Les réponses apportées par le gouvernement peuvent-elles calmer la colère des agriculteurs ?
Les mesures annoncées étaient attendues par plusieurs secteurs, qu’il s’agisse de la simplification des normes, du changement de l’indicateur de dosage des pesticides ou de la perspective d’une nouvelle version de la loi EGalim. La mise en place de prix planchers et les mesures en faveur des trésoreries en difficulté vont directement bénéficier aux producteurs de lait et de viande, même si leur transcription dans une économie ouverte soulève des difficultés d’application.
Mais le malaise et la quête de reconnaissance exprimés dans cette crise dépassent très largement ces mesures, qui restent essentiellement techniques. Les réponses apportées ne vont pas résoudre la crise profonde qui touche le secteur.
De la même façon que personne n’avait anticipé la soudaineté et l’ampleur de la colère, nul ne peut dire que la crise est terminée. D’abord parce que les problèmes de revenus et de trésorerie chez les éleveurs bovins et les producteurs de lait prendront nécessairement du temps pour être réglés. Et surtout pour des raisons structurelles qui tiennent à la recomposition du monde agricole et à sa place dans la société française, ultime étape de ce que l’historien Fernand Braudel a appelé « le grand chambardement de la France paysanne ».
Comment se caractérise cette recomposition ?
En quarante ans, le nombre des exploitations a diminué de 75 %, et de 20 % au cours des dix dernières années. Le monde agricole est le seul secteur professionnel qui est passé, en un siècle, d’une majorité absolue à une toute petite minorité aujourd’hui.
Comme l’a montré le sociologue Henri Mendras (1927-2003), la « civilisation paysanne » a disparu au tournant des années 1960. Les lois Debré-Pisani ont consacré le passage à une agriculture moderne, ouverte sur l’Europe et sur les marchés, avec la première politique commune et la naissance de l’industrie agroalimentaire. Elles ont fait de la France une grande puissance agricole au moment même où elle cessait d’être une société agraire.
Cette modernisation signe le triomphe de la productivité du travail, mais elle s’est effectuée au prix d’une casse sociale et environnementale dont on commence seulement à prendre la mesure. Plus de la moitié des terres qui se libèrent aujourd’hui vont à l’agrandissement d’exploitations existantes, souvent sous des formes sociétaires. Au regard des mouvements en cours, il y aura moins de 300 000 exploitations dans dix ans.
Cours en ligne, cours du soir, ateliers : développez vos compétences
Découvrir
Une partie des agriculteurs partagent un sentiment de vulnérabilité lié à leur déclin démographique. Ils voient leur métier se transformer et craignent de disparaître, notamment au profit d’entreprises aux allures de firmes.
Derrière l’unité affichée, la profession est traversée de profondes inégalités de revenus. Quelles sont-elles ?
Ces manifestations ont été un moment d’affirmation identitaire très forte, exprimé par le recours généralisé au mot « paysan », qui renvoie, dans l’imaginaire collectif, à une relation privilégiée de proximité avec la terre et le vivant. Cet idéal de la petite ferme familiale polyvalente n’a plus grand-chose à voir avec les pratiques d’une majorité des agriculteurs d’aujourd’hui, mais il reste très présent dans la société, qui projette sur la profession ses attentes environnementales, alimentaires et paysagères.
S’ils partagent une même inquiétude pour l’avenir, les agriculteurs d’aujourd’hui se sont spécialisés et ont des intérêts divergents, voire concurrents. Tous ne sont pas fragiles, loin de là. Mais la recomposition en cours fait beaucoup plus de perdants que de gagnants.
L’éventail de leurs revenus est très large : le revenu moyen annuel est de 30 000 euros, mais 10 % des plus faibles sont négatifs – c’est alors le salaire du conjoint qui fait vivre la famille –, tandis que 10 % des revenus les plus élevés s’étagent entre 95 000 et 125 000 euros.
Vous distinguez trois catégories qui sont issues de cette recomposition. Qui sont les gagnants ?
Sur l’ensemble des 380 000 exploitations que compte la France, 10 % occupent un quart de la surface agricole utilisée et fournissent presque 30 % de la production totale. Ces grandes exploitations, qui sont entrées dans un processus de regroupement et de financiarisation, forment le seul groupe qui augmente en nombre aujourd’hui.
Cette concentration spectaculaire traduit l’émergence, à bas bruit, d’une agriculture d’entreprise puissante, qui négocie sur les marchés mondiaux et fournit l’industrie agroalimentaire et la grande distribution. Les producteurs de céréales, de porcs, de betteraves et une partie des viticulteurs bénéficient de revenus très confortables. Pour ceux-là, l’engagement dans les manifestations est surtout motivé par le désir que rien ne change, et surtout pas le modèle d’une agriculture productiviste, associée à l’usage intensif d’engrais, d’antibiotiques et de pesticides.
Comment les autres catégories sont-elles affectées par la crise ?
Le deuxième pôle, le plus nombreux, qui regroupe les exploitations familiales nées de la modernisation des années 1960, a d’abord bénéficié du modèle productiviste en matière de revenus. Mais il se retrouve aujourd’hui au cœur de la crise : seules 19 % d’entre elles continuent de reposer sur le travail d’un couple, comme c’était généralement le cas il y a cinquante ans. Ce modèle reste très présent dans le secteur de la production laitière, mais il s’efface progressivement. Les producteurs de bovins nourris « à l’herbe », pourtant essentiels pour l’entretien des pâturages, ont de grandes difficultés de revenus.
