Économiste, notamment passé par la Réserve fédérale de New York et la Banque d'Angleterre, Adam Posen dirige l'un des laboratoires d'idées les plus influents de Washington et donc du monde : le Peterson Institute for International Economics. De l'administration Biden à la Banque centrale européenne de Christine Lagarde, la voix de ce titulaire d'un doctorat à Harvard est très écoutée au sein de l'élite économique. Alors quand il a publié récemment une contribution à la revue Foreign Affairs intitulée « Est-ce la fin de la mondialisation ? » en répondant à cette question par l'affirmative, tout le monde a retenu son souffle. Le Point s'est entretenu avec lui en exclusivité.
Le Point : Vivons-nous une période de démondialisation ?
Adam Posen : Oui, et ce n'est pas un phénomène nouveau. J'estime que la corrosion de la mondialisation a débuté depuis une vingtaine d'années. Il y a deux principaux responsables. D'abord, la droite américaine. Les républicains ont entraîné les États-Unis sur un chemin antimondialiste et anti-immigrationniste et certains démocrates les ont suivis. Ensuite, le régime de Xi Jinping, en Chine, qui a entraîné son pays vers plus d'autonomie et d'agressivité. Cette attitude a d'ailleurs permis au discours de la droite américaine de paraître plus vrai. Enfin, le Covid et l'invasion de l'Ukraine par la Russie ont aggravé la situation.
Les échanges commerciaux mondiaux restent pourtant à un niveau élevé.
C'est vrai, mais cela n'a rien de paradoxal. Premièrement, parce que mon travail consiste à prédire l'avenir et que je prédis que les échanges commerciaux vont changer dans les années à venir. Deuxièmement parce que j'étudie la question de la mondialisation dans son ensemble ; je ne me limite pas à l'économie. Le Brexit a, par exemple, davantage impacté la circulation des personnes et les investissements que la circulation des biens. Peut-être que le total des échanges commerciaux ne va pas beaucoup évoluer à l'avenir, ces échanges étant la part la plus résiliente de la mondialisation, mais les flux oui.
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Entrons-nous dans une nouvelle guerre froide avec deux, voire plusieurs blocs en compétition ?
Nous sommes bien dans une nouvelle guerre froide. Jusqu'à présent, je me refusais d'employer ce terme, mais j'ai changé d'avis. La dégradation des relations entre la Chine et les États-Unis, la pandémie de Covid et l'attitude de la Russie nous y ont conduits. Quant au nombre de blocs, je pense qu'il y en aura plus de deux. À côté du bloc américain et du bloc chinois, il y aura l'Europe, qui, à mon avis, jouera un rôle plus significatif à l'avenir. Il y aura, aussi, des pays non alignés, comme lors de la précédente guerre froide : l'Inde, l'Indonésie, la Turquie… Ils pourront jouer un rôle important. Certains de ces non-alignés parviendront à rester autonomes face aux États-Unis et à la Chine, d'autres n'y parviendront pas.
De quels pays le bloc chinois sera-t-il composé ?
La Chine tente de rassembler autour d'elle depuis plusieurs années, pas toujours de manière habile. On l'a vu notamment au moment de la crise de la dette avec le Sri Lanka. Son bloc se limite pour l'instant à la Corée du Nord, au Pakistan et à quelques petits pays d'Asie. On va voir comment elle s'y prendra pour en attirer d'autres. Les choses peuvent bouger vite. Récemment, l'Argentine a mis la Chine et le Fonds monétaire international en concurrence sur le refinancement de sa dette ; elle va au plus offrant. L'administration Biden pense qu'il suffit de dire « l'Amérique est de retour ! » pour qu'une majorité de pays se réfugient derrière le grand étendard de la démocratie. Mais on réalise depuis l'invasion de l'Ukraine que seuls l'Europe, le Japon et la Corée du Sud ont répondu présent.
Vous ne mentionnez pas la Russie et pourtant, selon l'économiste britannique George Magnus, elle pourrait devenir le vassal économique de la Chine.
