Didier Fassin enseigne à Princeton à l'Institut d'études avancées, haut lieu de « fertilisation croisée » entre les différentes disciplines des sciences humaines. Le texte ci-dessous est issu du discours qu'il a prononcé lundi 31 mai dans le grand amphithéâtre du « Monde » , à l'occasion de la remise du Prix du meilleur jeune économiste 2021, décerné chaque année par le Cercle des économistes et « Le Monde ». Source le Monde 9 juillet 2021
Tribune. N'appartenant pas moi-même à la discipline ainsi célébrée, je ne peux certainement pas me réclamer d'une compétence particulière, mais seulement d'une curiosité et d'un intérêt pour l'économie, et tout autant pour les économistes. A cet égard, deux circonstances singulières m'ont rendu attentif à l'évolution de la discipline et à l'activité de celles et ceux qui la pratiquent.
D'abord, animant l'Ecole de science sociale de l'Institute for Advanced Study de Princeton, qui se veut ouverte à tous les savoirs, j'ai tenu à ce que l'économie soit toujours représentée parmi les vingt-cinq chercheurs qui viennent y passer un an pour écrire leur livre ou leurs articles, ayant même en 2020 choisi comme thème fédérateur le très wébérien « Economie et société ».
Ensuite, dans la mesure où notre école est traditionnellement composée de quatre postes de professeur, en anthropologie, sociologie, science politique et économie, j'ai été chargé de conduire le recrutement sur ce dernier poste, ce qui m'a donné l'obligation de lire les travaux de nombre d'économistes, étant fort heureusement aidé dans cette tâche par un comité de véritables experts. Mon propos sera donc celui d'un observateur extérieur, naïf en quelque sorte, qui, à ce titre, osera des commentaires parfois étonnés.
L'extension du domaine de l'économie
Découvrir les recherches conduites par les économistes sélectionnés pour le Prix du meilleur jeune économiste a été pour moi un plaisir, d'autant qu'elles manifestent un engagement sur des enjeux importants de société, qu'il s'agisse de justice pénale, de démocratie représentative, de santé publique ou d'innovation scientifique – cette liste n'étant pas exhaustive.
Un tel éclectisme est significatif d'une évolution majeure à l'œuvre depuis plusieurs décennies : l'investissement des économistes sur des sujets paraissant éloignés de leur objet initial, à savoir les questions proprement économiques – ce que certains chercheurs, dans les disciplines ainsi visitées, voient même comme une colonisation. Cette extension du domaine de l'économie témoigne assurément du dynamisme et de la créativité de celles et ceux qui la pratiquent. Elle peut cependant trouver ses limites de deux façons : par défaut de critique épistémologique et par manque d'échange scientifique.
Archive : Des « experts économistes » à nouveau contestésEn effet, les méthodes utilisées, et surtout les présupposés sur lesquels elles s'appuient, ne sont pas neutres : qu'il s'agisse d'enquêtes comportementales, d'études expérimentales, de recours aux big data, de formalisation par des modèles, les recherches sélectionnent, interprètent et organisent des informations, et donc en écartent d'autres tout aussi pertinentes ; elles recourent à des raisonnements mathématique ou statistique, et par conséquent négligent d'autres approches s'appuyant sur des récits, observant des pratiques, explorant des documents, analysant des politiques, ou encore produisant des concepts.
Le choix d'une certaine humilité
Ces choix méthodologiques et les théories qui les sous-tendent font bien sûr partie de toute démarche scientifique. Il s'agit simplement d'en reconnaître les postulats et les implicites. C'est précisément là que les collaborations avec d'autres disciplines, les confrontations avec d'autres épistémologies, les apprentissages réciproques d'autres manières de faire de la recherche sont importants.
De telles pratiques supposent une certaine humilité, qui peut être difficile à accepter pour des chercheurs occupant une position dominante dans le champ des sciences sociales. Elles impliquent de reconnaître une certaine validité à des travaux reposant notamment sur des méthodes qualitatives, telle l'ethnographie, qui consiste en une présence prolongée sur des terrains de recherche pour comprendre la manière dont on y pense et dont on y agit, et pour y décrypter les enjeux de savoir et de pouvoir, ou bien sur des modes de raisonnement distincts, souvent inductifs, qui partent non pas d'hypothèses à vérifier mais de constats empiriques à possiblement généraliser.
