L'analyse de Claire Morgane Lejeune, doctorante en théorie politique sur la planification écologique et les politiques climatiques au Centre d'études européennes et de politique comparée (CEE) de Sciences Po. Article initialement publié par notre partenaire The Conversation France.
En 1960, décennie où la modernisation et l’industrialisation agricole bat son plein, l’économiste canadien Robert Mundell proposait de représenter les nouvelles contraintes qui s’appliquent aux économies nationales dans un contexte mondialisé.Selon le triangle d’incompatibilité qu’il formule, une économie ne peut concilier :
- un régime de change fixe ;
- l’indépendance de sa politique monétaire ;
- une mobilité parfaite des capitaux.
Ces dimensions sont compatibles deux à deux mais l’introduction du troisième élément vient nécessairement contrevenir aux deux autres ; toute tentative de maintenir les trois mène à des crises.
En 2002, l’économiste turc Dani Rodrik formulait un autre triangle d’incompatibilité, soulignant cette fois les contraintes politiques découlant de la globalisation capitaliste et pesant sur l’action des États et / ou les institutions démocratiques.
Ces deux triangles, s’appliquant pour l’un à la dimension macrofinancière et pour l’autre à la dimension institutionnelle et politique des effets de la mondialisation, soulignent les contraintes structurelles nées de l’ouverture tous azimuts des économies nationales, la perte de capacité d’action qu’il en coûte aux États et le risque pour les démocraties qui en découle.
Dilemme socio-écologique
La crise agricole qui se déroule actuellement en France comme dans le reste de l’Europe révèle un triangle d’incompatibilité plus fondamental encore : celui de l’Anthropo-capitalocène. Dans ce trilemme, on ne peut tenir ensemble (a) la bifurcation écologique et les transformations profondes qu’elle implique, (b) la satisfaction des besoins sociaux (c) le capitalisme mondialisé et l’impératif de compétitivité qu’il impose.
- Le modèle productiviste (I) allie la satisfaction (sur un mode consumériste) des besoins sociaux (a) et le capitalisme mondialisé (c), mais de manière extrêmement inégale et très manifestement non pérenne. Ce modèle s’est imposé à l’agriculture française entre 1940 et 1970 et a accompagné l’essor de la grande distribution et de l’agrobusiness. Ce mode de développement a amené le système alimentaire mondial à devenir l’un des principaux responsables de la dégradation du climat, contribuant directement à la sixième extinction massive de la faune et de la flore.
- Le capitalisme vert (II) de son côté peut partiellement et temporairement allier des formes plus ou moins profondes de décarbonation (b) et les structures d’accumulation du capitalisme (c) mais se heurte à des limites : le « découplage » entre niveau de croissance et émissions de gaz à effet de serre n’est pas assuré, et les tensions sociales liées à une décarbonation sans objectifs redistributifs risquent de générer de nouvelles inégalités.
La Banque mondiale ou encore l’Union européenne (UE) via son « Pacte vert » proposent des mesures pour décarboner l’agriculture et protéger mieux la biodiversité. Néanmoins, ces programmes demeurent cadrés en termes de compétitivité et de transformation de la nature en « capital ». Dans le programme « Farm to Fork » de la Commission européenne, il est ainsi question de « créer de la valeur actionnariale » et d’acquérir un « avantage compétitif », des « gains de productivité » et des « coûts réduits pour les entreprises » : la difficulté à résoudre le dilemme socio-écologique à partir d’un raisonnement « toutes choses égales par ailleurs », encore aligné avec la rationalité néolibérale, explique au moins en partie l’échec de ce programme lu pourtant par certains comme une volonté de changer profondément le modèle agricole.
Pour protéger la biodiversité, il est question d’« investissement dans le capital naturel » qui offre « des multiplicateurs économiques importants ». Ajoutons à cela le maintien des processus de signature d’accords de libre-échange (avec la Nouvelle-Zélande encore récemment), et se dessine un tableau où l’agro-industrie (« verdie » seulement à la marge et selon des logiques de valorisation capitaliste) et la globalisation agricole ne sont nullement remises en question.
Dans ces deux cas, le poids de la compétition mondiale et la pression à l’accumulation pèsent de tout leur poids, soit principalement sur la nature, les sols, le vivant, soit principalement sur les travailleuses et travailleurs agricoles – le plus souvent sur les deux conjointement – et mettent rapidement des limites aux gains sociaux ou écologiques envisageables : le modèle productiviste (I) a débouché sur un monde plus fracturé que jamais et où six des neuf limites planétaires sont dépassées ; le capitalisme vert (II) n’annonce pas pour autant la fin du capitalisme fossile ni celui des inégalités.
La bifurcation écologique sacrifiée
Les annonces du gouvernement français formulées le 26 janvier 2024, à la suite des actions du mouvement des agriculteurs en colère, indiquent clairement que le pôle du trilemme sacrifié sera majoritairement celui de la bifurcation agroécologique : annulation de la hausse de la taxe sur le gasoil non routier (GNR) ; remise sur la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE) ; mais surtout « choc de simplification » sur les normes environnementales.
Ces mesures ne font que renforcer le trilemme de l’Anthropo-capitalocène, en ajustant à la marge ses conditions et ses contraintes et en passant nécessairement par des compromis, soit sociaux, soit écologiques, sans remettre en cause les coordonnées du système dans lesquelles les crises émergent. Elles illustrent aussi l’essoufflement d’un mode de gestion des contradictions du capitalisme par ajustements ponctuels et bricolages stabilisateurs.
Le trilemme de l’Anthropocène se noue sur un sol mouvant, à mesure que l’urgence s’accentue et que les crises s’accélèrent. Il signifie aussi que séparer, même analytiquement, coût social et coût écologique fait de moins en moins sens : les rétributions « sociales » du modèle productiviste (I) ont en fin de compte non seulement des coûts écologiques, mais aussi des coûts sociaux systémiques incommensurables. Il n’y a qu’en jouant sur le haut du triangle (sur les coordonnées capitalistes de notre système agricole) qu’on peut résoudre le dilemme socio-écologique et unifier les intérêts de la terre et du travail.
Le caractère intenable de ce trilemme appelle donc un changement plus structurel : celui des règles du jeu de l’économie mondiale et européenne, et la récupération par les États de capacités de planification stratégique pour organiser proactivement la bifurcation agroécologique selon des principes de justice sociale.
Déjà la pandémie avait produit un réveil, démontrant la vulnérabilité d’une économie organisée autour de chaînes de production étendues mondialement. L’idée de souveraineté alimentaire fait d’ailleurs son chemin et les mesures protectionnistes prises dans le cadre de l’Inflation Reduction Act (IRA) aux États-Unis et du « Pacte vert » européen montrent que les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), hier gravées dans du marbre, ne sont aujourd’hui plus qu’écrites sur du sable mouvant.
La crise agricole peut donc cristalliser une bascule, avec une résolution du dilemme socio-écologique par une sortie du trilemme de l’Anthropo-capitalocène : défaire les règles du capitalisme mondialisé, sa gestion néolibérale et son impératif de compétitivité, plutôt que de rogner sur nos sols, nos vies, nos santés.
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