04/10/2023

Dérives: la Cour des comptes sur le comité d'entreprise d’EDF

Les Sages de la rue Cambon ont décortiqué les comptes et les pratiques de ce puissant organisme, piloté par la CGT, qui gère de manière affolante 386 millions d’euros par an.

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Nous attendions cette fournée depuis 2011. Douze ans à patienter, mais le résultat est là, complet et attristant. Le Point a pu consulter le long rapport que consacre la Cour des comptes aux activités sociales des industries électriques et gazières, et mis en délibéré fin mai, après quatorze mois d'enquête.

Petit rappel crucial : nous parlons ici d'un organisme unique en France, qui répond au nom de Caisse centrale des activités sociales (CCAS), collaborant en lien étroit avec 69 antennes locales (CMCAS). Une galaxie maousse costaud. Et un ovni. Qualifié, par les médias, par effet de raccourci, comme le CE d'EDF ou comme « le plus puissant comité d'entreprise » de notre pays.


Jugez un peu. Il s'adresse à 665 216 personnes, salariées et pensionnées, ainsi qu'à leurs familles en leur proposant cantines, vacances, fêtes de Noël, billetterie spectacles et autres délices. Ces dispositions sont un élément constitutif du statut des salariés et retraités d'EDF, Enedis, GRDF, RTE, Engie, etc. ; et sont communes aux 154 entreprises du secteur de l'énergie et gérées à ce niveau, et non au niveau de chaque entreprise.

Pour régaler leur flopée de bénéficiaires, la CCAS et consorts disposent d'un pactole annuel d'environ 386 millions d'euros, versés par les entreprises du secteur comme le prévoient les textes – EDF étant le plus gros contributeur. Celles-ci mettent aussi à leur disposition des moyens humains qui représentaient 484 emplois équivalent temps plein en 2021, soit environ 25 millions d'euros d'aide supplémentaire. En revanche, d'après la Cour, il est impossible d'évaluer les détachements de salariés non facturés ou la mise à disposition gratuite de locaux par les entreprises… Qu'importe ! Ce budget n'a rien à envier aux grandes entreprises.

Nommer un commissaire du gouvernement

Lors de leurs précédents contrôles, en 2007 et 2011, les magistrats de la rue Cambon avaient relevé de nombreux dysfonctionnements et irrégularités dans la gestion du plus puissant CE de France. En 2011, ils s'étaient en particulier préoccupés de sa situation financière et de la passivité des principaux acteurs impliqués – État, employeurs, organisations syndicales.

« Depuis ces constats, plus de dix années se sont écoulées. […] Pour autant, sur bon nombre d'aspects, la Cour fait aujourd'hui le constat que la gestion des activités sociales demeure très insatisfaisante et que la situation financière des institutions qui en ont la charge reste particulièrement fragile », écrit-elle. Pour remettre un peu d'ordre dans les comptes et les pratiques, la Cour adressait, en 2011, des recommandations à la galaxie CCAS. Une seule a été suivie d'effet, et encore partiellement.  

La gestion de ce trésor est de la responsabilité des seuls représentants des membres du personnel, à savoir la CGT. En théorie, l'État détient d'importantes prérogatives de régulation et de contrôle. Mais la Cour des comptes regrette son inaction et émet un rappel au droit. Elle recommande à l'État d'exercer ses prérogatives réglementaires et de nommer un commissaire du gouvernement pour l'y aider. Les entreprises du secteur sont également interpellées. Il leur est rappelé que, bien qu'absentes de la gouvernance interne des activités sociales, elles doivent clarifier leurs relations avec les organismes sociaux.

Refacturation des charges de personnel

Attardons-nous sur les chiffres. Cette plongée nous offre un aperçu affolant de la gestion d'importantes ressources financières par la CGT aux commandes depuis des décennies. Au total, entre 2010 et 2021, le cumul des déficits comptables de la CCAS s'établit à 233,9 millions d'euros, en raison de 228 millions d'euros de déficits courants d'exploitation et 180 millions d'euros de dépréciations de titres et créances associées.

