Les biologistes se rebiffent. Après la grève massive du 14 novembre, les laboratoires d’analyses médicales ont à nouveau fermé leurs portes jeudi 1er décembre. Ils protestent contre le coup de rabot de 250 millions d’euros exigé par le gouvernement dans le cadre du budget 2023 de la Sécurité sociale. Un effort que l’exécutif estime justifié, vu à quel point l’activité des labos a été dopée par la pandémie de Covid-19.
Ils ont en effet réalisé plus de 120 millions de tests PCR depuis mai 2020, ce qui a généré une manne considérable : la filière a vu son chiffre d’affaires décoller de 85 % entre 2019 et 2021, passant de 5,1 à 9,4 milliards d’euros. L’Assurance maladie estime avoir déboursé 7,3 milliards d’euros entre mars 2020 et juillet 2022 pour financer les dépistages réalisés par les laboratoires privés.
Les actionnaires de ces structures peuvent se frotter les mains, d’autant que les pays voisins n’ont pas non plus lésiné sur les remboursements de tests Covid. Le laboratoire Eurofins Scientific, groupe coté en Bourse qui réalise 20 % de ses ventes en France, a par exemple vu son chiffre d’affaires bondir de 4,6 milliards d’euros en 2019 à 6,7 milliards en 2021, dont « 1,4 milliard provenant des tests et réactifs cliniques liés au Covid-19 ». Cela ressemble à un jackpot.
« La Sécu a probablement payé trop cher les tests Covid », Alain Milon, Mecss
Au-delà des ventes, c’est l’évolution des profits des laboratoires qui interpelle. Dans un rapport de juillet 2022, la Caisse nationale d’assurance-maladie (CNAM) souligne la forte hausse de l’excédent brut d’exploitation (EBE) du secteur, qui représentait 23 % de son chiffre d’affaires en 2020 contre 19 % l’année précédente. Un ratio très élevé quand on le compare à des industries comme l’aéronautique (6 %), l’alimentation (4 %) ou l’automobile (2 %). Au premier semestre 2021, l’EBE du groupe franco-allemand Synlab a été multiplié par plus de sept…
« Ces niveaux de rentabilité atteints en partie en raison de la crise Covid justifient pleinement une révision à la baisse de certains remboursements des tarifs réglementés », juge la députée Renaissance Stéphanie Rist, rapporteure générale de la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale.
Car si les ventes ont décollé, les investissements en instruments nécessités par le Covid-19 se sont avérés, eux, tout à fait gérables. Le groupe Cerba, qui a dégagé un chiffre d’affaires de 1,3 milliard d’euros en 2021, a consacré la modeste somme de 25 millions d’euros d’investissements en matériel Covid, soit moins de 2 % d’une année de ventes – sachant que ces investissements sont amortis sur plusieurs années.
Même s’il faut y ajouter l’achat des réactifs, ce montant est peu impressionnant quand on le compare aux « recettes Covid ». Interrogé par Alternatives Economiques, le médecin et sénateur Alain Milon, membre de la Mecss (Mission d’évaluation et de contrôle de la Sécurité sociale), évoque des « sur-profits » et confie que « la Sécu a probablement payé trop cher les tests Covid », étant donné que les machines acquises pour les réaliser ont été particulièrement vite amorties.
Concentration et financiarisation
Les profits mirobolants des leaders de la biologie médicale ne datent pas d’hier. Le paysage concurrentiel a radicalement changé depuis le début du siècle. Le secteur, qui comptait 5 000 sociétés en 2008, n’en recense plus qu’environ 400 aujourd’hui. Cette concentration rapide a été accompagnée par l’arrivée de fonds d’investissement attirés par les niveaux attractifs de bénéfices. Résultat des courses, « en 2021, les six plus grands groupes (Biogroup, Cerballiance, Inovie, Synlab, Eurofins et Unilabs) concentrent 62 % des sites », indique la Cnam. Les laboratoires indépendants et les coopératives comme Les Biologistes Indépendants (LBI) ne pèsent plus qu’un tiers du total.
Des investisseurs, majoritairement étrangers, rachètent des groupes pour les revendre quelques années plus tard avec de belles plus-values. Les géants du secteur justifient les rachats à la chaîne par la nécessité de générer des économies d’échelle. « Ce que l’industrie privée a été capable de faire aux côtés des pouvoirs publics » pendant la crise du Covid-19 « a démontré l’intérêt d’avoir des entreprises structurées, organisées, maîtrisant la chaîne d’approvisionnement », justifie le patron de Synlab dans une interview aux Echos en 2021. « La biologie médicale est une discipline médico-technique qui nécessite de lourds investissements », renchérit l’APBM.
