16/02/2024

Climat : « La transition énergétique est possible sans sortir du capitalisme »

nouvelobs.com

Révélons quelques secrets de fabrication. Quand nous avons commencé à réfléchir à l’organisation d’une conversation entre l’ingénieur Jean-Marc Jancovici et l’historien Jean-Baptiste Fressoz, nous avons cherché des voix plus « optimistes » que ces deux décroissants quant à l’avenir de la transition énergétique (pour eux, il est illusoire de penser que nous pourrons tout décarboner sans changer nos modes de vie). Mais voilà : où sont les technophiles conséquents ?

Dans le monde anglophone, ce courant est bien représenté (on peut même penser qu’il est majoritaire), comme le prouve le succès du livre « Not the End of the World » de la data scientist Hannah Ritchie – une compilation de signes et de statistiques qui rappellent les « bonnes nouvelles » (ventes de voitures électriques, etc.). En France, hélas, cette veine est souvent incarnée par des polémistes enchaînant les livres rédigés à la va-vite pour dénoncer des écologistes « anti-modernes » ou « anti-science ».

Au fil des discussions, on a quand même fini par nous diriger vers une personne plus modérée, un « solutionniste » revendiqué mais qui ne court pas les plateaux télés : Greg De Temmerman. Ce physicien, spécialiste de l’énergie et des technologies pour le climat, et chercheur associé à Mines-Paris PSL, a été directeur général du think tank Zenon, avant de rejoindre la Quadrature Climate Foundation. Nous l’avons joint alors qu’il venait de se plaindre sur X (anciennement Twitter) du niveau « lamentable » du débat sur la transition.

Pourquoi le débat sur la transition vous paraît-il « lamentable » en France ?

Greg De Temmerman Le terme est un peu fort, mais il traduit mon exaspération. Nous sommes englués dans des oppositions stériles. D’un côté, nous avons les « pro nucléaire » qui s’en prennent aux énergies renouvelables avec des arguments qui ont depuis longtemps prouvé leur inanité : elles seraient peu fiables parce que dépendantes du vent ou du soleil, ou bien trop gourmandes en minerais. De l’autre, les « pro renouvelables » continuent d’entretenir des craintes irraisonnées autour du nucléaire, alors que nous avons en France la chance d’avoir une électricité très décarbonée grâce à l’atome. Les travaux des experts de RTE sont assez clairs : il nous faudra électrifier notre économie dans les années à venir, nous aurons besoin de l’éolien, du solaire et du nucléaire. On retrouve ces mêmes dichotomies mortifères entre les partisans de la croissance verte et ceux de la décroissance. Ou bien autour du couple technologie-sobriété, comme s’il fallait choisir entre les deux !

Ne faut-il pas se réjouir que les promesses technologiques soient systématiquement soumises à une saine critique ?

Bien sûr qu’il faut pouvoir questionner nos choix technologiques. Mais attention à ne pas tomber dans l’excès inverse, dans le refus systématique de tout ce qui pourrait aider à décarboner notre économie au prétexte que ce serait une ruse de la raison capitaliste. Ma crainte est que cette défiance serve d’appui à ceux qui ont intérêt à ce que rien ne change : c’est ce que suggère une étude du Center for Countering Digital Hate. Les climatosceptiques ne disent plus : « le réchauffement est un mythe », mais « la transition est impossible ». Sans tomber dans la béatitude, il faut essayer de conserver ce que l’essayiste Hannah Ritchie appelle « l’optimisme actif ».

Prenez la voiture électrique. La fabrication des batteries est consommatrice de ressources et le poids des véhicules est trop élevé, c’est vrai ! Mais tous les calculs montrent que, malgré ces bémols, la transition du thermique à l’électrique est bonne pour le climat. Si l’on se débarrasse des œillères idéologiques, on s’aperçoit qu’il y a un chemin de décarbonation – le groupe III du Giec le démontre – qui ne nécessite pas un bouleversement complet de nos modèles ou la fin du capitalisme.

Ce que critiquent surtout les décroissants, ce sont les discours enthousiastes sur la transition énergétique alors que les émissions carbonées continuent d’augmenter.

