21/01/2024

Démondialisation ou désinisation ?

CHRONIQUE de Patrick Artus

Les économistes s'interrogent beaucoup sur la « démondialisation » d'une économie segmentée en deux camps idéologiquement opposés (pour le dire rapidement) : le « camp des démocraties » contre le « camp des pays autoritaires ». Mais observe-t-on réellement une réduction des échanges entre ces deux groupes de pays ?

Les conséquences d'une déglobalisation économique effective seraient très importantes. Les pays renonceraient à exploiter leurs avantages comparatifs (disponibilité des matières premières, compétences de la population active, niveau technologique) pour ne pas commercer avec des pays « ennemis », et accepteraient ainsi une perte d'efficacité économique, puisqu'ils devraient produire des biens pour lesquels ils n'ont pas d'avantages comparatifs et importer de pays « amis » des biens aux coûts de production élevés, afin d'accroître leur souveraineté économique et la sécurité de leurs approvisionnements. Le tout au prix d'une perte de pouvoir d'achat pour les consommateurs.

L'évolution du commerce mondial de biens semble confirmer l'hypothèse d'une « démondialisation ». Alors que la croissance du volume des exportations de biens a été deux fois plus élevée que la croissance du PIB mondial des années 1990 à la crise des subprimes en 2008, elles deviennent équivalentes de 2010 à 2019 ; et, depuis le milieu de 2022, le volume des exportations de biens est en baisse de 2 % sur un an, alors que le PIB mondial croît de 3 % par an.

Cet écart doit être rapproché de la très forte augmentation du nombre d'obstacles au commerce mondial recensés par le Fonds monétaire international, passé de 250 au début des années 2010 à 2 600 en 2022 : droits de douane, interdiction d'importer ou d'exporter certains biens, par exemple l'importation de relais de téléphone chinois dans les pays de l'OCDE, ou l'exportation de semi-conducteurs vers la Chine, etc. Mais est-ce véritablement le signe d'une déglobalisation de l'économie mondiale, ou bien d'une défiance, en particulier des pays occidentaux, vis-à-vis de la Chine ?

Rôle central du dollar
Si l'on regarde le commerce de biens en volume, les exportations ont bien baissé de 2 % sur un an au troisième trimestre 2023, et il apparaît que les exportations de biens de la Chine stagnent, et que les exportations du reste du monde vers la Chine ont nettement reculé en 2023. Il y a donc bien un recul du commerce mondial des biens, quelle que soit la provenance de ces exportations.

Mais il n'en est pas de même pour le commerce des services. Le volume des exportations mondiales de services est aujourd'hui en augmentation de 7 % en rythme annuel, plus rapide que celui du commerce mondial dans son ensemble. Il n'y a donc pas de démondialisation des échanges de services. La part des exportations de services dans le produit intérieur brut (PIB) est très élevée à Singapour, en Inde, en Suède, au Danemark ; elle est élevée au Portugal, au Maroc, au Royaume-Uni, en Finlande. En fait, les échanges de biens sont progressivement remplacés par des échanges de services.

L'évolution des investissements directs étrangers (IDE) est aussi un indicateur pertinent de l'ampleur de la démondialisation. On observe effectivement un effondrement des IDE en Chine, passés de 400 milliards de dollars (368 milliards d'euros) en 2021 à 15 milliards en 2023. Mais ce recul ne concerne que la Chine. Les IDE vers l'Amérique latine, l'Afrique, l'Asie du Sud-Est (Thaïlande, Malaisie, Vietnam, Philippines, Indonésie) et enfin vers l'Inde sont tous en forte progression entre 2020 et 2023.

Enfin, il n'y a pas de signe de déglobalisation financière, en dépit de la vente des réserves de change en dollars de la Russie et pour partie de la Chine, ou encore de la volonté affichée par un certain nombre de pays (Russie, Chine, Brésil…) de moins dépendre du dollar pour leurs transactions commerciales ou financières en le remplaçant par d'autres monnaies. Le poids du dollar dans les réserves de change mondiales est stable (59 %) depuis plusieurs années ; son poids dans les émissions obligataires internationales (48,5 %) progresse continûment depuis 2020 ; il atteint dans les transactions du marché des changes 88,5 % (sur un total de 200 %, puisque chaque transaction du marché des changes fait intervenir une devise achetée et une devise vendue), où il est en hausse depuis les années 2000 ; sa part dans la facturation du commerce mondial (48 %) se redresse nettement depuis 2019.

Au total, l'hypothèse d'une démondialisation de l'économie est douteuse. Il y a plutôt un recul des échanges de biens, progressivement remplacés par des échanges de services, et une défiance croissante vis-à-vis de la Chine comme partenaire commercial ou comme localisation des investissements directs, tandis que le rôle central du dollar reste incontesté.

Cette défiance envers la Chine provient, d'une part, des difficultés économiques de ce pays liées aux sanctions occidentales, mais surtout à son vieillissement démographique, avec un recul des gains de productivité et de la construction de logements, la faiblesse de la demande intérieure et des investissements ; d'autre part, du risque politique que représentent le durcissement idéologique et juridique du régime et la hausse de la probabilité d'un conflit entre la Chine et ses voisins asiatiques (Taïwan, Vietnam, Philippines…), soutenus par les Etats-Unis et le Japon.

Patrick Artus est conseiller économique de la banque Natixis 

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