Le Point : Quand on regarde les sondages, la cote de popularité et les forces en présence, Emmanuel Macron a-t-il déjà gagné la présidentielle ?
Jean-Louis Bourlanges : Une élection en France n’est jamais acquise avant d’avoir lieu. Mon ami Max Gallo disait que « la seule loi qui compte en histoire, c’est la surprise ». On n’est jamais à l’abri de l’inattendu, surtout en France où les électeurs n’aiment pas se faire voler la décision par les sondages. Il reste qu’Emmanuel Macron a le grand avantage de se situer au point d’équilibre de la société française. La France, si elle est travaillée par des pulsions populistes et identitaires, me semble rester en profondeur attachée à son ancrage libéral, social et européen, hors duquel tout est discorde et confusion. Les adversaires les plus dangereux du président, ceux de LR, sont aussi ceux qui sont les moins éloignés de lui idéologiquement, très proches, dans les cas de Valérie Pécresse et de Michel Barnier, un peu plus distant pour Xavier Bertrand, mais finalement tous trois compatibles. Ce qui complique un peu la tâche d’Emmanuel Macron, c’est que les équilibres dès la campagne se sont un peu modifiés au printemps dernier : la candidate du RN s’est affaissée et les hommes et les femmes de la droite classique se sont redressés et paraissent désormais capables de réaliser leur unité de candidature. Sous les apparences d’un raidissement idéologique qui s’incarne dans la figure d’Éric Zemmour, on assiste, me semble-t-il, à une concurrence plus ouverte entre modérés nationaux et libéraux. C’est presque le retour à Chirac-Balladur ou plutôt à Chirac-Giscard, mais sur fond de disqualification de la gauche. Serions-nous revenus au « RPR/UDF forever » ?
L’arrivée d’Éric Zemmour a permis de baisser le seuil de qualification au second tour…
Quinze pour cent aujourd’hui, c’est vrai et c’est bas. Il n’est pas sûr que ce soit durable. Il y aura probablement décantation et repolarisation. Au lendemain des élections régionales, on avait trois candidats issus de LR et une candidate de la droite profonde ; quatre mois après, on a deux candidats de la droite profonde (Zemmour et Le Pen) et on a potentiellement un seul candidat LR (qui sera désigné par leur congrès). La situation s’est donc transformée. Emmanuel Macron domine assurément le jeu de la tête et des épaules par ses qualités personnelles, son brio, sa capacité de travail. C’est un candidat d’exception, mais qui doit s’imposer au cœur d’une société de ressentiment dans laquelle les gens d’exception agacent.
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Son bilan est-il une chance ou un poids ?
On n’est pas réélu sur un bilan et celui d’Emmanuel Macron est très difficile à apprécier politiquement, car le quinquennat a été traversé par des orages inattendus : la crise des Gilets jaunes et, bien sûr, la pandémie. Les résultats sont là : taux de croissance à nouveau très élevé, chute du chômage, affirmation du rôle européen de la France, bilan écologique enviable. Le vrai problème est d’une autre nature. Il tient à la difficulté croissante de la société française à se penser comme une communauté nationale. Le premier livre de Jérôme Fourquet sur l’archipel français relevait une forte tendance à la balkanisation ; son dernier ouvrage (La France sous nos yeux) systématise le diagnostic et montre que la France a complètement rompu ses amarres dans le temps comme dans l’espace. Nous sommes en face d’une France éclatée et qui se cherche. Les Français attendent dans la mauvaise humeur un discours qui leur dise ce qu’ils sont et ce qu’il leur est légitime de vouloir en tant que nation.
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Diriez-vous que la France est plus divisée qu’en 2017 ?
Oui, elle est émiettée et fragmentée. Elle cherche son unité, mais il me semble malgré tout que derrière l’écume identitaire, à droite, et l’écume protestataire, à gauche, les Français sont en profondeur conscients que les fondamentaux libéraux, sociaux et européens sont des incontournables.
Vous évoquez le fait qu’Emmanuel Macron est un point d’équilibre, mais sa personnalité et sa politique n’ont-elles pas eu l’effet de « radicaliser » les deux bouts extrêmes de « l’omelette » ?
On fait un faux procès à Emmanuel Macron : celui d’avoir voulu détruire le clivage droite-gauche et d’avoir tenté d’en substituer un autre. Macron n’a pas été l’inventeur mais le simple bénéficiaire de l’obsolescence du droite-gauche. La vérité, c’est que le modèle anticapitaliste a perdu toute crédibilité avec la chute de l’Empire soviétique. Il n’est rien d’autre qu’une protestation universelle et impuissante. On peut attaquer le capitalisme, mais pas le remplacer. Quant à la droite, elle a perdu son tissu conjonctif, sa fidélité chrétienne et son respect des hiérarchies se sont émoussés, et elle voit se creuser chaque jour un peu plus le fossé entre une France pragmatique et sans amarres et des minorités de regret et de ressentiment qui regardent vers le passé, mais peinent à donner forme à une offre politique crédible.
