Dans un entretien au Monde, le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, revient sur les questions géopolitiques et de défense. Selon lui, « une Europe plus forte, c'est un allié plus fort pour notre allié américain ».
Depuis début avril, les prises de position des différents dirigeants européens sur la Chine montrent une Europe apparemment divisée sur son rapport avec ce pays. Comment gérer cette cacophonie ?
Nous ouvrirons un premier débat, ce lundi [24 avril], avec les ministres des affaires étrangères sur ce sujet, et en juin, les chefs d'État s'exprimeront. Sur le fond, ce qu'il y a de nouveau, c'est la prise de conscience que le système mondial risque de se fragmenter, de se diviser en grands blocs, l'un autour des Etats-Unis, l'autre autour de la Chine. Soit la création de deux écosystèmes technologiques différents, déconnectés, et le danger potentiel que cela dégénère en conflit. C'est aussi le rôle de l'Europe d'éviter cette confrontation. Quoi qu'on pense de la Chine, elle est incontournable sur les grands sujets globaux comme le climat ou l'endettement des pays pauvres.
C'est évidemment aussi un concurrent économique, mais je rappelle que d'autres grands pays, comme les Etats-Unis, le sont également. La question la plus importante, cependant, reste celle de la rivalité technologique et de notre dépendance à l'égard de ce pays. Nous avons longtemps bénéficié de biens chinois peu chers. Désormais, la Chine a changé et produit des hautes technologies. Et c'est de cela que nous devons discuter.
Et sur Taïwan, qui a valu à M. Macron de sévères critiques ?
Notre position n'a pas évolué. Nous sommes pour le statu quo sur le détroit de Taïwan.
Vous avez dit : « Sans le vouloir, Vladimir Poutine a contribué à provoquer l'Europe géopolitique que nous espérions » ; est-ce la réalité ou un vœu pieux ?
Rien ne nous unit plus qu'un danger et un ennemi communs. C'est un puissant facteur d'unité. La guerre d'invasion de la Russie nous a fédérés et a renforcé l'union transatlantique. En même temps, la guerre a jeté la Russie dans les bras de la Chine, poussant à la création de ces deux écosystèmes différents, fermés l'un vis-à-vis de l'autre. Et c'est là que l'on se rend compte qu'il y a un risque de dépendance. Pour y répondre, il faut réduire les risques et renforcer l'autonomie stratégique de l'Europe.
Vous validez donc ce concept porté par M. Macron, qui est particulièrement critiqué sur ce point après avoir évoqué un risque de devenir un « vassal » des Etats-Unis ?
Sans autonomie, nous restons dépendants. Et si ce terme gêne et suscite un rejet chez certains, parlons de responsabilité stratégique. Je ne vois pas en quoi cela peut nuire aux rapports transatlantiques. Une Europe plus forte, c'est un allié plus fort pour notre allié américain. Sans équilibre, on en revient au terme utilisé par le président de la République.
L'Ukraine a pourtant démontré que l'Europe était dépendante des Etats-Unis pour sa sécurité…
Je n'arrête pas de le dire depuis 2019. Notre capacité de défense est très en dessous du minimum requis pour faire face aux défis du monde. Donc, il nous faut à la fois augmenter nos budgets de défense et nos capacités, en profitant du fait que nous sommes vingt-sept, et coordonner mieux les efforts.
En mars, vous avez promis un million de munitions à l'Ukraine. Cela avance-t-il ?
En quelques semaines, les États membres ont apporté à l'Ukraine pour plus de 600 millions euros d'obus et ils seront remboursés à hauteur de la moitié de cette somme. Sur les commandes à passer, le travail est en cours. Les grands pays de l'Union ont chacun leur propre système d'achats et ils préfèrent l'utiliser. Ce n'est pas un problème. Il y a également une discussion autour des commandes financées par l'argent européen qui devraient aller à la seule industrie européenne.
Certains arguent que cela va permettre d'accélérer notre industrie de défense, d'autres que l'on devrait pouvoir acheter ailleurs. Encore une fois, on en revient à la question de l'autonomie. La priorité, c'est l'Ukraine, pas la politique industrielle. Mais à moyen terme, il faut la développer, sans cela, ce sera utopique de parler de capacité de défense propre.
Depuis le début de la guerre, les Européens sont restés unis, mais sur la préparation de l'après-guerre, des divergences existent. Comment envisagez-vous la suite ?
Malheureusement, et je le dis avec tristesse, l'après-guerre n'est pas pour demain parce que Vladimir Poutine ne veut pas céder. Le printemps et l'été seront dominés par la guerre. Je sais bien qu'il faut commencer à préparer la paix, mais elle s'établira en fonction du rapport de force sur le terrain. L'Ukraine devra être en position de force au moment où elle va négocier la paix. Ne soyons pas dupes.
En 2024, l'élection présidentielle américaine pourrait entraîner un changement de cap sur le soutien militaire de l'Ukraine. Étant donné nos capacités, cela vous inquiète-t-il ?
Les électeurs américains sont libres de leur choix. Et nous n'agissons pas parce que les Etats-Unis le veulent mais parce que nous y croyons. Sur notre politique commune de défense, nous avançons au rythme que nous nous étions fixé dans notre boussole stratégique en 2022, pas plus vite. Quelquefois c'est regrettable. Nous avions ainsi décidé de travailler sur une capacité de déploiement rapide qui pourrait sécuriser un aéroport pour y organiser une mission d'évacuation. Aujourd'hui, nous en aurions besoin pour évacuer Khartoum. La réalité nous montre qu'il faut agir plus rapidement.
Source Le Monde
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