Ils ont raison sur ce point : nous n’avons jamais autant brûlé de combustibles fossiles qu’aujourd’hui. Mais il faut raffiner ce fait « brut » pour y déceler les dynamiques à l’œuvre. Dans de nombreuses régions du monde, les émissions ont commencé à baisser. Dans l’Union européenne, elles ont diminué en 2023 de 8 % par rapport à 2022. En France, elles ont été réduites d’un quart depuis 1990. Cette seconde baisse s’observe même en incluant les bien importés, c’est-à-dire les émissions produites hors d’Europe pour fabriquer les objets que nous utilisons. Certes, c’est lent, mais ce n’est pas rien.

Mais d’autres pays, comme la Chine, continuent d’ouvrir des centrales à charbon…

En 2010, moins de 2 % de l’électricité chinoise était produite par l’éolien et le solaire. En 2022, on était à 13 %. Le taux d’utilisation des centrales à charbon est passé sous les 50 % et baisse régulièrement. On nous dit souvent qu’il ne faut pas espérer de rupture technologique, mais nous en avons sous les yeux avec le photovoltaïque ou les batteries lithium-ion ! Bien sûr que pour le moment, l’économie chinoise est encore tractée par le charbon, mais cela pourrait vite changer. Dans plusieurs pays, l’installation de renouvelables compense la hausse de la demande, ce qui signifie qu’il y a des substitutions à l’échelle locale. Les historiens ont raison de rappeler qu’il y a une inertie des systèmes énergétiques et que les transformations peuvent prendre des décennies, mais des innovations peuvent parfois se déployer très rapidement. Nous n’avons jamais essayé de « forcer » une transition énergétique. C’est la première fois que nous le faisons, principalement pour des raisons climatiques. Les comparaisons historiques sont donc limitées.

Depuis 1990, la part des fossiles dans la consommation énergétique mondiale n’a quasiment pas bougé, elle est toujours autour de 80 %…

C’est vrai, mais c’est parce qu’il a fallu du temps pour maturer les technologies nécessaires à la décarbonation. La densité d’énergie des batteries, par exemple, a été multipliée par deux en dix ans. Leur prix a baissé de 90 % en une décennie. Peu de gens le savent, mais nous avons passé le pic de vente des voitures thermiques en 2017-2018. Bien sûr, on peut me répondre qu’une bonne partie des voitures électriques tournent grâce à une électricité très carbonée, mais tout de même ! Je suis plus optimiste qu’il y a dix ans. Les dynamiques ne sont pas linéaires. En économie aussi, il y a des « points de bascule » : tout peut aller très vite. Il y a cinq ans, il était compliqué de trouver une station de charge de voiture électrique. Dans dix ou quinze ans, ce seront les stations à essence qui se feront plus rares. Ce sont des business qui fonctionnent avec très peu de marge. Une fois que les ventes vont diminuer, beaucoup vont mettre la clef sous la porte.

Pensez-vous qu’il nous faudra décroître ?

Je suis beaucoup moins catégorique que les décroissants quant à la nécessité de transformer de fond en comble nos sociétés. D’une part parce que je suis assez dubitatif sur la possibilité de mettre à bas le capitalisme dans les dix prochaines années. D’autre part parce que la transition doit permettre de « faire plus avec moins ». Des études montrent, par exemple, que nous aurons assez de lithium, de nickels et autres matériaux nécessaires à la construction des batteries. Par ailleurs, contrairement aux énergies fossiles que nous brûlons, il est théoriquement possible de recycler ces ressources – tout l’enjeu étant de réussir à le faire malgré la complexification croissante des objets. Chaque année, le monde consomme 15 milliards de tonnes de charbon, de pétrole et de gaz. L’Agence internationale de l’Energie prévoit en 2040 une consommation de 28 à 40 millions de tonnes de minerais pour les technologies bas-carbone. Ces minerais sont parfois très « dilués » dans les roches, mais la pression minière nécessaire au système énergétique devrait tout de même diminuer.

Vous vous revendiquez du « solutionnisme ». Pourquoi reprendre ce mot qui est souvent utilisé pour critiquer une pensée « ingénieur », aveugle aux déterminants sociaux ?