Je n'emploierais pas, pour ma part, le terme de « vassal » mais je pense qu'il y a, en effet, un risque. Les deux pays sont clairement alignés : dans leur haine des États-Unis et dans la volonté de leurs dirigeants de garder le pouvoir. Maintenant, la vraie question qu'il faut se poser est la suivante : à quel point la Chine va-t-elle accepter d'être empêtrée dans les problèmes de son voisin russe ? Difficile à dire. Mais j'observe que les entreprises chinoises respectent les sanctions occidentales pour le moment.
Moscou et Pékin viennent d'annoncer qu'ils allaient prochainement discuter du rapprochement entre leurs systèmes de paiement respectifs, MIR et UnionPay…
C'est un bon contre-exemple à mon avis, car avant l'invasion de l'Ukraine, le chinois UnionPay faisait sa publicité en Russie sur le thème « nous sommes une solution pour tous les riches Russes qui veulent se passer de Mastercard ou Visa ». Et puis, après l'invasion, UnionPay a refusé de prendre des nouveaux clients russes !
Ces deux pays ne chérissent-ils pas le rêve de mettre à bas la domination du dollar ?
Si, bien sûr. Les sanctions contre la Russie ont redonné envie à certains États de se rendre indépendants du dollar et du système interbancaire Swift. Mais c'est loin d'être facile. Le dollar est utilisé dans 80 % des transactions et il représente 60 % des réserves mondiales. En outre, un durcissement des relations entre les pays devrait lui profiter. Certes, la Chine veut bâtir une alternative, mais elle est très loin du but. Tant que Pékin maintiendra son système de contrôle des capitaux, le yuan ne deviendra jamais une monnaie de réserve majeure. Et puis si la Chine critique à raison le caractère arbitraire des États-Unis, elle ne fait guère mieux en la matière.
Et l'euro dans tout ça ?
L'euro a un meilleur potentiel, car il pourrait devenir une monnaie de réserve pour les pays non alignés. Selon moi, la part de la monnaie européenne dans les réserves mondiales pourrait monter de 10 points au détriment du dollar au cours des dix prochaines années. Plus largement, l'Union européenne peut sortir renforcée du nouvel ordre mondial, notamment si elle parvient à imposer ses normes en matière d'environnement, comme elle l'a fait avec le Règlement général sur la protection des données. Et le projet de taxe carbone aux frontières est excellent.
D'un point de vue militaire, l'UE reste tout de même sous le parapluie de l'Otan…
Certes, mais si l'Otan fonctionne en ce moment, c'est que les Européens et les Américains y trouvent leur compte. Si la Suède et la Finlande la rejoignent et si les États européens membres de l'Otan augmentent leurs dépenses militaires comme annoncé, les États-Unis feront de même. Ce sera vu comme un signe de force.
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Les frontières de la Chine sont fermées depuis plus de deux ans. Jusqu'où Xi Jinping peut-il mettre son économie à l'arrêt ?
Xi Jinping n'a pas de limite à son pouvoir. La stratégie « zéro Covid » ne s'arrêtera que lorsqu'il l'aura décidé. Rappelez-vous que la Chine a encaissé des chocs comme la Révolution culturelle dans le passé. Au Peterson Institute, nous sommes inquiets. Nous venons d'abaisser notre prévision de croissance mondiale de + 5,8 % à + 3,3 % pour 2022. La question de la fermeture des frontières me paraît cruciale. Il est possible que les Chinois y prennent goût. Tout de même, ce que je ne m'explique pas, c'est pourquoi Pékin n'a pas forcé sa population à se faire vacciner au lieu de fermer des grandes villes comme Shanghai, ce qui a un impact énorme sur l'économie. Je trouve cela troublant.
Quels seront les effets du ralentissement chinois sur l'économie mondiale ?
Après le Covid et l'invasion de l'Ukraine, c'est clairement un obstacle de plus sur la route de la croissance. Il y a notamment de sérieux risques de pénuries. Un de mes chercheurs m'expliquait récemment qu'une seule ville en Chine fabrique 83 % des lits hospitaliers dans le monde. Imaginez les conséquences si cette ville est confinée. Les exemples comme celui-ci sont nombreux. La forte dépréciation du yuan par rapport au dollar, qui n'est pas anormale compte tenu de la hausse des taux d'intérêt, pourrait aussi avoir des répercussions importantes sur l'économie mondiale.
