Depuis 1999, EDF, à l’instar de ses homologues européens, a dû faire face à l’arrivée de nouveaux concurrents avec la dérégulation progressive du marché de la fourniture d’énergie aux entreprises et aux ménages. Sur certaines activités cependant, l’opérateur historique continue de jouir d’une situation de monopole. Et notamment sur la distribution d’électricité, c’est-à-dire sur le réseau à basse et moyenne tensions compris entre les postes de transformation et le compteur chez les particuliers ou les professionnels. A travers sa filiale Enedis, ex-Electricité réseau distribution France (ERDF), EDF reste en effet, sauf à de rares exceptions, le gestionnaire de la distribution. Une position qui lui procure de solides avantages sur le plan financier. Explications.
Au même titre que le transport de l’électricité (entre les centrales électriques et les postes de transformation, sur la partie à haute tension du réseau), la distribution est considérée comme un monopole naturel, c’est-à-dire une activité pour laquelle une infrastructure unique est toujours plus performante que plusieurs, en raison de coûts fixes élevés. Construire un réseau d’électricité pour chaque fournisseur serait en effet économiquement absurde. C’est pourquoi lorsque la Commission européenne a enclenché la dérégulation du secteur de l’énergie, ces activités de réseau n’ont pas été ouvertes à la concurrence. Il a cependant été intimé aux opérateurs historiques de séparer leurs activités de production d’énergie de celles de la gestion du réseau. Mais tout lien capitalistique n’a pas été coupé : EDF reste actionnaire à 100 % d’Enedis et à 50,1 % de RTE, le gestionnaire du transport de l’électricité.
Si les collectivités locales sont propriétaires du réseau de distribution en France, elles n’ont pas d’autre choix que de prendre Enedis comme gestionnaire, qui jouit d’un monopole sur la distribution. S’il détient 95 % et non 100 % du marché, c’est pour des raisons historiques : des collectivités avaient fait le choix de conserver leur opérateur public local lors de la nationalisation de l’électricité et de la création d’EDF en 1946.
L’activité d’Enedis est donc régulée et son financement assuré grâce au tarif d’utilisation des réseaux publics d’électricité (Turpe), lequel assure plus de 90 % de son chiffre d’affaires. Le niveau du Turpe est fixé par la Commission de régulation de l’énergie (CRE) et il est prélevé sur toutes les factures d’électricité, quel que soit le fournisseur. Ce qui représente environ un tiers du prix payé par le consommateur. Ce système répond à une logique de péréquation tarifaire, c’est-à-dire qu’il est le même sur tout le territoire et ne dépend pas de la distance parcourue par l’énergie.
« C’est une affaire extrêmement rentable pour EDF », pointe Christian Escallier, directeur général du Cabinet Michel Klopfer. Ce consultant en finances locales est entré dans le détail des comptes d’Enedis et décrit une véritable "vache à lait" au bénéfice de sa maison mère, qui utilise en pratique l’activité de service public de sa filiale pour financer son activité concurrentielle dans la fourniture d’énergie. "Il s’agit d’un acteur régulé, subventionné, qui a un conflit d’intérêts avec un acteur concurrentiel", résume Christian Escallier.
C’est une véritable bouée de sauvetage, alors que le groupe est aux abois. La chute des prix de l’électricité en Europe, la perte de parts de marché, la décision controversée de construire l’EPR d’Hinkley Point au Royaume-Uni, le retard pris dans le chantier de Flamanville ou encore le sauvetage d’Areva se conjuguent pour obscurcir ses perspectives financières. Au point que l’Etat a dû injecter 3 milliards d’euros dans l’entreprise l’année dernière.
Les investissements les plus importants concernent cependant le renouvellement des équipements actuels arrivés en fin de vie : « Le concessionnaire a tendance à attendre les problèmes techniques et mécaniques sur les ouvrages pour procéder au renouvellement. C’est un sujet de désaccords avec les collectivités sur certains territoires », précise Pascal Sokoloff, directeur général de la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR).