Enfin, le troisième pôle regroupe ceux que l’on appelle les « néopaysans » : ils favorisent la polyculture, innovent dans des cultures de niche, du maraîchage et des petits élevages. Ils optent pour la vente directe, recherchent des liens de proximité avec leurs voisins et les collectivités territoriales dont ils fournissent les cantines, valorisent le sens de leur travail. S’ils représentent une faible part de la production agricole, ils ont en revanche un rôle culturel important. Mais, aujourd’hui, ceux-là souffrent aussi. Les agriculteurs qui ont fait l’effort de passer au bio sont directement impactés par l’inflation, qui oblige les consommateurs à revenir à des produits moins chers.
Les annonces du gouvernement peuvent-elles permettre d’inverser ces tendances ?
Pour le moment, les réponses apportées vont plus dans le sens du maintien des dynamiques à l’œuvre que dans celui de leur correction. Les secteurs gagnants manifestent leur solidarité avec les catégories en crise, et c’est bien normal, mais si les mesures de soutien s’adressent uniformément à tous, les disparités se creuseront encore davantage.
L’abandon de l’indicateur NODU [nombre de doses unités] pour mesurer l’usage des pesticides est un mauvais signal et un tour de passe-passe pour continuer à utiliser les mêmes quantités de pesticides qu’auparavant. Si ce changement peut paraître légitime du point de vue syndical pour défendre les intérêts à court terme des producteurs français face à la concurrence européenne et mondiale, il va retarder l’échéance d’une transition agroécologique pourtant indispensable et aggraver la crise à plus long terme.
Comment analysez-vous le rôle des syndicats dans cette séquence ?
On assiste à une surenchère entre les forces syndicales dans la perspective des élections aux chambres d’agriculture, prévues pour janvier 2025. La FNSEA [Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles] et la Coordination rurale cherchent à pousser aussi loin que possible leurs revendications afin de gagner des voix. Dans ce contexte, la Confédération paysanne et le Modef [Mouvement de défense des exploitants familiaux] peinent à trouver leur place.
Plus largement, cette crise pose de façon aiguë la question de la représentation au sein des organisations professionnelles. L’enjeu est d’importance, car le secteur dispose d’une armature institutionnelle dense et puissante à travers les chambres d’agriculture, les coopératives, les instituts techniques et de développement, le Crédit agricole, l’assureur Groupama, les Safer [sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural].
Ce maillage est présent sur tout le territoire. Il représente des relais de pouvoir et d’influence considérables que la FNSEA, syndicat majoritaire, n’entend pas partager, alors même qu’elle rassemble tout juste 55 % des voix aux élections professionnelles, pour un corps électoral qui ne vote plus qu’à 60 %. Elle veut rester le seul interlocuteur légitime des pouvoirs publics. La notion de pluralisme syndical et, à plus forte raison, celle d’intersyndicale ne parviennent pas à s’incarner dans le secteur agricole.
Alors que les crises écologiques imposent des changements, une transition agroécologique est-elle encore possible dans un tel contexte ?
Elle est plus que jamais nécessaire, mais elle impose de changer de modèle, ce qui veut dire affronter plusieurs paradoxes : on ne pourra pas fermer nos frontières à l’importation tout en ayant l’ambition, avant tout, d’être une grande puissance exportatrice. On ne peut pas vouloir des agriculteurs nombreux tout en ne prenant pas les mesures nécessaires pour freiner l’agrandissement illimité des exploitations.
Elle impose aussi une nouvelle approche du métier d’agriculteur, qui n’a pas seulement pour mission de nous nourrir. Il est aussi le gestionnaire d’un espace – la moitié de la surface nationale – qui est un bien commun, ce qui implique d’articuler la production marchande avec la production d’un environnement riche en biodiversité et en qualité des sols et de l’eau, et de faire en sorte qu’il soit rétribué pour cela.
Les pouvoirs publics disposent de leviers importants pour orienter les pratiques, à travers les budgets et les réductions de charges dont bénéficie l’agriculture. L’ensemble de ces soutiens européens et nationaux représente un montant de plus de 13 milliards d’euros, orientés vers 380 000 exploitations.
L’Union européenne, à travers le Pacte vert et la vision « de la ferme à la fourchette » (« farm to fork »), a clairement dessiné un cap dont cette crise française et européenne montre tout aussi clairement qu’il n’est pas suffisamment partagé. La question est donc à nouveau posée de savoir comment construire la transition vers un nouveau modèle en ralliant à cette ambition une part significative des premiers intéressés, les agriculteurs eux-mêmes.
La réponse ne sera pas seulement technique et scientifique, mais aussi politique. Il convient donc de soutenir ceux qui se sont engagés dans un itinéraire réussi de transition agroécologique et de reprendre les négociations à l’échelle européenne.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Ce blog est ouvert à la contradiction par la voie de commentaires. Je tiens ce blog depuis fin 2005. Tout lecteur peut commenter sous email valide et sous anonymat. Tout peut être écrit mais dans le respect de la liberté de penser de chacun et la courtoisie. Je modère les commentaires pour éviter le spam et d'autres entrées malheureuses possibles. Cela peut prendre un certain temps avant que votre commentaire n'apparaisse, surtout si je suis en déplacement.