Un Etat agressif trahit, parfois, sa propre nervosité. En moins de vingt-quatre heures, l’Iran s’est affranchi d’une stratégie prudente observée depuis l’attaque du Hamas contre Israël, le 7 octobre 2023, et la guerre déclenchée dans la bande de Gaza. Les 15 et 16 janvier, le régime a lancé une série de frappes en Syrie, en Irak et au Pakistan. Les missiles balistiques qu’il a tirés, en représailles à des attaques sur son sol et contre ses alliés au Moyen-Orient, se voulaient une démonstration de force. Ils ont aussi représenté un pari risqué, « une erreur de calcul » aux yeux des experts, provoquant une crise diplomatique avec Islamabad et une riposte en règle sur son territoire le 18 janvier, ainsi que des protestations appuyées de Bagdad.
Depuis le 7 octobre, Téhéran a laissé ses affidés au sein de « l’axe de la résistance » ouvrir des fronts coordonnés au Liban, en Syrie, en Irak et au Yémen, en soutien au Hamas palestinien, tandis qu’il occupait le terrain de la diplomatie. Ses émissaires ont plaidé la fin de la guerre à Gaza et la désescalade régionale. « Le premier objectif iranien après le 7 octobre fut de ne pas tomber dans ce qu’il estimait être un piège israélien, celui d’une confrontation directe avec eux et les Etats-Unis, mais cela tout en dissuadant Israël d’étendre le champ de la guerre », analyse Ali Vaez, expert à l’International Crisis Group (ICG).
La stratégie que l’Iran a dès lors adoptée a été le fruit de tâtonnements, davantage que de calculs longuement mûris. « L’Iran a été surpris par le 7 octobre, qui a mis à terre ses calculs stratégiques préalables », souligne le spécialiste de l’Iran. Téhéran jouait la carte d’un apaisement régional depuis la signature, en mars 2023, d’un accord de détente avec son grand rival sunnite, l’Arabie saoudite. Des négociations indirectes étaient engagées avec les Etats-Unis pour obtenir une levée partielle des sanctions américaines. « Les deux pays prévoyaient de revenir à la table des négociations sur le nucléaire à la mi-octobre », précise Ali Vaez.
Crise de légitimité
« A un niveau stratégique, l’Iran essayait de parvenir à un nouveau niveau de dissuasion avec Israël, en mettant en place la possibilité d’une attaque multifront, du plateau du Golan, de Gaza, du Liban et de la Cisjordanie. Mais un essai en avril 2023 a montré que deux des fronts [la Cisjordanie et le Golan] n’étaient pas prêts », affirme encore l’expert de l’ICG. L’attaque sanglante menée le 7 octobre par le Hamas sur le territoire israélien, au prix d’environ 1 140 morts et de la capture de 240 otages, a bouleversé ce projet. Le slogan volontariste sur l’« unité des fronts » a rencontré la réalité des rapports de force et des calculs de risque. Au nom de représailles pesées au trébuchet, des fronts ont été allumés au Liban, en Irak et au Yémen, tandis que ceux de Syrie et de Cisjordanie restaient dormants.
La vague d’assassinats ciblés menés par Israël et les Etats-Unis contre des cadres de « l’axe de la résistance » depuis fin décembre, ainsi que les frappes américano-britanniques contre les houthistes au Yémen en janvier ont exposé la fragilité de la République islamique. L’illusion de sécurité qu’elle entretient sur son propre territoire a volé en éclats avec les attentats terroristes qui ont visé, le 3 janvier, à Kerman, les commémorations de l’anniversaire de la mort du général Ghassem Soleimani, l’architecte de cet axe tué dans une frappe américaine à Bagdad en 2020, au prix de 89 morts.