« Certaines remontées de territoires font état de sous-investissements et sont inquiétantes », confie Philippe Angotti, délégué adjoint de France Urbaine, association représentant les grandes villes. Difficile d’y voir clair cependant : « Les territoires, même ceux les plus en pointe, n’ont pas toujours une vision très précise de l’état du réseau et manquent d’éléments pour apprécier si l’investissement est suffisant ou pas », ajoute Philippe Angotti. Le partage d’informations d’Enedis avec les collectivités est lacunaire. « Il y a une révolution culturelle à mener sur ce point », pense le délégué adjoint de France Urbaine.
Les négociations ont duré plus de deux ans et France Urbaine a tapé du poing sur la table à l’été 2017, critiquant notamment un « cahier des charges [qui] acte des pratiques ou interprétations au bénéfice d’Enedis et au détriment des territoires urbains ». En décembre, l’organisation a cependant annoncé avoir trouvé un accord avec l’entreprise, en obtenant des avancées sur certains points.
Pour Christian Escallier, dans cette négociation, « Enedis a essayé de verrouiller ces contrats au maximum, dans une perspective imaginable à moyen terme d’évolution du droit dans le sens de la mise en concurrence des concessions de distribution ». Si le monopole est aujourd’hui confirmé légalement, Bruxelles pourrait envisager de permettre à des opérateurs alternatifs de gérer des réseaux locaux. Pour parer à ce risque, Enedis joue sur la durée de concession. Le document cadre évoque une durée de vingt-cinq à trente ans, bien supérieure aux délégations de services publics classiques, qui portent plutôt sur une dizaine d’années. France Urbaine préférait une durée de dix ou quinze ans.
La FNCCR et France Urbaine, qui viennent de signer avec EDF et Enedis le nouveau modèle de contrat de concession, se veulent cependant confiantes dans les outils que mettra en place ce nouvel accord. « Des schémas directeurs et des programmes pluriannuels d’investissement seront mis en oeuvre localement, en collaboration avec les collectivités qui contrôleront leur bonne exécution », explique Philippe Angotti. Nicolas Garnier, délégué général d’Amorce, une association regroupant des centaines de collectivités et d’acteurs locaux engagés dans la transition énergétique, tempère ce propos : « Les nouveaux contrats sont davantage dans la continuité que dans le changement, même s’il y a quelques avancées significatives en faveur de la transition énergétique. »
Ce statu quo convient d’abord à l’Etat. « L’Etat n’a aucun intérêt à faire évoluer la loi, pense Christian Escallier, car tout ce qu’Enedis peut apporter à EDF, c’est ce que l’Etat n’a pas à dépenser pour renflouer l’électricien. »
MONTANT DES BÉNÉFICES ET DES DIVIDENDES VERSÉS PAR ENEDIS À SON UNIQUE ACTIONNAIRE EDF, EN MILLIONS D’EUROS
Un monopole régulé
LE CHEMIN DE L’ÉLECTRICITÉ
EDF utilise l’activité de service public de sa filiale pour financer son activité concurrentielle dans la fourniture d’énergie
500 millions de dividendes
Selon lui, la situation profite à EDF via trois canaux. Celui des dividendes, d’abord : « Sur les trois dernières années, Enedis a versé en moyenne 500 millions d’euros de dividendes à son unique actionnaire, EDF. Si bien que 82 % de ses bénéfices sont transférés à l’actionnaire. » Celui de la trésorerie, ensuite : « Enedis a placé 3 milliards d’euros de trésorerie au sein du groupe EDF, et depuis 2016 ce placement n’est plus rémunéré.» Enfin, la filiale ne possède aucune dette et améliore donc nettement la solvabilité du groupe. Les prêteurs accordent en effet une importance au ratio d’endettement - endettement net/Ebitda (1), qui mesure le nombre d’années que mettrait le groupe à rembourser sa dette grâce aux résultats de son activité. « Enedis permet ainsi de faire passer le ratio de sa maison mère de 3,3 à 2,3 ans », précise Christian Escallier. EDF emprunte par conséquent plus facilement et à moindre coût grâce à la bonne santé de sa filiale.Enedis est une véritable bouée de sauvetage, alors que le groupe est aux abois
Les dividendes contre l’investissement
L’utilisation faite par EDF de sa filiale fait cependant des vagues. Début 2017, la CRE, s’opposant à Enedis sur la revalorisation du Turpe, écrivait : « La politique de dividende décidée par l’actionnaire ne saurait constituer un frein à la réalisation par Enedis des investissements nécessaires. » Le réseau de distribution nécessite en effet d’importants investissements en vue de la transition énergétique (voir encadré). Enedis s’est notamment lancé dans le déploiement d’un compteur communicant, nommé Linky, permettant un relevé en temps réel et à distance pour un coût total estimé à 5 milliards d’euros. Objectif recherché : mieux maîtriser la consommation.Les investissements les plus importants concernent cependant le renouvellement des équipements actuels arrivés en fin de vie : « Le concessionnaire a tendance à attendre les problèmes techniques et mécaniques sur les ouvrages pour procéder au renouvellement. C’est un sujet de désaccords avec les collectivités sur certains territoires », précise Pascal Sokoloff, directeur général de la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR).
