Trente-cinq ans après le traité de Rome, l'Europe bascule dans une nouvelle ère...
Le 9 novembre 1989, le Mur de Berlin est tombé et l'Europe centrale est sortie de quatre décennies d'enfermement. Aussitôt, des revendications démocratiques mais aussi nationalistes se sont fait jour un peu partout.
En République fédérale allemande, le chancelier Helmut Kohl proclame que le « rassemblement des Allemands » est en marche. Son ami et allié François Mitterrand fait la moue. Le président français, pétri de souvenirs de la Seconde Guerre mondiale, craint qu'une Allemagne réunifiée renoue avec ses rêves de grandeur et se détourne du projet d'unification de l'Europe. Il demande au chancelier de reconnaître avant toute chose la frontière germano-polonaise de l'Oder-Neisse. Mais le chancelier s'offusque de cette marque de défiance.
Lors du sommet européen de Strasbourg, le 8 décembre 1989, le président français prend enfin acte du caractère inéluctable de la réunification. Il accepte avec les autres participants du sommet que le peuple allemand « recouvre son unité dans la perspective de l'intégration communautaire ». Mais il négocie, en contrepartie, le sacrifice du deutsche Mark sur l'autel de l'union monétaire européenne et met sur la table le projet d'une monnaie européenne. Pour le faire aboutir, il est prêt à beaucoup de concessions, y compris d’accepter une monnaie surévaluée qui risque de fragiliser l'industrie française...
Un an plus tard, à Rome, les 27 et 28 octobre 1990, un Conseil européen décide en conséquence d'accélérer l'intégration européenne et de créer une union monétaire. C'est au cours de ce Conseil que Margaret Thatcher fait ses adieux à ses homologues européens. Le 10 décembre suivant est signé l'acte de décès de la Communauté économique européenne (CEE) et son remplacement par l'Union européenne.
Dans la foulée débutent les conférences intergouvernementales destinées à mettre en oeuvre ces résolutions. Les fonctionnaires qui oeuvrent en coulisse inscrivent le traité à venir dans la continuité de . de l’Acte unique européen, signé le 17 février 1986 à Luxembourg sous l'égide de Jacques Delors, président de la Commission européenne et reprennent les grands principes du néolibéralisme : ouverture des frontières à la libre circulation des capitaux, maîtrise de l’inflation par l'austérité des budgets étatiques, etc.
Un acte fondamental
Le traité de Maastricht est le deuxième acte fondamental de la construction européenne après le traité de Rome du 27 mars 1957. Touffu, il comporte 252 articles repris en partie des anciens traités ainsi que 17 protocoles et 31 déclarations. On y distingue quatre points fondamentaux :
- Naissance d'une citoyenneté européenne :
Le traité proclame : « Sont citoyens de l'Union tous ceux qui ont la citoyenneté d'un État membre ». Cela signifie la liberté d'établissement, de séjour et de circulation mais aussi le droit de vote et d'éligibilité aux élections locales et européennes.
- Élargissement des politiques communes :
Le traité prolonge les politiques communes, sur l'agriculture et la recherche par exemple. Il annonce aussi une Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) « qui pourrait conduire, le moment venu, à une défense commune ».
- Coopération en matière de justice et d'affaires intérieures :
Le traité suggère une coordination entre les États membres sur les mécanismes de contrôle aux frontières, dans la lutte contre le banditisme, dans l'octroi du droit d'asile et la maîtrise des flux migratoires.
- Union monétaire :
Le quatrième point, et le plus lourd de conséquences, trace la voie vers une union monétaire qui deviendra effective le 1er janvier 1999 pour onze pays de l'Union (le Royaume-Uni préfèrera conserver sa monnaie nationale).
C'est la première fois qu'une unification monétaire précède l'unification politique et sociale. Cette innovation réveille les opposants à l'Europe économique, jugée trop technocratique. Elle suscite le doute chez des dirigeants politiques, tel le gaulliste Philippe Séguin, député-maire d'Épinal, ainsi que chez des économistes et des historiens comme Emmanuel Todd. Ceux-là contestent l'axiome selon lequel la monnaie unique forcera naturellement les économies et les niveaux de vie à se rapprocher.
