ENTRETIEN. Pour Patrice Spinosi, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, l'extension du pass sanitaire ne présente pas de danger durable pour nos libertés.
« Dictature sanitaire », « Apartheid » … Aucune comparaison ne semble assez forte , dans l'esprit des opposants au pass sanitaire, pour exprimer leur dégoût et leur inquiétude face à une loi qu'ils jugent fondamentalement liberticide. Mais leur indignation est-elle fondée ? Pour Patrice Spinosi, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, et spécialiste des droits fondamentaux, ce n'est pas le cas. Il nous explique pourquoi, selon lui, le pass sanitaire, pour liberticide qu'il soit, n'a que peu de chances de devenir permanent contrairement à d'autres lois, pourtant passées sans aucune levée de boucliers. Par ailleurs, le processus démocratique, dans l'introduction du pass sanitaire, a été parfaitement respecté. Il ne faut donc pas « se tromper de combat », selon Patrice Spinosi. Entretien.
Le Point : Où en est-on du débat parlementaire vis-à-vis du pass sanitaire ?
Patrice Spinosi : Le débat parlementaire est achevé et le projet de loi définitivement adopté . L'essentiel des mesures proposées par le gouvernement a été maintenu tant concernant l'extension du pass sanitaire que la vaccination obligatoire des soignants. Les débats n'ont pas été sans effet pour autant. Entre sa présentation et son adoption, le texte a significativement évolué, par exemple sur l'extension du pass aux grandes surfaces, la nature des sanctions pour les salariés non vaccinés ou les sanctions susceptibles de frapper les restaurateurs. Reste maintenant à attendre la décision du Conseil constitutionnel qui a fait savoir qu'il rendra sa décision le 5 août. Si le projet est déclaré conforme à la Constitution, il pourra entrer en vigueur dans la foulée et s'appliquer à l'ensemble du territoire dès la première semaine d'août. Si c'est le cas, l'ensemble du processus d'adoption de la loi n'aura pas pris plus d'une quinzaine de jours.
La Ve République est-elle plus agile pour imposer ce genre de calendrier que des régimes parlementaires ?
En théorie, c'est certain. Il existe dans notre Constitution des modes de contrainte du Parlement pour permettre au gouvernement de forcer l'adoption d'un texte de loi malgré une divergence de vues entre les chambres. Mais il est notable de relever qu'ici, il n'a pas été besoin d'en faire usage et le gouvernement n'a jamais envisagé de recourir au 49.3 ! Au-delà des polémiques, d'un point de vue strictement constitutionnel, l'adoption en urgence de cette loi fait la preuve, selon moi, de la vitalité de notre système démocratique. Face à une menace sanitaire inédite, l'exécutif a proposé, comme c'est son rôle, un texte de loi qui comporte des mesures fortes. Le Parlement a été immédiatement saisi en même temps que s'est instauré un débat médiatique très riche et que des oppositions citoyennes se sont fait entendre au sein de manifestations.
L'ensemble de ces critiques ont été largement relayées lors des débats parlementaires. Si l'urgence de la menace (près de 20 000 nouvelles contaminations par jour) a contraint un agenda très resserré, aucune difficulté n'a été éludée et les séances se sont souvent finies au milieu de la nuit. Le texte présenté a fait l'objet d'un avis du Conseil d'État dont l'opinion a été diffusée et globalement suivie. Les deux chambres ont voté des projets distincts, mais un compromis a rapidement été trouvé par la commission mixte paritaire. Le gouvernement lui-même a annoncé prendre l'initiative d'une saisine du Conseil constitutionnel qui procédera au contrôle de la conformité du texte aux libertés fondamentales qu'il a à charge de garantir. Que peut-on vouloir de plus ! Quand il entrera en vigueur, on pourra être d'accord ou non avec le texte de la nouvelle loi, mais on ne pourra pas prétendre qu'il n'aura pas été adopté démocratiquement, sauf à vouloir soi-même se mettre à l'écart du processus démocratique.
En matière de liberté, tout est une question d'équilibre.
Les opposants à la loi parlent pourtant d'atteintes à leur liberté fondamentale, vous n'êtes pas d'accord ?