En France, quand on parle de « solutions », les gens pensent tout de suite « technologie », alors que le développement des transports en commun, c’est une solution ! Ce terme ne désigne pas forcément l’idée qu’une technologie miracle – un technofix – pourrait nous sauver.

Aux Etats-Unis, les écomodernistes – qui font quelques émules en France – trouvent absurde de vouloir freiner notre consommation énergétique. Pour eux, le réchauffement climatique est un problème surmontable par l’innovation. Vous sentez-vous proche de ce mouvement ?

Les écomodernistes ont mis en lumière un préjugé technophobe chez certaines écologistes. Ils ont aussi insisté sur le fait que l’environnement ne devient une préoccupation qu’au-delà d’un certain niveau de développement. Des Occidentaux peuvent difficilement aller faire la leçon à des pays qui sortent de la pauvreté : « Ne consommez pas, ce serait mauvais pour le climat. » C’est une difficulté à laquelle il faut se confronter. Mais au sein de ce mouvement, beaucoup ont dérivé, comme Michael Shellenberger, qui écrit maintenant des livres pour se moquer des écologistes « catastrophistes » sur un ton pamphlétaire et en relativisant l’importance du changement climatique. Ces essayistes développent le thème des sociétés à « haute énergie », qu’il serait absurde de vouloir faire revenir en arrière, ce qui leur permet de repousser toute hypothèse de sobriété. Je ne me reconnais pas là-dedans. Ce qui nous intéresse, ce n’est pas de brasser sans cesse plus de matière, mais d’assurer au plus grand nombre une qualité de vie suffisante. Comme le disait Amory Lovins, les gens ne veulent pas « plus d’énergie », ils veulent « des douches chaudes et des bières froides ». Evacuer complètement la question des usages, de la manière dont nous vivons, est un vrai problème parce qu’au-delà du climat, il y a l’utilisation des sols, la biodiversité, le bien-être mental. Il faut être rationnel : construire des voitures, même électriques, qui pèsent deux tonnes pour déplacer un homme de 70 kg, est une aberration.

Que vous inspire la phrase : « Il ne peut y avoir de croissance infinie dans un monde fini » ?

Le problème est que nous avons bien du mal à connaître ces limites. Pendant longtemps, on nous a dit qu’il n’y aurait pas assez de lithium pour assurer la transition vers le bas-carbone. Aujourd’hui, on s’en inquiète beaucoup moins, au vu des réserves découvertes. Bien sûr que l’homme s’inscrit dans un environnement limité, mais il peut élargir et transformer sa niche écologique grâce à son inventivité. C’est l’histoire que raconte le journaliste américain Charles Mann dans « The Wizard and the Prophet » : à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, nombre de gens ont prédit des famines de masse du fait d’une population mondiale en pleine expansion. Ces catastrophes ne se sont jamais produites parce que nous avons trouvé les moyens d’accroître la productivité agricole grâce à la « révolution verte ». Je n’oublie pas, cependant, que cette dernière a généré tout un tas de pollutions, notamment liées aux engrais azotés. Il faut une juste mesure, réfléchir aux conséquences de nos actes sans désespérer du génie humain.

Quadrature Climate Foundation

La Quadrature Climate Foundation a été épinglée par une enquête du « Guardian » parce que les philanthrophes qui l’alimentent ont aussi des intérêts financiers dans les fossiles. N’est-ce pas gênant ? Non, nous répond Greg de Temmerman : « Quadrature Climate Foundation est une fondation philanthropique indépendante financée par Quadrature Capital, un hedge fund qui, avec l’appui d’algorithmes, prend des positions “neutres au marché” – gagnantes indépendamment de la tendance haussière ou baissière. Ces philanthropes ont gagné de l’argent et souhaitent maintenant participer à la bascule vers un monde moins carboné. Nous sommes régulés par la Charity Commission anglaise et nous soutenons des recherches très différentes [PDF], y compris des actions pour accélérer la fermeture de centrales à charbon ou des campagnes contre l’ouverture de nouvelles unités fossiles ».


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