L’Europe affronte une crise du pouvoir d’achat aux proportions inédites.
En 2022, l’inflation était de 9,6 % en moyenne dans les pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), et de 9,2 % dans l’Union européenne (UE), selon Eurostat. Or, les salaires n’ont augmenté dans le même temps que de 4,4 % dans l’UE, ce qui signifie une baisse des salaires réels de l’ordre de 2,4 % en Europe ; en Italie, les salaires réels se situent aujourd’hui à un niveau de 12 % au-dessous de ce qu’ils étaient en 2008. Le phénomène est mondial : l’Organisation internationale du travail (OIT) rapporte que, pour la première fois dans ce siècle, les salaires réels ont chuté (de 0,9 %) en 2022. En outre, les inégalités vont augmenter, car les plus précarisés consacrent une part plus importante de leurs revenus à des biens et des services essentiels tels que l’énergie, l’alimentation et la mobilité, dont les prix ont augmenté plus vite encore que les autres composantes des budgets des ménages.L’affaiblissement des syndicats, la mondialisation et la menace de délocalisations, le développement du travail précaire (y compris du travail sur des plates-formes) : tout cela contribue à expliquer que, partout, la part du travail en pourcentage du produit intérieur brut (PIB) diminue depuis les années 1980. Elle est passée, par exemple, de 66,1 % à 61,7 % entre 1990 et 2009 dans les pays de l’OCDE.
Or, en parallèle, émerge le sentiment que les salaires ne reflètent pas la véritable valeur du travail fourni. Au-delà du cas extrême des personnes offrant du temps non rémunéré au sein du ménage ou de la communauté (en majorité des femmes), le malaise est général : les professions les plus utiles socialement, qui relèvent du « care » ou de l’entretien des communs, sont les moins valorisées.
Dans une étude sur les emplois devenus « essentiels » lors de la pandémie de Covid-19, l’OIT a constaté que les « travailleurs essentiels » (qui sont le plus souvent des travailleuses) gagnaient, en moyenne, 26 % de moins que les autres, alors qu’un tiers au moins de cet écart ne peut pas s’expliquer par des différences de qualifications. En d’autres termes, les travailleurs et travailleuses qui fournissent des services vitaux à la société, dans des secteurs tels que la production et le commerce de détail alimentaires, les soins de santé, le nettoyage et l’assainissement ainsi que les transports, sont sous-payés.
Manque de reconnaissance
Rien d’étonnant à cela : alors que la véritable contribution du travail au bien-être général ne peut se limiter à la valeur ajoutée monétaire, le pouvoir de négociation des travailleurs dépend en grande partie de ce que le consommateur final du bien ou du service paiera. Or, les bénéficiaires des services que fournissent les employés du « care » ne veulent pas ou ne peuvent pas payer davantage. C’est une raison supplémentaire du malaise : en raison de la manière dont la valeur du travail est actuellement estimée sur le marché du travail, celui-ci sera d’autant moins bien rémunéré qu’il répond aux besoins des personnes à faibles revenus, plutôt qu’à la demande qu’expriment les ménages les plus aisés.
En outre, ce classement a une histoire : les tâches relevant du « care » ou de l’entretien des communs étaient traditionnellement accomplies gratuitement par les femmes dans les ménages et la communauté ; même après que ces tâches ont commencé à être rémunérées, les salaires ont été fixés à un niveau bas, ce qui traduit un manque de reconnaissance de la valeur, pour la société, du travail de reproduction (par opposition à celui de production).
Inverser cette tendance est possible. Les propositions que nous présentons ces jours-ci à l’Organisation des Nations unies veulent alerter sur cette injustice. Elles partent du principe que pour être « équitable » la rémunération doit tenir compte non seulement de la valeur économique créée par les travailleurs, mais aussi de la contribution qu’ils apportent à la société. A défaut de mieux aligner les rémunérations sur l’intérêt sociétal, les formations recherchées par les candidats à l’emploi et les biens et services fournis continueront de répondre non pas aux besoins de la collectivité, en particulier ceux des groupes à faible revenu, mais surtout à ceux des groupes les plus aisés. Ainsi, au lieu de concevoir des programmes d’aide aux plus démunis, les économistes deviendront des tradeurs ; au lieu de construire des logements à prix abordable, les architectes chercheront à bâtir des villas pour les ultrariches ; et ainsi de suite.
Plafonner les rémunérations
La rémunération telle qu’elle est calculée actuellement a pour effet pervers de ne pas encourager à répondre aux besoins des groupes les plus pauvres de la société et de gaspiller un énorme potentiel humain susceptible de se mettre au service de l’intérêt général. En outre, comme l’offre de biens ou de services destinés à ces groupes est insuffisante (à défaut d’une attractivité suffisante des professions qui y sont associées), leurs prix peuvent augmenter, ce qui entraîne une pénurie artificielle.
Il faut donc mieux rémunérer le travail qui a la plus grande valeur pour la société. Les États pourraient dresser une liste de biens et de services essentiels (dont la valeur est élevée pour la société) et veiller à ce que les travailleurs de ces secteurs voient leurs salaires augmenter ; ils pourraient aussi, à l’inverse, établir une liste des professions aujourd’hui hautement rémunérées alors qu’elles génèrent des externalités négatives et plafonner les rémunérations dans ces secteurs : le métier de tradeur, qui alimente la spéculation sur les marchés financiers, et les professions liées à l’extraction d’énergie fossile, à la production de pesticides, à la fabrication de plastique, à l’industrie du tabac et à l’industrie de la publicité n’ont pas besoin d’être encouragés.
Pour que ces prescriptions soient économiquement viables dans le secteur privé, des mesures d’incitation fiscale pourraient être adoptées et des subventions accordées afin de compenser la hausse du coût de la main-d’œuvre dans les secteurs que la société cherche à soutenir, tandis que, parallèlement, des impôts sur le revenu plus élevés pénaliseraient la rémunération excessive des professions à fortes externalités négatives.
En alignant les grilles des salaires sur l’intérêt général, l’on avancerait vers un monde du travail mieux équipé pour relever les défis de demain. L’injustice salariale n’est pas une fatalité. Au contraire, renoncer à la combattre, c’est risquer de nourrir le ressentiment et l’amertume.
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