« Depuis 2010, un très petit nombre de groupes financiers font l’acquisition de laboratoires pour des prix de plus en plus vertigineux, dépassant parfois 300 % ou 400 % du chiffre d’affaires », selon les Académies de médecine et de pharmacie
Un calcul simple questionne cette affirmation. Prenons les comptes du groupe Synlab. Ce dernier, coté à la Bourse de Francfort, a dégagé 658 millions d’euros de profits en 2021. Or, ses immobilisations corporelles et les droits d’utilisation de ses bureaux et équipements représentaient 853 millions d’euros à fin 2021. Cela signifie que les montants investis dans ses machines et équipements lui « coûtent » à peine plus d’une année de bénéfices. On est loin d’industries vraiment consommatrices en ressources comme la chimie ou l’automobile…
Ces rapprochements financés par des fonds d’investissement ont donné lieu à des optimisations. Beaucoup de laboratoires ont été convertis en centres de collecte où sont réalisés les prélèvements (de sang, urine, etc.), mais pas les analyses. Les échantillons sont ensuite envoyés dans des plateaux techniques régionaux. Les investissements sont ainsi mutualisés entre plusieurs labos.
Cette évolution du secteur pose néanmoins problème. Les niveaux de valorisation des laboratoires, c’est-à-dire le prix auquel ils sont achetés et vendus entre investisseurs, ne cessent d’augmenter. Au point que l’endettement des leaders devient préoccupant. Dès janvier 2015, le groupe Cerba rachetait son confrère Novescia pour 275 millions d’euros, soit onze fois son EBE. A titre de comparaison, « lors d’une vente entre personnes physiques limitées par leur emprunt bancaire sur dix ans, la valeur se situe généralement dans une fourchette comprise entre quatre et sept fois l’EBE », pointe le site VieDeBio. Suite à l’annonce, l’agence de notation Fitch avait revu la perspective de la dette de Cerba de « stable » à « négative ».
Les rachats à plus de dix fois l’EBE sont, depuis, devenus courants. Or, à ce niveau, le remboursement de la dette et des intérêts devient tellement important que la structure financière se détériore. Ce qui peut obérer la capacité d’investissement future. Les Académies nationales de médecine et de pharmacie s’en inquiètent. Dans un rapport commun publié cette année, elles relèvent que « depuis 2010, un très petit nombre de groupes financiers font l’acquisition de laboratoires pour des prix de plus en plus vertigineux, dépassant parfois 300 % ou 400 % du chiffre d’affaires ».
Bulle spéculative
La pandémie de Covid-19 n’a pas freiné les ardeurs des financiers.
« Les groupes de biologie jouissaient déjà d’une incroyable rente de situation. Une bulle spéculative était en train de se former avant la crise sanitaire. On aurait pu croire que le Covid-19 pousserait les leaders à se désendetter mais pas du tout, c’est l’inverse qui s’est produit », tacle un haut cadre de la fonction publique du système de santé. « Nos interlocuteurs dans ces groupes se sont endettés à des valeurs tellement élevées qu’ils en ont perdu le sens des réalités. C’est un milieu gavé d’argent. »
De fait, les valorisations continuent de flamber. En juin, le groupe Inovie a racheté Bioclinic pour 500 millions d’euros, soit cinq années de chiffre d’affaires.
Début 2021, le fonds d’investissement français Ardian, ex-Axa Private Equity, avait acquis 60 % du capital d’Inovie par le biais d’un LBO (leveraged buy-out) ou « rachat par effet de levier ». Il s’agit d’une acquisition financée par de la dette qui est ensuite remboursée grâce aux profits de l’entreprise achetée. Lors de ce montage financier, Inovie a été valorisé 1,5 milliard d’euros. Le groupe a contracté un emprunt de 915 millions d’euros qui doit être remboursé grâce aux bénéfices futurs de ses laboratoires. Ardian s’est allié pour l’occasion avec le fonds de pension néerlandais APG et avec Mubadala et GIC, les fonds souverains d’Abu Dhabi et de Singapour.