« Le cumul des déficits a été néanmoins contenu par les opérations de cession du patrimoine. […] Si un redressement des résultats est observé à compter de 2020, sa nature reste difficile à appréhender précisément au regard du contexte de crise sanitaire », nuance la Cour. Qui, toutefois, a du mal à contenir ses critiques. « L'absence d'exercice de projection financière pluriannuelle nuit aux capacités de pilotage de la CCAS », insiste-t-elle.

Elle rappelle que la trésorerie n'a pu être maintenue positive que par la mobilisation des excédents cumulés des contrats de prévoyance, que la CCAS a basculés en fonds propres à partir de 2010, et l'accroissement des dettes vis-à-vis des employeurs – notamment EDF – concernant, en particulier, les refacturations des charges des membres du personnel mis à disposition. « Le signal positif d'un retour à l'excédent du résultat opérationnel courant en 2021 [22,8 millions d'euros], après une première amélioration très nette en 2020, doit être considéré avec précaution. […] », écrit la Cour. Voici pour les grandes lignes comptables.

Choix historiques portés par la CGT

Mais à quoi sert ce magot de 386 millions d'euros ? Plus de la moitié est accaparée par les frais de structure des organismes sociaux, qui emploient près de 2 750 salariés permanents, dont 1 800 personnels administratifs, et une moyenne d'un millier de salariés non permanents. Ce très gros poids des charges de structure résulte en partie de choix historiques portés par la CGT. Les organismes sociaux privilégient une offre d'activités fondée sur une main-d'œuvre et un patrimoine propres, plutôt qu'un recours à des prestataires, qui peuvent se révéler moins chers.

La Cour évoque aussi « une organisation territoriale hypertrophiée ». Conséquence non négligeable de ces frais de structure : l'argent disponible pour financer des activités à destination des bénéficiaires ne s'élève finalement qu'à la moitié du budget initial.

Les séjours de vacances mobilisent, à eux seuls, 87,3 millions. La CCAS intervient aussi dans le domaine des assurances et de la prévoyance en proposant des contrats groupes. Les institutions sociales animent également une importante activité de billetterie.

En pratique, chaque année, une faible proportion des bénéficiaires profite des activités : 16,5 % des familles pour les séjours de vacances « adultes » en 2022, 18 % des enfants pour les séjours « jeunes », 23 % des salariés pour l'activité de cantine en 2021. Seule la couverture santé surcomplémentaire proposée aux retraités rencontre un certain succès (61 %) parmi les bénéficiaires potentiels.

Finalement, si près de 75 % des bénéficiaires ont, selon la CCAS, recours chaque année à au moins une des activités existantes – en prenant en compte les activités de billetterie sans subvention –, l'effort financier se concentre sur une faible part d'entre eux, pour des montants moyens unitaires élevés en 2021 : plus de 1 350 euros par famille partie en vacances – et même près de 3 000 euros en coûts complets –, 1 700 euros par jeune, 540 euros par bénéficiaire du fonds d'action sanitaire et sociale.

À noter que la CCAS revendique 665 000 bénéficiaires potentiels en 2021. Mais, en examinant de près ce chiffre, les Sages, eux, pointent 8 500 salariés de plus que le nombre d'agents statutaires actifs à cette date.

Festival de musique et club de foot

D'après les textes réglementaires, le budget des activités sociales doit financer « principalement » le soutien aux agents en congés maladie, l'aide en cas de sinistre, le soutien à toute institution sociale d'intérêt général, les dépenses de la médecine de soins et de l'action sociale et sanitaire, la participation à la construction d'immeubles d'habitation pour les membres du personnel. Seule l'activité de cantine est exclue de manière explicite depuis 2017. Mais tout cela est trop flou selon la Cour. Et laisse planer le doute sur certaines interventions. Les Sages nous régalent d'exemples.