Pas du tout. Selon moi, la loi n'est pas contraire aux libertés fondamentales, car les atteintes qu'elle y porte sont proportionnées à l'objectif recherché par le gouvernement qui est de limiter la circulation du virus en cherchant à atteindre l'immunité collective. En matière de liberté, tout est une question d'équilibre. À de très rares exceptions (droit à la vie, interdiction de l'esclavage ou des traitements inhumains et dégradants), il n'existe pas de libertés qu'un État ne peut restreindre en considération d'un motif d'intérêt général ou de sécurité publique. C'est pour moi le cas ici. L'atteinte au droit à l'intégrité physique, liée à l'obligation vaccinale pour les soignants, comme l'atteinte au droit d'aller et de venir, liée à l'extension du pass sanitaire, sont justifiées par la nécessité de garantir la sécurité sanitaire de l'ensemble de la population. On peut certes discuter à la marge de certaines mesures comme les sanctions pour les salariés en cas de non-respect des obligations vaccinales ou le régime d'isolement obligatoire en cas de contamination, mais pour l'essentiel, l'équilibre est là. C'est bien pourquoi je pense qu'il n'y aura pas de remise en cause par les juges de la nouvelle loi même s'ils pourront certainement y apporter des précisions ou des réserves d'application.
Dans ce débat, parce que la situation du Covid est inédite, chacun fait mine de redécouvrir la roue et de penser que notre droit avance sans précédent. Mais ce n'est pas le cas. Si l'obligation vaccinale contre le virus du Covid n'a effectivement jamais fait l'objet de décisions, pour autant toutes les juridictions suprêmes se sont déjà penchées sur l'application d'une loi contraignant certaines personnes à être vaccinées. En 2012, la Cour de cassation a validé le licenciement d'un croque-mort qui avait refusé que lui soit administré un vaccin qui lui était imposé du fait de sa profession. En 2015, saisi par des parents qui refusaient de vacciner leur fils en invoquant le risque qu'il faisait prendre à leur enfant, le Conseil constitutionnel a validé la loi imposant la vaccination obligatoire des mineurs. En 2019, saisi de la même question, le Conseil d'État relève que la loi qui impose l'obligation vaccinale « poursuit un objectif d'amélioration de la couverture vaccinale pour, en particulier, atteindre le seuil nécessaire à une immunité au bénéfice de l'ensemble de la population ». Mieux, il y a seulement quelques jours, ce même Conseil d'État, saisi en référé, n'a pas suspendu la dernière extension du pass sanitaire à tous les lieux culturels et de loisirs de plus de cinquante personnes.
Onfinira avec la Cour européenne des droits de l'homme qui est tout de même la juridiction suprême en matière de libertés individuelles, et qui, en avril dernier, toujours s'agissant de la vaccination des enfants, a validé une législation imposant la vaccination obligatoire en rappelant « l'importance que revêt la solidarité sociale, l'objet de la législation en cause étant de protéger la santé de tous les membres de la société, en particulier les personnes qui sont particulièrement vulnérables face à certaines maladies et pour lesquelles le reste de la population est invité à prendre un risque minime en se faisant vacciner ». Cela a le mérite d'être clair ! Il n'y a aucune raison de penser que toutes ces juridictions changent brutalement d'opinion face à la nouvelle législation française.
Le droit d'aller au bar ou au cinéma n'a jamais été considéré comme fondamental.
Ce que l'on reproche au pass sanitaire, c'est d'affirmer qu'il s'agit de facto d'une obligation vaccinale…
C'est juridiquement totalement faux ! Il faut ici faire preuve de pédagogie, car les approximations sont nombreuses et souvent entretenues par les opposants au texte. L'obligation vaccinale est une obligation légale de se faire vacciner et donc d'introduire dans son corps une substance étrangère avec la part de risque que cela représente. Le pass sanitaire est totalement différent. Pour en bénéficier, on peut être vacciné mais aussi présenter un test négatif de moins de 48 heures ou justifier avoir été soi-même atteint du Covid depuis moins de 6 mois. Si vous ne voulez pas vous faire vacciner, libre à vous ! Faites-vous tester. Il faut aussi rappeler que l'extension du pass sanitaire concerne essentiellement les lieux récréatifs. La position du Conseil d'État est d'ailleurs très claire à cet égard. Dans son avis, il n'a validé le principe de l'extension du pass sanitaire qu'à la condition que celui-ci n'affecte ni l'accès aux produits de première nécessité ni d'autres libertés fondamentales comme le droit de manifester, ou la liberté de culte. Or le droit d'aller au bar ou au cinéma n'a jamais été considéré comme fondamental. C'est pourquoi l'impératif de sécurité publique l'emporte.