On pourrait s’étonner qu’une entreprise dont la majorité des ressources provient de l’Assurance maladie française soit détenue par des investisseurs étrangers. Pourtant, c’est loin d’être un cas isolé. En 2018, Biogroup a levé 180 millions d’euros auprès de la Caisse de dépôt et placement du Québec. En décembre 2021, le fonds britannique Apax Partners a cédé au groupe danois AP Moller la société suisse Unilabs, très présente en France, qu’elle détenait depuis 2017. AP Moller est la maison mère de Maersk, numéro deux mondial des porte-conteneurs, dont les profits ont explosé à la faveur du Covid-19.
Rachats en cascade
En mars 2021, la majorité du capital de Cerba a été rachetée par le fonds suédois EQT à une valorisation de 4,5 milliards d’euros, alors que le groupe valait moins de 2 milliards lors du précédent LBO en 2017. « Cerba Healthcare n’est autre que l’un des plus gros LBO français de l’histoire », précise le site financier Agefi. L’opération de 2021 était le sixième LBO successif de Cerba... Le fonds de pension canadien PSP est le deuxième actionnaire du groupe qui réalise 80 % de son chiffre d’affaires dans l’Hexagone. En juillet 2021, un investisseur tricolore, Bpifrance, a ensuite rejoint le consortium.
Comment expliquer une telle emprise de fonds étrangers alors que la loi prévoit que les biologistes détiennent au moins 75 % des parts des laboratoires ? Il faut revenir vingt ans en arrière pour le comprendre.
« La loi Murcef de 2001 a assoupli le régime de détention du capital des sociétés d’exercice libéral (SEL). Une loi du 30 mai 2013 a ensuite réformé la biologie médicale en revenant sur cet assouplissement et en fixant des règles plus contraignantes. Mais, il demeure des montages juridiques complexes, parfois réalisés avec des sociétés créées avant 2013 ou l’intermédiaire de sociétés de biologistes implantées ailleurs dans l’Union européenne, qui aboutissent à un contournement de ces règles », décrit la députée Stéphanie Rist.
Explication. Entre 2001 et 2013, des biologistes n’exerçant pas dans une SEL pouvaient y être majoritaires. Cela a permis à des fonds d’investissement de passer par des entreprises de biologie étrangères pour prendre des participations majoritaires dans des labos français. Par exemple, un fonds de pension anglo-saxon pouvait posséder 100 % des parts d’un labo allemand, pays à détention de capital libre, qui lui-même rachetait des labos français.
L’Etat laisse faire
En 2022, le syndicat Les Biologistes Médicaux a assigné le groupe Synlab devant le tribunal de grande instance de Paris. Né en 2015 de la fusion de l’Allemand Synlab et du français Labco, le groupe Synlab est entré en Bourse l’an dernier. En février 2022, il avait pour principaux actionnaires le fonds d’investissement britannique Cinven (43 %), la société danoise Novo Nordisk Foundation (17 %) et le Régime de retraite des enseignants de l’Ontario, un fonds de pension canadien (8 %). Sans que l’Etat ne trouve rien à redire.
Effectivement, ces contournements de la loi de 2013 ne font l’objet d’aucune sanction. Alternatives Economiques a contacté les agences régionales de santé, le ministère de la Santé et Bercy pour savoir qui surveille la répartition du capital des labos : ces trois administrations se renvoient la balle.
« L’ensemble de l’appareil réglementaire censé limiter la financiarisation de la biologie médicale se révèle parfaitement inopérant. Ce phénomène n’a pu être contré ni par les Ordres professionnels, ni par les ARS, faute de texte adapté et applicable », peut-on lire sur VieDeBio.
Le problème reste donc entier. En achetant des groupes puis en les revendant plus cher quelques mois ou années plus tard, les fonds étrangers s’enrichissent sur le dos de la Sécurité sociale, donc des contribuables français. Les pouvoirs publics laissent faire.
La pandémie a porté les bénéfices à des niveaux historiques, alimentant encore la bulle financière de la biologie médicale. La remontée des taux par la Banque centrale européenne pourrait cependant entraîner une diminution de 10 % à 15 % des valorisations dans les dix-huit mois à venir. Dans ce contexte, les labos craignent que la baisse des tarifs souhaitée par le gouvernement mène certaines sociétés au surendettement et à la faillite. Et si la bulle spéculative explosait ?
« Les labos ne fermeront pas pour autant ; leur valorisation diminuera et les jeunes biologistes pourront les racheter. Ils retrouveront la propriété de leur outil de travail », indique une source proche du gouvernement.
Il semble en tout cas urgent de freiner la folie spéculative qui gangrène la biologie médicale en France.
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