« Depuis le début de la guerre à Gaza, l’Iran ressent la pression de ses soutiens dans la région et à l’intérieur du pays, explique Hamidreza Azizi, chercheur à l’institut de recherche Stiftung Wissenschaft und Politik à Berlin. Les groupes de “l’axe de la résistance” sont entrés en jeu, défiant Israël chacun à leur manière, tandis que l’Iran, qui se veut le leader de l’axe, est resté à l’écart. C’est une chose lourde à porter pour elle en matière de prestige. Elle avait besoin de réaffirmer son pouvoir et d’envoyer à ses alliés régionaux le message : “Nous sommes prêts”. »
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Confrontée à une crise de légitimité depuis la vague de contestation provoquée par la mort de Mahsa (Jina) Amini en septembre 2022, la République islamique a voulu donner des gages à ses soutiens. Jusque parmi ses partisans les plus zélés, des voix s’élevaient pour critiquer le régime après l’élimination par Israël du général iranien Razi Moussavi le 25 décembre à Damas, puis de Saleh Al-Arouri, figure majeure du Hamas, et de Wissam Tawil, un commandant du Hezbollah, au Liban, début janvier. Des rassemblements ont été organisés par les membres de l’aile dure pour réclamer « une réponse ferme » contre les auteurs de ces « crimes ».
La revendication par l’organisation Etat islamique au Khorassan des attentats de Kerman a mis Téhéran dans une position difficile, quand bien même il affirme que le groupe djihadiste est une création d’Israël et de l’Amérique. « Les dirigeants iraniens n’avaient aucun intérêt à riposter contre un groupe terroriste dont le siège est très probablement en Afghanistan, un pays dirigé par les talibans que l’Iran ne veut pas antagoniser, estime Ali Alfoneh, expert de l’Arab Gulf States Institute à Washington. Afin de ne pas perdre la face, ils ont décidé de frapper des cibles choisies au hasard en Syrie, en Irak et, plus surprenant, au Pakistan. »
Cibles disparates
Les cibles sont très disparates : un présumé nid d’espions israéliens au Kurdistan irakien ; des membres de l’Etat islamique dans la province rebelle d’Idlib, dans le nord-ouest de la Syrie ; et le groupe Jaish al-Adl dans la province pakistanaise du Baloutchistan. Rien n’indique que les cibles désignées aient été touchées. Au total, sept personnes ont été tuées dans les trois pays – des civils selon les autorités locales. La riposte menée par le Pakistan a fait neuf victimes en Iran.
La logique qui a poussé à frapper le Pakistan, au risque d’une escalade avec cette puissance nucléaire, n’est pas évidente. « Les dirigeants iraniens ont pris conscience de leur erreur de calcul et tentent de contenir la crise », estime Ali Alfoneh. Le message adressé à Israël apparaît plus clairement dans les frappes menées en Irak et en Syrie. Il n’a pas échappé à l’Etat hébreu que les missiles balistiques tirés sur le Nord-Ouest syrien pouvaient atteindre Tel-Aviv. En 2022, en réponse à des assassinats ciblés organisés par les services israéliens, l’Iran avait déjà frappé Erbil. Motif invoqué : la capitale du Kurdistan irakien abriterait une antenne du Mossad et des hommes d’affaires kurdes seraient en lien avec Tel-Aviv.
L’Iran prend cependant le risque de s’aliéner des pays voisins amis pour ne pas viser directement les Etats-Unis et Israël. Téhéran a provoqué l’ire de Bagdad, résolu à achever le retrait des troupes américaines d’Irak, réclamé par les milices chiites pro-Iran. Ce retrait serait un gain concret pour l’Iran et ses alliés, de même que la possible libération des territoires encore occupés par l’Etat hébreu au Liban du Sud et des concessions saoudiennes dans le cadre d’un potentiel accord de paix avec les houthistes.
L’ambition de Téhéran va au-delà. Le régime aimerait participer à l’esquisse du jour d’après la guerre à Gaza, et plus largement à une nouvelle architecture de sécurité régionale. « La réduction de la crédibilité de la dissuasion régionale iranienne, combinée avec l’absence de voie de sortie sur le nucléaire entre l’Iran et l’Occident, contribuent à un pessimisme croissant, plaide Ali Vaez, de l’ICG. Si vous êtes à Téhéran et que vous percevez votre dissuasion régionale comme diminuée, et que votre programme nucléaire ne peut pas être utilisé comme levier à la table diplomatique, la conclusion logique consiste à s’avancer vers la dissuasion nucléaire. » Dans un entretien à l’Agence France-Presse, le directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique, Rafael Grossi, a expliqué jeudi que les Iraniens « restreignent la coopération d’une manière sans précédent » avec ses inspecteurs.
Source Le Monde Ghazal Golshiri, Hélène Sallon, Piotr Smolar
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