Une bonne école pour les enfants, une villa dans un quartier chic de la capitale indienne, un emploi de journaliste free-lance, une bonne, un chauffeur, un onduleur en cas de coupures de courant et un système de purification d’eau. Voilà quelques-uns des critères que Jyoti Pande Lavakare, expatriée indienne, a veillé à remplir en juin 2009, au moment de quitter le ciel immaculé de Palo Alto, en Californie, pour retourner à New Delhi avec son mari Ajay, cadre dans une start-up technologique.
La transition s’est passée en douceur. En quelques mois, la famille s’était faite à son nouveau rythme. Ils étaient rentrés au pays pour passer du temps avec leurs parents vieillissants et s’assurer que leur fils, Madhav, et leur fille, Naina, qui venaient d’entrer dans l’adolescence, se sentent “reliés” à l’Inde, le pays où Jyoti et Ajay avaient grandi. Ils espéraient les endurcir en leur apprenant à gérer les épreuves de la vie, comme les coupures de courant et les pénuries d’eau.

Quand la pollution bat tous les records

Ce que Jyoti, aujourd’hui la petite cinquantaine, n’avait pas prévu, c’était la pollution. La ville cachait un secret : son air était plus pollué que celui de Pékin, même si personne ou presque ne le savait. Chaque hiver, la qualité de l’air se dégradait considérablement.
Jyoti Lavakare se souvient :
En 2014, j’ai compris que quelque chose nous empoisonnait. À l’école, des enfants tombaient sans arrêt malades. Ceux de mes amis aussi. J’ai fait une grosse crise d’asthme. Et quand on rencontrait d’autres expats, on ne parlait que de la qualité de l’air.”
Elle pense alors qu’elle est hypersensible. Ses amis indiens se moquent d’elle en lui disant qu’elle s’est un peu trop “américanisée”. Mais Jyoti se met à lire, effectue des recherches sur la qualité de l’air et finit par faire une fixation sur la pollution.
Quand l’ambassade américaine à Delhi, qui recueille des données sur la qualité de l’air mais les garde pour elle, rend les chiffres publics en 2015, la vérité éclate au grand jour. Jyoti avait tout lieu de faire une fixation : la pollution en ville bat tous les records, passant la barre des 222 [selon l’indice de qualité de l’air IQA] pendant la visite de Barack Obama – alors président des États-Unis – en janvier 2015. Des valeurs comprises entre 151 et 200 sont jugées dangereuses pour la santé, et les valeurs supérieures très dangereuses, justifiant une “mise en garde sanitaire urgente”. Les habitants de la capitale indienne vivent dans une véritable chambre à gaz.

Respirer l’air de Delhi, c’est comme fumer 44 cigarettes par jour

En janvier 2015, Bloomberg cite David Spiegelhalter, statisticien à l’université de Cambridge, qui explique qu’en se rendant dans la capitale et en respirant son air pendant trois jours Barack Obama a sans doute réduit son espérance de vie de six heures. Correspondant du New York Times, Gardiner Harris (voisin de Jyoti à Sunder Nagar) écrit un article poignant sur son départ de New Delhi après une crise d’asthme épouvantable de son jeune fils. Selon l’ONG scientifique indépendante Berkeley Earth, respirer l’air de New Delhi reviendrait à fumer 44 cigarettes par jour.
Jyoti confie :
Au départ, j’étais dans le déni. Je n’avais pas ramené mes enfants en Inde pour leur faire respirer du poison et s’abîmer les poumons. Mais quand les chiffres ont commencé à sortir… j’ai su qu’on avait un gros problème.”
Elle achète alors des masques et des purificateurs d’air, mais ça ne change rien au fond du problème. Horrifiée de savoir que les 20 millions d’habitants de la ville respirent un air vicié, elle cofonde en 2015 Care for Air, avec l’aide de professionnels, afin de sensibiliser la population à l’“urgence de santé publique” à laquelle la ville doit faire face, et de faire pression sur les pouvoirs publics.
Avec ses saris colorés et ses longs cheveux ondulés retenus par ses lunettes, Jyoti est une experte désormais reconnue de la pollution atmosphérique, invitée dans les émissions de débats à la télévision. Elle n’est pas convaincue par les mesures que le gouvernement de New Delhi vient d’annoncer pour “réduire” (personne ne parle d’éradiquer) la pollution qui, en hiver, fait de la capitale un véritable “étouffoir” truffé de particules fines baptisées PM2,5, qui ne sont pas uniquement nocives pour le système respiratoire, comme beaucoup le pensent, mais aussi pour de nombreux autres organes.