D'autres encore craignent que les bureaucrates de l'Union européenne n'altèrent la souveraineté des États et de leurs élus. Ils ne sont qu'à moitié rassurés par l'article 3 du traité qui prône le « principe de subsidiarité ». Ce mot désuet emprunté au vocabulaire d'Église signifie que les instances européennes doivent s'abstenir d'intervenir dans les compétences pour lesquelles les instances inférieures (nationales ou locales) sont plus compétentes.
D'autres enfin s'indignent que l'Europe parle gros sous pendant que des bandes armées mènent une guerre d'un autre âge autour de Sarajevo...
Le président Mitterrand assure que « les Français seront consultés » mais sans en dire plus et, pendant plusieurs semaines, la classe politique, gênée, se tient coite. Le RPR (Rassemblement pour la République), grand parti d'opposition dirigé par Jacques Chirac, est, comme il est habituel à la droite, divisé entre une frange ultralibérale qui approuve le traité et une frange gaulliste ou nationale, menée par Philippe Séguin, qui s'en inquiète.
À gauche, dans la coalition au pouvoir, l'atmosphère est délétère. Édith Cresson quitte l'hôtel Matignon après une année calamiteuse à la tête du gouvernement, marquée par le scandale du sang contaminé, révélé le 25 avril 1991. Elle laisse la place à l'austère ministre des Finances Pierre Bérégovoy, homme austère, partisan du « franc fort » et peu enclin à soutenir l'union monétaire.
Les hostilités éclatent à l'Assemblée nationale le 5 mai 1992 avec un discours vibrant de Philippe Séguin qui met en garde contre les conséquences prévisibles du traité. Jacques Chirac, très gêné, laisse son bras droit Alain Juppé reproché à Philippe Séguin d'avoir « exagérément passionné le débat ».
Avertissement sans frais de Philippe Séguin
Ce soir du 5 mai 1992, à la tribune de l'Assemblée nationale,
le député des Vosges en impose par sa carrure et sa voix caverneuse. Il
souligne l’enjeu fondamental du débat entre « d’un côté, ceux qui
tiennent la nation pour une simple modalité d’organisation sociale
désormais dépassée dans une course à la mondialisation qu’ils appellent
de leurs vœux, et, de l’autre, ceux qui s’en font une tout autre idée. »
Quelque peu visionnaire, il lance : « La
logique du processus de l’engrenage économique et politique mis au
point à Maastricht est celle d’un fédéralisme au rabais fondamentalement
antidémocratique, faussement libéral et résolument technocratique. » Avec des conséquences néfastes pour les citoyens : « La
normalisation de la politique économique française implique à très
court terme la révision à la baisse de notre système de protection
sociale, qui va rapidement se révéler un obstacle rédhibitoire. »
L’orateur s’inquiète de ce qu’une fois appliqué, le traité ne sera plus résiliable : « La question se pose de savoir si nous ne sommes pas en train de créer une situation dans
laquelle la dénonciation en bloc des traités va devenir si malaisée et
si coûteuse qu’elle ne sera bientôt plus qu’une solution illusoire. »
Il réclame en conséquence « que la parole soit donnée au peuple » et en appelle à un référendum pour une rupture politique plus grave : « Qu’on
y prenne garde : c’est lorsque le sentiment national est bafoué que la
voie s’ouvre aux dérives nationalistes et à tous les extrémismes ! »
Contestations de tous bords
Le projet n'est pas sans susciter aussi des débats dans les onze autres pays signataires mais seul le Danemark, attaché aux principes démocratiques, a osé le soumettre à l'approbation des citoyens. Le 2 juin 1992, les Danois, tout à l'euphorie de leur victoire sur l'Allemagne en Coupe d'Europe de football, osent rejeter le traité par référendum. En France, sous la pression de l'opinion, le président François Mitterrand accepte à son tour le principe d'un référendum.
Il s'ensuit une empoignade homérique avec le camp du Non conduit à droite par Philippe Séguin et à gauche par le socialiste Jean-Pierre Chevènement. Ils sont rejoints par un autre ténor de la droite, le sénateur RPR Charles Pasqua et, avec son concours efficace, vont mener pendant tout l'été leur campagne tambour battant. Salles combles et débats intenses.