Les investissements les plus importants concernent cependant le renouvellement des équipements actuels arrivés en fin de vie
L’enjeu du renouvellement des contrats
Le renouvellement des contrats de concession, qui fixent les conditions de la délégation de service entre les collectivités et Enedis, aurait pu être l’occasion d’une remise à plat. Les contrats actuels, négociés dans les années 1990 pour une durée comprise entre vingt et trente ans, arrivent à échéance dans les années à venir, certains même dès cette année. Pour la rédaction des nouveaux contrats, la filiale d’EDF a négocié avec les organisations représentant les collectivités territoriales un modèle de contrat de concession national qui servira de cadre aux discussions locales. Les marges de manoeuvre pour les collectivités sont cependant limitées : « Nous sommes face à une situation de monopole, ce qui rend difficile un équilibre réel sur le terrain, le concessionnaire étant déjà désigné », observe Philippe Angotti.Les négociations ont duré plus de deux ans et France Urbaine a tapé du poing sur la table à l’été 2017, critiquant notamment un « cahier des charges [qui] acte des pratiques ou interprétations au bénéfice d’Enedis et au détriment des territoires urbains ». En décembre, l’organisation a cependant annoncé avoir trouvé un accord avec l’entreprise, en obtenant des avancées sur certains points.
Une durée de concession de vingt-cinq à trente ans est envisagée, bien supérieure aux délégations de services publics classiques
Statu quo
Autre élément qui permet de sécuriser les concessions pour Enedis : les indemnités de fin de contrat. En cas de fin anticipée du contrat, le texte prévoit des indemnités versées par la collectivité à Enedis. Dans la rédaction, ces indemnités ne concernent pas le non-renouvellement en cas de fin de monopole, mais « dans l’esprit d’Enedis, l’ambiguïté demeure, précise Philippe Angotti. Nous n’avons pas obtenu gain de cause pour préciser cela ». Ainsi, si le monopole tombe pendant la durée du contrat, une bataille juridique pourrait s’ouvrir pour savoir si la collectivité doit verser ou non des indemnités à Enedis, si ce dernier n’est pas renouvelé comme concessionnaire. En outre, « le système de calcul des indemnités est inique », selon le délégué adjoint de France Urbaine. Si l’on en croit les calculs de Christian Escallier, elles sont surévaluées de 60 %.Si le monopole tombe pendant la durée du contrat, une bataille juridique pourrait s’ouvrir pour savoir si la collectivité doit verser ou non des indemnités à Enedis
Ce statu quo convient d’abord à l’Etat. « L’Etat n’a aucun intérêt à faire évoluer la loi, pense Christian Escallier, car tout ce qu’Enedis peut apporter à EDF, c’est ce que l’Etat n’a pas à dépenser pour renflouer l’électricien. »
- 1.earnings before interest tax, depreciation and amortization. Littéralement "bénéfices avant intérêts, impôts, provisions et amortissements". Cet indicateur permet d’analyser la rentabilité opérationnelle d’une activité.
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