Nous sommes face à un problème de cohésion nationale et sociale, face à une crise du bien commun.
Sur quelles thématiques Emmanuel Macron doit-il faire campagne ?
Je ne sais pas ce que fera Emmanuel Macron. Il me semble que, en 2017, il a souhaité incarner une synthèse entre un besoin d’émancipation individuelle et une volonté d’égalité sociale portée par la puissance publique. Chacun devait recevoir personnellement les mêmes moyens de réussir sans que l’État lui complique trop la vie. D’où, par exemple, l’individualisation de la formation permanente ou la retraite à points. Cette lecture des besoins des Français, dont Amiel et Emelien ont fait un livre, a montré ses limites Elle s’est révélée un peu étriquée. Nous sommes face à un problème de cohésion nationale et sociale, face à une crise du bien commun. Qu’est-ce que les Français ont en commun ? À la sortie de la guerre, il y avait une sorte de pacte communo-gaulliste, où derrière les oppositions, il y avait un accord sur certains fondamentaux : l’indépendance nationale, la discipline industrielle, le rôle de l’État, la culture pour tous, la promotion des producteurs. Aujourd’hui, je ne vois guère que le chantier de l’éducation sur lequel les Français pourraient retrouver une ambition collective. Depuis près de cinq ans, Blanquer a incarné ce projet, mais il n’a pas toujours eu les moyens de mener à fond cette révolution du savoir conquis. Je suis peut-être un vieux prof idéaliste, mais je continue de penser qu’en plaçant l’éducation et la recherche au centre d’un projet pour la France, on peut retrouver le chemin d’une réponse cohérente et unifiée à nos problèmes : l’ascenseur social, la transmission culturelle, l’intégration des immigrés, la mise à niveau technologique du pays, la formation permanente et le rayonnement international. Le savoir, c’est à la fois pour chacun une entrée républicaine dans la vie et, pour la France, une voie royale vers un avenir retrouvé.
Valérie Pécresse a donc raison d’évoquer une nécessité d’un choc Pisa…
Elle a raison, mais Emmanuel Macron ne l’a pas attendue. C’est la mission que Blanquer a reçue d’emblée, mais il faut admettre qu’il faudra des décennies d’efforts pour aboutir et tenir enfin la promesse républicaine, celle d’un Condorcet ou d’un Ferry qui structure l’espérance de la nation depuis près de trois siècles.
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Derrière le zemmourisme, il y a la souffrance d’une France qui n’accepte pas de voir méprisé ce qu’elle a appris dans le “Lagarde et Michard” et le “Malet et Isaac”.
Que nous dit de la France la percée d’Éric Zemmour dans les sondages ?
C’est une réaction très forte qui s’explique aisément, mais qui ne peut déboucher sur rien, la réaction d’une partie de la bourgeoisie catholique et de la France traditionnelle qui exprime son indignation face au wokisme et à la mise en cause de la civilisation française. Derrière le zemmourisme, il y a la souffrance d’une France qui n’accepte pas de voir méprisé ce qu’elle a appris dans le Lagarde et Michard et le Malet et Isaac, d’une France qui réagit contre la transformation du féminisme en hostilité aux hommes, contre la transformation de l’antiracisme en opposition aux Blancs, contre la transformation de la liberté d’orientation sexuelle en condamnation de l’hétérosexualité, etc. Le problème, c’est qu’Éric Zemmour est dans l’incapacité de capitaliser là-dessus autrement que sur le mode protestataire et diviseur. Son diagnostic, qui trouve ses racines dans la droite contre-révolutionnaire, peut être qualifié de pétainiste, dans la mesure où il attend le salut d’une exclusion de la communauté nationale d’une minorité, les musulmans, réputés intrinsèquement toxiques. Ce qu’il retient de l’Histoire de France, c’est la brutalité de l’État. Il reste que notre héritage, c’est beaucoup plus que ça. C’est aussi l’humanisme, Montaigne, Molière, les Lumières, le libéralisme républicain, la liberté d’opinion, la raison, la modération, la liberté des consciences… Comme Maurras, Zemmour honore une France fantasmée et mutilée.
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Cela vous inquiète ?
Oui, bien sûr. C’est grave. Comme tout ce qui nous divise. Comme sont graves le wokisme et la cancel culture. Le politiquement correct est devenu une chape de plomb à laquelle on échappe que par l’autocensure apeurée ou la provocation zemmourienne. Pour répondre plus précisément à votre interrogation sur la candidature Zemmour, elle m’inquiéterait si je n’avais pas le sentiment que le zemmourisme s’inscrivait dans un cycle réversible. Son succès coïncide avec une phase d’exaspération protestataire inséparable des mises en cause haineuses de toutes les valeurs de l’ancienne France, mais je ne pense pas que cette protestation puisse se transformer aisément en un projet présidentiel réaliste et convaincant. J’espère ne pas me tromper, car une victoire d’Éric Zemmour ouvrirait la voie à une période de discorde civile et de confusion très redoutable.