Si je mentionne ces deux limites, c'est que j'ai plusieurs fois eu l'expérience de leur déni, comme de la part de cet économiste renommé de la « Ivy League » [surnom des sept plus prestigieuses universités américaines] qui conduisait une ambitieuse enquête socio-historique sur les relations entre les structures de deux sociétés rurales d'Afrique centrale il y a cinq siècles et l'existence contemporaine de pratiques de corruption en milieu urbain, et qui pensait ne pas avoir besoin d'anthropologues dans son équipe pour interroger ce rapprochement téméraire, parce que lui et ses collègues avaient déjà, disait-il, les savoirs nécessaires à la compréhension de ces populations…
Relier l'économie et les sciences sociales
Mais bien entendu, pour qu'il y ait échange constructif entre l'économie et les autres sciences sociales, il est tout autant nécessaire que les chercheurs de ces dernières soient prêts, eux aussi, à apprendre de leurs collègues économistes. De ce point de vue, une occasion historique a probablement été manquée en 2013 lors de la création avortée d'une section du Conseil national des universités intitulée « Economie et société », qui aurait jeté un pont entre la discipline économique et les autres sciences sociales en reconnaissant la légitimité d'approches à la frontière entre la première et les secondes.
Cette initiative ne faisait pourtant que traduire une réalité de la recherche scientifique, avec des économistes faisant de l'histoire, des historiens étudiant l'économie, et des chercheurs en sociologie économique discutant avec des experts en économie politique, les savoirs des uns enrichissant ceux des autres.
Article réservé à nos abonnés Lire aussi « Il faut créer un Fonds national pour l'emploi, la formation et la revitalisation productive écologique »Cet épisode invite à réfléchir à un autre trait de la science économique telle qu'elle peut apparaître au spectateur de son évolution : une certaine tendance au monolithisme. C'est là un paradoxe puisque je viens d'évoquer la grande diversité de ses thèmes aussi bien que la remarquable variété de ses méthodes. Mais je me réfère en réalité aux fondements mêmes de l'économie, c'est-à-dire à la théorie sur laquelle elle repose, qu'on la qualifie ou non de néoclassique.
Des décisions prises sur le court terme
Je n'ignore pas l'existence de courants de pensée qui questionnent ces fondements, qui s'efforcent de rendre compte de la complexité des faits économiques et qui s'intéressent à ce que produisent les autres sciences sociales, mais il faut reconnaître qu'il leur est difficile d'exister dans le monde académique tel qu'il se construit, notamment aux Etats-Unis où se concentre le plus grand nombre d'économistes.
Ces courants sont pourtant dignes de considération, car leur critique ne vise pas seulement la discipline en tant que telle, mais aussi et surtout en tant qu'elle est devenue le référentiel absolu des politiques publiques, au risque de simplifications et d'erreurs coûteuses pour les sociétés concernées. C'est le cas des essais randomisés, dont je ne doute pas de l'intérêt pour les avoir moi-même utilisés et même enseignés en épidémiologie, avant qu'ils ne soient introduits dans l'économie du développement.
Leurs mérites ne doivent cependant pas conduire à faire disparaître d'autres approches en matière d'évaluation de projets, comme c'est le cas dans les grandes organisations internationales, telle la Banque mondiale qui y recourt désormais pour les deux tiers de ses programmes. Car cette méthode ne s'applique par définition qu'à ce qui est mesurable en termes de résultats, souvent de court terme, et séduit d'autant plus les financeurs que les solutions proposées sont généralement techniques et peu coûteuses.
L'exception de l'économie
Ce faisant, on renonce à une action plus en profondeur sur les pratiques et les structures qui permettrait des changements pérennes au bénéfice des sociétés concernées. C'est ce dont j'ai pu me rendre compte en menant une série d'évaluations de politiques de coopération internationale dans le domaine sanitaire en Afrique subsaharienne. Et c'est aussi le constat que font la philosophe Ann Cartwright et l'économiste Angus Deaton dans un rapport du National Bureau of Economic Research aux Etats-Unis : celle d'une utilité des essais randomisés à condition, ajoutent-ils, d'avoir à leur égard des attentes réalistes et la reconnaissance de leurs limites.