Ainsi apprend-on que la CCAS organise des manifestations culturelles comme ce festival de musique des jeunes agents de Soulac-sur-Mer (Gironde). En 2018, il a accueilli 15 000 festivaliers pour un budget direct de la CCAS de 1,835 million d'euros auxquels s'ajoute la prise en charge, par les CMCAS, de la moitié de la participation financière de 70 euros demandée aux bénéficiaires, soit environ 500 000 euros supplémentaires.

Généreuse contribution
Les gestionnaires des organismes déplorent la baisse des contributions depuis une dizaine d'années (- 23 %), mais elles représentent 4,4 % de la masse salariale des entreprises du secteur de l'énergie. Il s'agit encore aujourd'hui d'un « effort considérable » (dixit la Cour) comparé à la moyenne des budgets d'activités sociales des comités sociaux d'entreprise des autres secteurs, estimée en 2013 autour de 0,8 % de la masse salariale.

La CCAS soutient aussi l'Association française d'amitié et de solidarité avec les peuples d'Afrique ou Avenir social pour les « adapter aux réalités actuelles ». Elle se passionne également pour le ballon rond. Chaque année, elle alloue environ 100 000 euros au GFCA (Gazelec Football Club Ajaccio) Omnisport, contre de très faibles contreparties pour lesquelles aucun justificatif n'a été transmis à la Cour.

Laissons celle-ci poursuivre : « En 2015, la CCAS a par ailleurs cédé à une SCI de l'association Gazelec Football Club d'Ajaccio, rattachée au GFCA Omnisport, le stade Ange-Casanova pour un montant d'un million d'euros dans des conditions très contestables, notamment au regard des facilités de paiement accordées au preneur. Dans tous les cas, depuis 2019, la CCAS ne perçoit plus les remboursements tel que convenu à l'origine. De plus, la société GFCA Football a été placée en liquidation judiciaire en 2022. »

Un week-end de trois jours en Grèce

Qu'il a été difficile pour la Cour des comptes de travailler sur ce dossier. Elle glisse d'ailleurs avoir eu des difficultés « pour obtenir des documents et des réponses de la part de la CCAS, et par d'autres organes de contrôle externes ». Elle énumère des cas de non-respect des règles de gestion émises par les institutions sociales elles-mêmes. « Contrôle et audit interne n'ont pas non plus réussi à trouver leur place au sein de la CCAS malgré les tentatives d'instauration d'un comité d'audit et d'une Inspection générale », insiste-t-on rue Cambon.

La Cour vise notamment les conditions d'octroi de primes ou d'indemnités, des remboursements ou prises en charge de frais de déplacement ou de transport pour les salariés, des remboursements de frais d'élus, des décisions financières prises en l'absence de délibération des instances de gouvernance, etc. N'en jetez plus !

On apprend ainsi qu'une des caisses – la CMCAS des Hauts-de-Seine, pilotée alors par la CFDT – a financé un week-end de trois jours, en Grèce, en 2019 à hauteur de 18 894 euros. Aucun des vingt-sept participants n'a abondé. Ont-ils travaillé ? Non, d'après la Cour des comptes, « le programme de ce voyage comprenait uniquement des visites et des repas, à l'exclusion de toute réunion de travail ». Qui sont les heureux bénéficiaires de cette escapade ? Des salariés de cette CMCAS, mais aussi sept élus – syndiqués –, dont cinq membres du bureau de cette même caisse ayant participé au vote sur la délibération décidant de cette escapade, ainsi que deux salariés d'une association à laquelle adhère la CMCAS 92 visée. La Cour évoque une « pratique qui s'était déjà observée par le passé ».

Autre exemple de remboursement sans justificatif : quatre séminaires de formation à destination des élus, organisés par trois fédérations syndicales différentes et représentant un montant total de 118 000 euros. Dans un autre registre : au sein d'une CMCAS, les frais de déjeuner du président et du trésorier ont été quotidiennement pris en charge en 2020 et en 2021, et pas seulement à l'occasion de réunions. Dans une autre CMCAS, le président a demandé le remboursement de frais très importants de restaurants, avec invités, la plupart du temps sur des week-ends ou des jours fériés.