Puisque tout ça était déjà bien balisé, pourquoi le gouvernement n'a-t-il pas simplement choisi l'obligation vaccinale pour tous ?
L'obligation vaccinale à l'ensemble de la population aurait été bien plus intrusive et violente que l'option choisie par le gouvernement. Du fait de leur confrontation quotidienne avec des personnes vulnérables, les soignants se voyaient déjà imposer un certain nombre de vaccins. Celui contre le Covid a simplement été ajouté à une liste déjà existante. S'agissant du reste de la population, le vaccin ne doit pas être une obligation. L'objectif est d'éviter la prolifération du virus. Pour cela, il faut s'assurer que lorsqu'on se présente dans un lieu où le risque de contamination est plus fort, l'ensemble des personnes présentes justifient ne pas être porteuses du virus. Cela peut être par le biais de la vaccination, mais aussi par la présentation d'un simple test négatif. Aller plus loin n'était donc pas nécessaire.
On est donc bien loin d'une « dictature sanitaire »…
Il me semble évident qu'il y a chez les opposants à la loi une instrumentalisation de la notion de dictature, comme des prétendues violations aux libertés fondamentales. Il ne faut pas se tromper de combat : en imposant ces nouvelles obligations, le gouvernement cherche à garantir la sécurité de l'ensemble des Français.
Mais n'y a-t-il pas un risque que ces mesures, présentées comme temporaires, deviennent permanentes ?
Je ne le crois pas. Les mesures d'exception prises dans le cadre de la politique sanitaire, comme ici l'extension du pass sanitaire, répondent à une menace par nature temporaire liée à la circulation du virus. Une fois que ce risque n'existera plus, et cela finira bien par arriver, le gouvernement n'aura aucun intérêt à conserver ces législations d'exception dans notre droit. Il n'y a donc pas, à mon sens, de danger d'atteinte à long terme à nos libertés fondamentales.
A contrario, il en va très différemment des législations d'exception prises dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Celles-ci ont, tout au contraire des mesures sanitaires, vocation à s'enkyster dans notre droit. Cela pour une raison simple : à la différence de la menace sanitaire, la menace terroriste, elle, ne disparaît jamais. Pour le défenseur des libertés que je suis, ces mesures antiterroristes présentent donc un danger beaucoup plus important, pour l'ensemble de la population à long terme, que ce que nous sommes en train de vivre actuellement
Pourquoi alors y a-t-il une opposition au pass sanitaire et pas aux mesures de lutte contre le terrorisme ?
Les citoyens ne s'élèvent pas contre une atteinte à leurs libertés fondamentales à partir du moment où ils ne se croient pas concernés et n'en subissent pas les effets immédiats. En même temps que les débats qui se sont tenus à l'Assemblée nationale sur l'extension du pass sanitaire, le Parlement a aussi examiné la dernière loi antiterroriste qui généralise la surveillance numérique de masse. Mais l'une élude complètement l'autre. C'est l'arbre qui cache la forêt. La surveillance de l'ensemble de l'activité numérique des personnes constitue pourtant une atteinte évidente à leur droit à la vie privée et à l'intimité. Pour autant, les Français ne la vivent pas comme telle. Quand ils y réfléchissent, les citoyens se disent : « Je ne suis pas un terroriste, je n'ai donc rien à craindre de ces législations. » C'est oublier que le principe même de la démocratie est d'éviter de donner trop de pouvoir à l'exécutif sans prévoir de contrôle suffisant sur son action. C'est pourtant ce que nous sommes en train de faire au nom du but légitime de notre protection des attentats. Mais qui seront les terroristes de demain si le pouvoir revient à un leader populiste ? Tel est bien là que réside le véritable danger. Les ennemis de l'État auront alors changé de visage et nous aurons participé à construire les outils juridiques de notre asservissement collectif.
Le Point publié le 27/07/2021 à 14:00 Propos recueillis par Gabriel Bouchaud
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