Les ventes de masque et de purificateurs d’air s’envolent

En octobre, la qualité de l’air était classée “médiocre” avant même Divali, la fête des lumières hindoue, dont les feux d’artifices font exploser chaque fois le niveau de pollution. Certains jours de la fin octobre, l’indice établi par l’Agence nationale de lutte contre la pollution grimpait à près de 300 – soit six fois le niveau recommandé. Deux années de suite, l’indice s’est même envolé à 999 juste après Divali.
Cette année, le gouvernement a engagé des mesures plus musclées. En vertu de son Plan d’action séquentiel, les automobilistes sont autorisés à circuler un jour sur deux selon que leur plaque d’immatriculation se termine par un chiffre pair ou impair, afin de limiter les émissions ; l’incinération de déchets est passible d’une amende ; les cadences de circulation des bus et des métros ont été renforcées ; l’utilisation de générateurs diesel est interdite ; des dispositifs d’arrosage et des balayeuses seront déployés pour lutter contre la poussière et les déblais de chantiers, responsables d’une grande partie de la pollution.
En faisant intervenir les médecins de Care for Air à la télévision pour parler de ses effets, en allant dans les écoles pour sensibiliser les enfants et en incitant les médias à s’emparer du sujet, l’organisation a fini par faire passer l’information et à pousser les gens, même les pauvres, à exiger des mesures.
L’évolution se voit à l’envolée des ventes de purificateurs d’air et de masques. Mukesh Nath, chimiste [dans le quartier de] Sarai Jullena, assure :
Quand vous portiez un masque il y a encore quelques années, les gens ouvraient de grands yeux. Ça faisait bizarre. Ou bien ils traversaient la rue en se disant que vous étiez peut-être contagieux. Personne ne se pose plus la question aujourd’hui.”
La lutte pour le droit à l’air pur est devenue une affaire personnelle pour Jyoti. Non pas parce qu’elle s’inquiète pour ses enfants – Naina fréquente désormais le Barnard College de New York, où elle étudie la sociologie, et Madhav, qui a pris une année sabbatique, vient d’être accepté à Yale University, dans le Connecticut. Mais parce que, pendant qu’elle militait et qu’elle luttait, la pollution s’est invitée sournoisement dans sa famille pour y semer la désolation.
Jyoti était rentrée en Inde pour passer du temps avec ses parents. Or, voilà un peu plus d’un an, sa mère, Kamale Pande, chanteuse classique et non fumeuse, s’est vu diagnostiquer un cancer du poumon en phase terminale. Il n’y avait pourtant jamais eu ce type de pathologie dans la famille et elle était d’ailleurs en parfaite santé.

“Ici, vous respirez à vos risques et périls”

Du jour au lendemain, toutes ces statistiques très abstraites ont pris corps dans les poumons de sa propre mère. Les spécialistes ont établi un lien direct entre la pollution et la maladie et Jyoti n’a, du reste, pas le moindre doute à ce sujet.
Dans Choked [“Asphyxiés”, inédit en français], le livre qu’elle publie cette année, Beth Gardiner écrit :
Si vous voyez quelqu’un se faire renverser dans la rue, vous ne l’oublierez jamais, mais le fait que des milliers de personnes meurent en respirant un air pollué nous laisse de marbre.”
La mère de Jyoti est décédée l’année dernière. C’est en partie pour faire son deuil que Jyoti a entrepris l’écriture de son propre livre, intitulé Breathing Here is Injurious to Your Health [“Ici, vous respirez à vos risques et périls”], à paraître l’année prochaine [en anglais]. Elle y raconte son rapport à sa ville asphyxiée, la pollution, les souffrances endurées par sa mère et ce qu’il est possible de faire pour soustraire les Indiens aux effets désastreux de la pollution.
La lutte pour un air propre se poursuit. Il faut d’abord contester les statistiques fallacieuses. Le gouvernement de New Delhi vient ainsi de claironner sur des publicités en pleine page que la pollution atmosphérique avait baissé de 25 % grâce aux efforts qu’il avait engagés.
“Les experts s’accordent à dire qu’il n’y a pas de données disponibles – tout au moins dans le domaine public – venant valider clairement cette affirmation. Ça ne veut pas dire que le gouvernement est en train de nous mener en bateau, mais, à moins que des analystes et des scientifiques indépendants puissent accéder à ces données, personne ne peut dire qu’il ne s’agit pas d’une fake news de plus ou d’une tentative d’isoler une statistique parmi d’autres moins reluisantes”, observe Jyoti Lavakare.

Bientôt des “réfugés pulmonaires” ?

Directrice générale du Centre pour la science et l’environnement de New Delhi, Sunita Narain avertit que le niveau de pollution va grimper dans les semaines à venir :
On a recensé quatorze points noirs – des zones dans lesquelles les niveaux de pollution dépassent la moyenne en raison de l’incinération des ordures ménagères et des déchets industriels. Si l’on veut s’attaquer aux 65 % de pollution restants, il faut s’occuper de ces sources de pollution.”
Jyoti Lavakare veut que les pouvoirs publics se mettent en “état d’urgence”. La ville a besoin d’une agence exclusivement dédiée à la lutte contre la pollution, qui disposerait des moyens nécessaires et rendrait compte de son action. Elle est convaincue que ni New Delhi ni le pays (l’année dernière, 11 des 15 villes les plus polluées au monde se trouvaient en Inde) ne peuvent se permettre d’avancer à pas comptés.
Sa voix trahit sa colère, surtout quand elle évoque les maigres mesures prises jusqu’à présent :
Prenez 2018 : il n’y a pas eu une seule journée où l’air était pur en ville. Prenez la campagne Clean India [“Inde propre”] du gouvernement : comment pourrait-on avoir une Inde propre sans air propre ? Ou l’autre programme phare du gouvernement, Make in India [“Fabriquez en Inde”] comment pourrait-on fabriquer en Inde si l’on ne peut même pas respirer en Inde ?”
Les chiffres ne sont pas juste déprimants, ils sont apocalyptiques. En 2016, un rapport de l’Institut d’études énergétiques de l’université de Chicago révélait que la pollution atmosphérique réduisait d’une dizaine d’années en moyenne l’espérance de vie des habitants de New Delhi.
Ajay et elle se demandent s’ils ne seront pas bientôt des “réfugiés pulmonaires” et ne quitteront pas New Delhi pour Goa, un Etat côtier du sud-ouest de l’Inde. Certains de leurs amis ont déjà fait leurs valises et vendu leur maison. Beaucoup ont eu des alertes qui leur faisaient craindre pour leur santé. Certains ont choisi de partir très loin, comme à Toronto ou à Londres, et de faire les allers-retours. “Il y a des jours où je regrette que nous n’ayons plus nos cartes vertes”, confesse Jyoti Lavakare.