« Insuffisance du contrôle interne »

La Cour des comptes raconte n'être pas la seule à déplorer le manque de transparence. Elle cite le rapport des commissaires aux comptes (CAC) sur les comptes financiers de la CCAS de 2021 : « Le niveau d'avancement des travaux de l'audit interne et le déploiement des nouveaux outils informatiques, qui doivent permettre d'améliorer la formalisation du contrôle interne, ne nous permettent pas de nous appuyer sur les éventuelles forces de contrôle interne. »

Cette appréciation des CAC perdure sans discontinuer depuis 2011 : « À ce jour, le contrôle interne, toujours insuffisant, doit être amélioré pour renforcer l'assurance raisonnable que les comptes annuels ne comportent pas d'erreur significative […]. » Elle a d'ailleurs conduit ces derniers à facturer, de 2016 à 2020, des honoraires complémentaires pour « insuffisance du contrôle interne » pour un montant cumulé de 570 291 euros.

Absentéisme au sommet
La CCAS fait face à un taux d'absentéisme particulièrement important : en incluant tous les salariés y compris en CDD. Il atteint 8,5 % contre moins de 5 % dans toutes les autres entreprises, selon plusieurs instituts de sondage.

Encore plus étourdissant, on découvre que la CCAS a été assignée par son propre comité social d'entreprise pour délit d'entrave, mise en demeure par ce même comité pour non-mise en place de la base de données économiques et sociales (BDES) et s'est vu reprocher en CSE les délais excessifs de communication de documents aux experts mandatés dans le cadre des droits d'alerte.

Rappelons que la CCAS est gérée par des organisations syndicales – en l'occurrence, la CGT a la clé de la maison –, et que le CSE de la CCAS est entre les mains de la… CGT. Oups, quand des camarades se rebiffent contre les méthodes de leurs camarades… Cette CCAS a, de plus, été mise en demeure à plusieurs reprises par l'administration fiscale et l'Urssaf dans le cadre des différents contrôles entre 2010 et 2021.

Des observations « politiques »

« À l'aune de ces différents constats, la Cour estime que les progrès réalisés depuis 2010, incluant le meilleur encadrement des moyens alloués aux activités sociales au terme de la réforme de 2017, restent insuffisants, loin, en tout état de cause, des réformes en profondeur de la gestion des activités sociales qu'elle appelait de ses vœux en 2011. Ainsi perdure une gestion coûteuse, parsemée de pratiques contestables, voire irrégulières, qui limite, en définitive, l'accès des bénéficiaires aux activités sociales et culturelles, en dépit des moyens très importants dont disposent les institutions sociales des IEG », résument les Sages.

Pour ne pas déroger à leurs habitudes, ils formulent, dans leur conclusion, une série de recommandations afin d'améliorer « le service rendu aux bénéficiaires ». Leurs idées : rendre la gouvernance des institutions sociales plus efficiente ; simplifier une organisation particulièrement complexe et coûteuse ; optimiser l'emploi des moyens fournis par les entreprises au profit des bénéficiaires ; améliorer les pratiques de gestion. Et ils adressent à l'État un rappel au droit.

Évidemment, ce rapport n'a guère plu du côté de la CCAS et de ses succursales, à qui la Cour a transmis une copie de son rapport il y a quelques semaines. Le Point a pu consulter leur réponse concoctée fin septembre. Pour commencer, ces organismes sociaux regrettent de devoir limiter leur courrier à cinq pages, comme il leur aurait été demandé.

Selon eux, les observations de la Cour sont éminemment « politiques » et remettent en cause le modèle de la CCAS. Cette dernière insiste : la majorité des difficultés ne sont pas de son fait. Et vante même ses performances financières en 2022, avec, affirme-t-elle, un résultat net excédentaire de 18,6 millions. « Les efforts de gestion sont bien réels même s'ils ne sont pas ceux recherchés par la Cour, la CCAS s'inscrivant en opposition à toute politique ultralibérale. »


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