Vous excluez donc totalement la gauche…
La gauche n’existe plus comme projet de gouvernement. Elle se contente d’être une stigmatisation querelleuse de l’ordre établi qui domine les médias. Reste l’écologisme qui, lui, pourrait exister s’il parvenait à se libérer de la radicalité suicidaire de la décroissance : le Jadot des européennes était très prometteur, mais il est rattrapé par la patrouille des exaltés et n’ose pas suivre la voie raisonnable et prosaïque d’une partie des Verts allemands. Nous vivons un étrange paradoxe : les Français sont simultanément profondément mécontents et ultraconservateurs. En d’autres termes, ils ne sont tout simplement pas heureux et les politiques, hélas, ne peuvent pas y faire grand-chose, car l’inquiétude de nos concitoyens est à la fois celle d’une société menacée dans son avenir géopolitique et celle désertée par l’espérance religieuse.
mmanuel Macron assume ainsi le grand retour de la France comme nation motrice de l’Union européenne.
Le 1er janvier, la France va présider l’Europe. Le bilan européen d’Emmanuel Macron est-il bon ?
La question n’est pas déjà celle du bilan, mais celle de la trajectoire. Depuis l’échec du référendum sur la Constitution en 2005, le projet européen était aux abonnés absents. Emmanuel Macron a proposé à ses partenaires de le sortir de la naphtaline en lui donnant une dimension nouvelle, plus politique que simplement technique. Dans un monde fragmenté et dans une Europe défiée, le message d’Emmanuel Macron est d’une grande simplicité : « Nous disparaîtrons séparément, ou nous survivrons solidairement. » Emmanuel Macron assume ainsi le grand retour de la France comme nation motrice de l’Union. Il récuse la naïveté traditionnelle des Bisounours européens et considère que le moment est venu pour l’Europe de devenir une puissance pacifique mais respectée dans ses valeurs, dans ses intérêts et dans son influence. Sera-t-il pleinement entendu et suivi ? Il est trop tôt pour le dire, mais la cause de l’Europe politique a marqué des points avec l’adoption du plan de relance baptisé « Next Generation ». La grande surprise de la fin de règne d’Angela Merkel est que les Allemands nous ont rejoints sur cette voie.
Les choses changent, trop lentement peut-être, mais elles changent : regardez les réactions à la crise des sous-marins australiens. Dans un premier mouvement, il y a eu une visible absence de solidarité avec nous, faite d’une joie mauvaise au spectacle du pan sur le bec reçu par une France perçue comme arrogante. Mais quelques jours après, tout le monde a compris que le problème n’était pas simplement franco-américain, l’Aukus survenant après l’indescriptible départ d’Afghanistan, on commence à comprendre que l’allié américain n’est plus aussi fiable que par le passé. Les déclarations de Mario Draghi sur l’autonomie stratégique européenne dans le cadre de l’Otan sont encourageantes à cet égard, car elles viennent d’un des pays les plus atlantistes d’Europe. Nous aurons du mal à devenir des tigres dans la jungle internationale, mais nous savons désormais que nous ne pouvons plus nous contenter d’être des chats d’appartement !
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La nouvelle donne en Allemagne avec la fin du règne de Merkel et de la CDU va-t-elle mettre à mal cette évolution positive ?
Il est très difficile de trancher à ce stade. Les Allemands sont proeuropéens, le tout est de savoir quel est le degré de nouveauté qu’ils accepteront d’introduire dans le logiciel européen actuel. La différence entre nous, c’est qu’ils sont satisfaits de l’Europe telle qu’elle est et n’ont guère envie de la changer, alors que, en France, c’est l’inverse : nous sommes soit pour aller plus loin soit pour reculer, mais le statu quo ne nous convient pas. Aujourd’hui, les Français ont le vent en poupe, car chacun voit bien que nous avons raison de vouloir dans l’Union plus de politique, plus de solidarité, plus d’engagement militaire, bref, une Europe différente, autre chose qu’un grand marché. Les Allemands nous suivront-ils sur cette voie ? Angela Merkel avait en fin de mandat montré le chemin en se rapprochant de la vision française. Espérons que la nouvelle équipe poursuive dans la même voie. Ce n’est pas gagné. Le plus difficile, ce sera de gérer ensemble le défi climatique. La question va dominer le débat européen pendant les dix prochaines années. Or, c’est le domaine où nous sommes le plus en désaccord avec les Allemands ! La « tabouisation » du nucléaire par nos partenaires a produit chez eux de très mauvais résultats en termes d’émissions de CO2. Il va donc y avoir des discussions très animées et très difficiles, car nous sommes meilleurs que les Allemands sur ce dossier et personne, à commencer par eux, n’a l’habitude de gérer une situation aussi insolite !
Consultez notre dossier : Éric Zemmour, candidat ?
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