Dans le camp du Oui, l'atmosphère est autrement plus terne. Jacques Chirac annonce qu’il votera pour le traité « sans enthousiasme, mais sans état d’âme ». Pas de quoi mobiliser les foules... Surtout affleure pour la première fois une fracture sociale au coeur même du jeu politique. Les électeurs ont le sentiment d'une appropriation de l'enjeu par la classe supérieure, qui transcende les partis et que l'essayiste Alain Minc baptise complaisamment : « cercle de la raison ».
Le socialiste Jacques Delors, président de la Commission européenne, ose ainsi lancer à Quimper, le 28 août 1992 : « (Les partisans du Non) sont des apprentis sorciers. (...) Moi, je leur ferai un seul conseil : Messieurs, ou vous changez d'attitude, ou vous abandonnez la politique. Il n'y a pas de place pour un tel discours, de tels comportements, dans un vraie démocratie qui respecte l'intelligence et le bon sens des citoyens. »
« Le traité d’union européenne se traduira par plus de croissance, plus d’emplois, plus de solidarité, » écrit Michel Sapin, visionnaire ministre socialiste des Finances, dans Le Figaro (20 août 1992). Et Élisabeth Badinter, d'ordinaire plus mesurée, écrit dans Vu de gauche en septembre 1992 : « Le traité de Maastricht fait la quasi-unanimité de l’ensemble de la classe politique. Les hommes politiques que nous avons élus sont tout de même mieux avertis que le commun des mortels » (451).
Hubert Védrine, conseiller à l'Élysée, écrit au président : « Nous sommes sur le fil du rasoir : on est à 50/50, mais le courant est favorable au non. […] Tout va se jouer sur les indécis. »
De fait, chacun attend le débat télévisé du 3 septembre entre Philippe Séguin et François Mitterrand. Las, le président, qui a été dans la confidence opéré du cancer de la prostate quelques jours plus tôt, apparaît blafard et épuisé à l'écran. Pendant le débat, on insère - fait inhabituel - des coupures publicitaires pour permettre aux médecins de requinquer le président à coup de produits dopants. Son adversaire, déboussolé et somme toute plein de compassion pour le président, retient ses coups. Le débat se déroule à fleurets mouchetés et reste courtois jusqu'au bout. C'est sans doute ce qui va sauver le Oui deux semaines plus tard et permettre la mise en oeuvre de l'Union monétaire avec toutes ses conséquences.
Le traité est approuvé d'extrême justesse le 20 septembre 1992 par le peuple français à 540 000 voix près (51,04% de Oui). Près des deux tiers des ouvriers et des paysans ont voté Non, tandis que les cadres et les professions libérales ont massivement voté Oui. C'est l'amorce de la fracture politique entre la France périphérique et la France de la mondialisation théorisée par Christophe Guilluy.
Une mise en oeuvre douloureuse
L'année 1993 débute par la mise en oeuvre du Marché unique, avec la suppression des dernières barrières douanières. Cette avancée coïncide avec la première année de récession en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Les années suivantes se soldent par une croissance asthénique consécutive à la rigueur fiscale exigée par la mise en oeuvre de l'union monétaire et le lancement de l'euro. L'industrie française n'en continue pas moins à rivaliser avec sa rivale d'outre-Rhin. En 2002, à l'arrivée de la monnaie unique, les deux pays affichent quasiment le même PIB/habitant et une balance commerciale peu ou prou à l'équilibre.
Mais profitant de la faiblesse momentanée de l'Allemagne, confrontée au grand défi de la réunification, la France s'abandonne à ses démons habituels. Elle promeut la semaine de 35 heures et supprime la vignette automobile (note). Quand la conjoncture s'assombrit en 2008 avec la crise des subprimes, c'est le début du décrochage entre une Allemagne requinquée et une France désarmée. Alors se concrétisent les sombres prédictions de Philippe Séguin. En 2022, le PIB/habitant des Français est de 14% inférieur à celui des Allemands. Plus gravement, le déficit commercial de la France n'en finit pas de se creuser (-110 milliards d'euros) cependant qu'explose l'excédent de l'Allemagne (+178 milliards d'euros)...
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