des régions moins densément peuplées.

5) Le déficit de responsabilité des managers publics

Eric Verhaeghe : L’irresponsabilité des hauts fonctionnaires dans ce désastre est devenue insupportable. Là encore, la gestion des masques (mais l’affaire de la chloroquine constituera bientôt un autre scandale) constitue un parfait exemple de cette tour d’ivoire que la haute fonction publique a construite autour d’elle. Qui a péché dans la commande de masques ? Qui n’a pas correctement suivi les stocks ?
Toutes ces questions devraient être abordées immédiatement, et les responsables devraient être identifiés et sanctionnés. Mais… en France, il est d’usage que les hauts fonctionnaires méprisent le petit peuple mais n’assument aucune de leurs erreurs.
Ce luxe-là, il n’est pas sûr que nous puissions nous l’offrir éternellement.

Edouard Husson : Devant la colère montante et les nombreux appels à poursuivre nos dirigeants devant la justice, ces derniers se rebiffent. C’est ainsi que le Premier ministre s’est plaint de ce que ces menaces pesant sur l’équipe actuelle le détournaient de faire son travail dans la sérénité. Nos hauts fonctionnaires n’aiment pas plus l’idée anglo-saxonne de « rendre des comptes » dans le management public moderne - alors qu’ils ne jurent que par le « New Public Management » - qu’ils n’aiment la remise en cause régulière de leur pouvoir par les élections et les citoyens.
Regardez ce qui s’est passé, subrepticement, à la faveur du chaos de la crise. On a tenu le premier tour des élections municipales puis annulé le second. Normalement, il aurait fallu refaire toutes les élections. Non, on a confirmé les maires élus dès le premier tour - le pouvoir s’achète ainsi la non contestation des plus petites communes. Et on repousse sine die le second tout en oscillant entre le fait d’entériner le premier tour et celui de tout refaire.
On ne peut pas imaginer plus terrible désorganisation et affaiblissement de la légitimité démocratique. Les hauts fonctionnaires qui nous gouvernent sont bien trop incapables pour avoir eu une intention en se comportant ainsi; mais ils produisent un résultat terrifiant, dont l’effet est de les immuniser un peu plus contre toute notion d’avoir à rendre des comptes.

 
Source: Atlantico 

1 commentaire:

  1. le commentaire de Padam

    comment peut-il en être autrement!
    Si l'on observe l'évolution au cours de ces cinquante dernières années de la courbe descendante des emplois industriels et celle montante de la production de fonctionnaires, on voit que ces deux courbes se croisent il y a environ 25 ans et qu'elles présentent dès lors un profil exponentiel. Autrement dit les emplois actifs du secteur essentiellement privé sont progressivement passés dans le secteur public. L'objectif des parents étant pour leurs enfants, s'ils sont brillants d'en faire de hauts fonctionnaires (et si possible via l'ENA), s'ils ont moins de capacités de faire en sorte de leur trouver une place de ronds-de-cuir au sein de l'une des innombrables et illimitées administrations du mille-feuille bien français. Bref, le "nouveau monde" si cher à notre président dont on ne peut que saluer la performance dans la triste situation où le pays et ses habitants ont été plongés à leur insu.

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