08/02/2024

Henri Mendras sociologue: "la fin des paysans" ouvrage paru en 1967

Article publié par lemonde.fr sous le titre "La Fin des paysans", par Laetitia Clavreul Le Monde le 01/08/2008
"Prémonitoire", l'adjectif est resté attaché à La Fin des paysans. Quand l'ouvrage sort, en 1967, le constat dressé par Henri Mendras (1927-2003) fait l'effet d'une bombe : le sociologue y prédit rien de moins que la disparition de la civilisation paysanne et son remplacement par une autre, technicienne. "C'est le dernier combat de la société industrielle contre le dernier carré de la civilisation traditionnelle", prévient-il en introduction.

Henri Mendras livre là le cumul de quinze années d'enquêtes dans la campagne française, et aussi américaine. Il y voit la disparition de l'"état de paysan" et l'émergence du "métier d'agriculteur", dans une période marquée par l'exode rural et la modernisation. Ce n'est pas tant le contenu du livre qui marquera que son titre. Un titre sans appel, qui fera intégrer par les Français la thèse défendue par Mendras. Voir plus sur Wikipedia (4).

L'ouvrage raconte le monde paysan d'alors (importance de la famille, autarcie...) et ses hésitations face au progrès. Il s'attarde sur l'étude de l'introduction du maïs hybride dans un canton des Basses-Pyrénées, où l'épi américain prend peu à peu la place du "grand roux basque". Mendras montre combien le paysan est "désorienté par une innovation qu'on lui présente sans conséquence sociale, alors qu'il entraperçoit l'aboutissement ultime dans un bouleversement complet de son système de vie". Et de lister ce que l'adoption du maïs hybride implique : achat de semences, d'engrais, de matériel agricole aussi, et donc recours à la spécialisation et à l'endettement.

Si les agriculteurs eux-mêmes n'ont pas lu La Fin des paysans, leurs dirigeants s'en sont chargés et l'ont critiqué, refusant de prendre le miroir que Mendras leur tendait. Pour ce dernier, la disparition de la civilisation paysanne était irréfutable, pour eux, elle était inacceptable.

Le large écho reçu par le livre vient de "l'épaisseur et la polysémie du mot "fin"", estime le sociologue Bertrand Hervieu, l'un des premiers dont Mendras a dirigé la thèse. Ce mot désigne la disparition d'une "société de transmission-assignation", car on naissait, travaillait et mourait paysan. Mais il évoque aussi l'amenuisement numérique des paysans dans la société. L'ancienne majorité qui devient minorité.

Entre le spécialiste de la sociologie rurale et son sujet, le malaise s'est installé. Poursuivant son étude du changement social, Mendras a élargi son terrain d'analyse, s'éloignant de l'agriculture. Quand il reprend la plume pour une postface ("La fin des paysans, vingt ans après", qui agrémente l'édition par Actes Sud), il revient sur la question : "L'auteur, si "scientifique" qu'il se veuille, n'est jamais tout à fait maître des consonances sentimentales qu'il provoque." Mais persiste : "Les événements m'ont donné raison : en une génération, la France a vu disparaître une civilisation millénaire, constitutive d'elle-même."

Si Mendras avait tenu à ne pas mettre de point d'interrogation à son titre, il avait conclu l'ouvrage par une question : "Et que sera un monde sans paysans ?" Quarante ans plus tard, la réponse paraît limpide, tant le modèle agricole qu'il voyait émerger est en crise. Pollution des eaux par les nitrates, élevages hors sol et monoculture en révèlent les limites.

Pour cette raison, le texte de Mendras montre aujourd'hui toute son utilité. "Ce qu'il a observé arrive certes à son terme, mais sa force, c'est d'avoir réussi à nommer un basculement", explique le chercheur François Purseigle, estimant qu'il faut désormais renouveler ce travail. "La sociologie rurale, un temps délaissée, bute sur la capacité à caractériser la fin du modèle productiviste et l'émergence d'une coexistence de différents types d'agriculture", reconnaît-il.

Si la France a fait, avec Mendras, le deuil de ses paysans, le monde agricole lui-même n'a pas tiré un trait sur le terme. Entre agriculteurs et sociologues, le désaccord persiste. "J'avais 20 ans à la sortie du livre, je l'avais lu de façon très naïve, le considérant comme parole d'évangile", se rappelle Christian Boisgontier, de la Confédération paysanne. Il lui a fallu des années de militantisme pour prendre du recul, puis il a dû "ramer à contre-courant". "Aujourd'hui encore, je fais partie de la race des paysans. Dans un contexte de hausse du cours du pétrole et de plafonnement des rendements, je considère même que le paysan a plus d'avenir que l'agriculteur", estime-t-il, se félicitant que son syndicat ait contribué à réhabiliter une qualification devenue péjorative. Derrière le terme paysan, c'est le travail qu'il définit : respect du sol, de l'animal qu'on n'élève pas en batterie, de l'arbre... et rejet de l'agriculture industrielle, qui a fait de l'exploitant agricole "un ouvrier spécialisé".

"Nous avons conservé un attachement particulier à la terre, à la vie locale et aussi à la famille, même si ce n'est plus le patriarche qui décide", explique Luc Guyau, président des Chambres d'agriculture, longtemps à la tête de la FNSEA. Lui qui a titré l'un de ses livres Le Défi paysan (Le Cherche Midi, 2000) estime que cela reste le terme fédérant le mieux éleveurs, céréaliers ou viticulteurs, qui ne se sentent pas tous agriculteurs.

Les sociologues ne sont pas de cet avis. "L'état de paysan tel que le définissait Mendras a bien disparu. Ce qui me gêne, dans le réemploi du terme, c'est qu'il renvoie à une réalité passée dont les jeunes ont voulu s'extraire, explique Bertrand Hervieu (voir 2). Aujourd'hui, on veut exprimer le dépassement du modèle productiviste, mais on ne progresse pas en régressant." "Ils se réfugient derrière ce terme parce qu'ils sont dans l'incapacité de caractériser leur métier", explique pour sa part François Purseigle. Il y voit de la pure nostalgie, et regrette l'utilisation d'un mot qui renvoie au régime de Vichy : "Paysans, cela sonne peut-être bien dans les discours, mais cela donne une image de solidarité qui n'a plus forcément cours." Lui les invite à trouver un autre terme, avec les sociologues. Pour rendre intelligible un réel complexe.

La Fin des paysans d'Henri Mendras. Actes Sud, 1992 (nouvelle édition).

 Plus à lire:

  1.  Le livre en google books
  2.  La fin des paysans 20 ans après | Cairns
  3. Retour sur la fin des paysans | ministère de l'agriculture 
  4. La fin des paysans | Wikipedia 

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