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Les multinationales occidentales doivent-elles repenser leurs chaînes de production pour les rendre plus résilientes, comme le fait, par exemple, le groupe Volkswagen ?
Absolument. Et pas de manière cosmétique. Le secteur automobile, bien sûr, mais d'autres groupes, dans d'autres secteurs, y réfléchissent. La vérité, c'est que la plupart des entreprises n'avaient même pas établi de carte précise de leur chaîne de production avant l'arrivée du Covid. Elles se sont rendu compte dans la douleur qu'il allait falloir diversifier les sources d'approvisionnement et les implantations. Et puis les gouvernements sont intervenus, comme aux États-Unis ou en France, pour leur intimer de relocaliser tel ou tel élément pour ne pas se retrouver dépendant de la Chine ou de la Russie. Ainsi les multinationales diversifient leurs fournisseurs et mettent en place des doublons, ce qui crée forcément, comme toutes les assurances, des coûts supplémentaires. Et à la fin, ces coûts seront répercutés sur les consommateurs.
Les pays en voie de développement ont été les gagnants de la mondialisation. Seront-ils les perdants de la démondialisation ?
C'est une excellente formule et ma réponse est un oui, franc et massif. La mondialisation a permis de sortir des millions de gens de la pauvreté. La démondialisation en cours va les heurter de plein fouet. Tous les experts ont dit qu'il fallait impérativement que les pays riches financent des campagnes de vaccination massives dans les pays pauvres. Mais ils ne l'ont pas fait. Et en accueillant les réfugiés ukrainiens à bras ouverts parce qu'ils s'en sentaient proches, les Européens, qui n'avaient pas fait de même pour les Syriens ou les Afghans, ont donné le sentiment à une partie du monde en développement qu'ils sont, malgré les discours, adeptes du deux poids, deux mesures.
Certains dirigeants politiques plaident pour les relocalisations, estimant qu'elles peuvent réduire les inégalités. Mais, à vous lire, c'est un mirage. Pourquoi ?
L'idée que la mondialisation a créé les inégalités est fausse. Son rôle dans leur développement est bien moindre que celui joué par les avancées technologiques et les politiques internes des pays, comme la fiscalité ou l'éducation. Si l'on essaie de relocaliser les emplois délocalisés en Chine ou au Vietnam dans des pays riches, comme la France, ça ne marchera pas. Les différences de salaire et de productivité sont bien trop fortes. Le monde n'a pas besoin que les Français fabriquent des tee-shirts bas de gamme ou assemblent à la chaîne les composants du dernier iPhone ! Si on les fabriquait chez vous, ces produits seraient bien trop chers, il n'y aurait pas de demande, et on arrêterait vite. La mondialisation accroît la part des emplois bien rémunérés. Les politiciens qui disent le contraire mentent.
L'accélération de la hausse des taux d'intérêt peut-elle entraîner une nouvelle crise ?
Cela va rendre les choses très compliquées pour les pays en voie de développement qui sont déjà vulnérables. Je pense notamment à l'Égypte, le Ghana ou l'Équateur. Seulement, quand il va leur arriver des problèmes, malheureusement, on n'en parlera pas beaucoup dans les médias occidentaux. Pour les économies développées, le choc sera moins violent. On le voit depuis les années 1980 : ces dernières réussissent de mieux en mieux les sorties de crises. Elles ont appris à gérer leurs dettes. Mais ça va secouer.
Comment un monde aussi divisé peut-il régler des défis globaux comme le réchauffement climatique ?
Cela m'inquiète énormément . Je ne sais pas. Je ne veux pas dire que je suis optimiste. Disons que j'ai de l'espoir. Je mise sur l'Europe, qui pourra pousser les États-Unis et la Chine à agir, notamment, encore une fois, à travers la taxe carbone aux frontières§
Lexey SWALL/NYT-REDUX-REA
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