Genève, en mars dernier. Robert Peugeot [PDG de la holding familiale qui détient 9,3 % du capital de PSA] et John Elkann [héritier de la famille Agnelli et président de Fiat Chrysler Automobiles (FCA)] déjeunent ensemble. La rencontre pique la curiosité des journalistes. Que peut-il bien se tramer ? “Rien. Ici, au Salon de l’automobile, tout le monde rencontre tout le monde. C’est normal, non ?” Ce n’était pas normal. C’était la dernière d’une série d’entrevues. Les constructeurs, tous les constructeurs, se cherchent. Ils savent que, seuls, ils ne pourront pas tenir bien longtemps.
Les coûts sont trop élevés. Et vont augmenter. Le temps presse. La révolution électrique et celle de la conduite autonome arrivent et ne laisseront de place qu’à cinq ou six constructeurs, pas plus. Tout le reste, ce sera de la technologie, tout le reste, ce sera Google.

Les règles sont en train de changer

C’est ce jour de mars, à Genève, qu’a commencé l’aventure entre PSA et Fiat Chrysler [qui ont annoncé leur projet de fusion le 31 octobre]. Une course d’obstacles, après l’épisode de l’accord raté entre Fiat et Renault [au printemps]. Mais une course inévitable pour les héritiers de ces deux familles de l’industrie automobile. Les règles sont en train de changer et il s’agit d’assurer ses arrières en saisissant les occasions qui se présentent et en réalisant ensemble des investissements trop lourds pour être assumés en solitaire.
À l’origine, il y a l’Europe. Celle de Bruxelles, celle des bureaucrates, comme on a coutume de dire aujourd’hui. Ce sont eux qui ont rédigé la norme qui impose aux constructeurs, à compter de janvier 2020, “d’émettre en moyenne 95 grammes de dioxyde de carbone par kilomètre”. L’année dernière, c’était 118. C’est de là qu’est partie l’étincelle. Tous les constructeurs se sont empressés d’intégrer dans leur gamme des voitures hybrides ou électriques qui permettent de baisser la moyenne des émissions et, surtout, évitent ou réduisent les amendes de l’Union européenne. Parce qu’elles seront salées.
Les constructeurs les plus dépendants du moteur thermique ont acheté des “crédits carbone” aux plus vertueux, comme [l’américain] Tesla, qui fabrique uniquement des voitures électriques. Fiat Chrysler leur a emboîté le pas. Mais ce n’est qu’une solution transitoire. Fiat a donc décidé de fabriquer sa première voiture électrique, la 500 E, en Europe. Pour la première série, c’est le coréen Samsung qui fournira le bloc électrique. Mais là aussi, ce n’est qu’une solution provisoire.

Un tapis d’électrodes étalé sous la voiture

Une voiture électrique n’a pas grand-chose à voir avec les modèles traditionnels. Les batteries ? Un tapis d’électrodes étalé sous la voiture. Très différent des cubes de plastique blanc que tout le monde connaît. Les batteries en question sont composées d’une multitude de cellules de lithium regroupées en modules puis moulées pour épouser la forme de la carrosserie.
Qui produit ces cellules de lithium ? Les Chinois… jusqu’à il y a encore quelques années en tout cas, quand un ingénieur issu de l’École polytechnique de Turin, Paolo Cerruti, a quitté l’usine d’Elon Musk, en Californie, pour aller travailler à Skelleftea, une ville située dans une région minière du nord de la Suède, afin de fabriquer des cellules de lithium 100 % européennes. L’objectif : reprendre la main sur un marché décisif. Les Allemands y avaient pensé, eux aussi, en proposant aux Français, voilà deux ans, la construction d’une grande usine de batteries au cœur du Vieux Continent.
En somme, tout le monde fait mouvement. Les Français du groupe Peugeot sont parmi les plus performants dans la fabrication de châssis de voitures électriques. En l’occurrence, des châssis qui peuvent aussi bien accueillir des tapis de batteries que des moteurs traditionnels. C’est rare. Et c’est la vraie dot que PSA apportera à Fiat.
Et si ce rapprochement n’est pas mû par la passion (c’était peut-être le cas en mai, avec Renault), il l’est assurément par la raison. Turin et Paris mettent des billes en commun afin de faire advenir la voiture de demain. Dans l’usine turinoise de Mirafiori (où l’espace ne manque à l’évidence pas), Fiat Chrysler a donné naissance à un premier site de production de batteries. C’est ici qu’arriveront les cellules, peut-être les suédoises du professeur Cerruti. Et que naîtront les modules à assembler sur les plateformes des Français pour fabriquer les futures voitures électriques.
Tout se passera-t-il comme prévu ? C’est un peu tôt pour le dire. Les rumeurs laissent entendre que l’engagement de conserver les effectifs en l’état devrait figurer dans les clauses de l’accord. Une jolie promesse qui ne sera pas simple à tenir. Le nouveau géant de l’automobile comptera 400 000 employés à travers le globe. Or, si l’on veut garantir du travail à tous, il s’agira d’écouler plus de voitures que ce qu’on est actuellement en mesure de produire. Et il y a d’autres inconnues.
La première concerne l’État français. Disposera-t-il d’un droit de veto comme ce fut de facto le cas en juin lors du mariage avorté avec Renault ? On le saura dans les semaines à venir, quand les négociations exclusives confirmées aujourd’hui entre les deux parties seront véritablement engagées. Et si Paris réclame des garanties pour les usines hexagonales, le gouvernement italien fera-t-il de même ? C’est le genre de détails qui pourrait tout faire capoter en un tournemain – comme en témoigne le cas de Renault.
L’autre interrogation, c’est le rôle que jouera la branche américaine de Fiat Chrysler : en effet, le problème de la conversion à l’électrique ne se pose pas aux États-Unis. Outre-Atlantique, des constructeurs [General Motors, Toyota et Fiat Chrysler] viennent même de décider de donner un coup de pouce à Trump dans sa bataille contre les normes antipollution édictées par la Californie.

Un Franco-Portugais à la volonté de fer

Or, Fiat Chrysler réalise une bonne partie de ses bénéfices aux États-Unis. C’est de là qu’est originaire l’actuel directeur général de FCA, Mike Manley. Lequel laissera les manettes [du futur ensemble] à un Franco-Portugais à la volonté de fer, Carlos Tavares. Peut-être le dernier des grands PDG du monde automobile. Les États-Unis l’accepteront-ils sans sourciller ? Et, si oui, qu’obtiendront-ils au sein du nouveau groupe en échange de ce rééquilibrage des pouvoirs en leur défaveur ?
Tout le défi, pour Elkann, Peugeot et Tavares sera précisément de répondre à ces interrogations. La première épreuve sera déjà de mener ces négociations à leur terme. Si cet accord se concrétise, nous assisterons à la naissance du quatrième groupe automobile mondial entre Détroit, Paris et Turin. Lequel aura son mot à dire sur l’avenir de la révolution électrique.

Source: courrierinternational.com par Paolo Griseri