Je suis d'autant plus sensible à cette hégémonie d'un paradigme que je travaille dans un univers scientifique où les économistes paraissent les seuls à construire leur discipline de cette manière. Ainsi, non seulement les anthropologues et les sociologues mobilisent des théories différentes, du structuralisme au constructivisme, de l'interactionnisme au pragmatisme, de Marx à Wittgenstein, de Pierre Bourdieu à Michel Foucault, mais même les physiciens, avec lesquels j'ai des échanges dans mon institution, divergent dans leurs interprétations de l'infiniment petit pour réunir les théories de la gravité, de l'électromagnétisme et des forces nucléaires faibles et fortes.
Lire aussi : « Il reste encore beaucoup à faire si l'on veut que la tarification du CO2 aboutisse à une réelle décarbonation »L'économie semble donc une exception. Elle n'a pas toujours obéi à cette logique. A certaines périodes de son histoire, la discipline naissante se trouvait à la croisée de plusieurs chemins et aurait pu prendre d'autres directions. Plus près de nous, j'ai découvert, avec d'autant plus de tristesse qu'il avait été mon collègue, qu'Albert Hirschman, économiste d'une grande culture historique, sociologique et philosophique, dont certains des ouvrages sont parmi les plus influents de toute la littérature en sciences sociales, n'était plus considéré par les économistes mainstream comme l'un des leurs, ce qu'objective l'absence de son nom parmi les mille premiers du classement « Ideas » des Research Papers in Economics.
La manière de penser et de changer la société
Cette unité de la discipline peut sembler une force, et elle participe en effet de la capacité de l'économie à conserver tout son pouvoir de conviction, même quand la réalité empirique – celle des crises, par exemple – invalide ses modèles, paraissant, si l'on ose dire, réfuter le concept poppérien de réfutation. En fait, c'est plutôt du côté de Thomas Kuhn et de sa structure des révolutions scientifiques qu'il faut chercher une interprétation. L'économie est aujourd'hui dans une période de son histoire où elle fonctionne comme ce qu'il appelle une « science normale », c'est-à-dire dans un temps où elle est solidement ancrée sur un ensemble cohérent de lois, de théories et de méthodes qui lui donne une vision du monde unifiée, comme la physique a pu l'être autour du paradigme newtonien.
Si l'on poursuit la thèse kuhnienne, il est possible – et probablement souhaitable – que les anomalies empiriques, autrement dit les faits mal expliqués par la science normale, finissent par être reconnues, et que des théories concurrentes, aujourd'hui rejetées par la majorité de la communauté des économistes, s'avèrent plus pertinentes pour en rendre compte. Emergerait alors un nouveau paradigme remportant progressivement l'adhésion de cette communauté, comme ce fut le cas en physique avec le paradigme einsteinien.
Mais nous n'en sommes pas là. Et d'ailleurs, l'enjeu est-il celui-ci ? Plutôt que d'un nouveau paradigme s'imposant à nouveau, n'a-t-on pas besoin de plusieurs paradigmes concurrents permettant des confrontations fécondes, comme on le voit dans les autres sciences sociales ? Inactuelles – ou intempestives si l'on traduit fidèlement le qualificatif de celles de Nietzsche – ces considérations procèdent de ce que Claude Lévi-Strauss appelait un regard éloigné qui se porte avec perplexité sur l'évolution d'une discipline plus riche que ses praticiens et ses praticiennes ne s'autorisent même à la concevoir.
Mais elles vont bien au-delà d'un questionnement de la discipline. Elles invitent à une réflexion sur la manière de penser et de changer la société dans un temps où les disparités s'accroissent, où les protections sociales sont fragilisées, où le modèle de croissance est contesté, où enfin l'après-pandémie va se payer d'inégalités non seulement devant la mort mais aussi devant la vie.
Didier Fassin Anthropologue, sociologue et médecin est professeur à l'Institute for Advanced Study de l'université Princeton (Etats-Unis) et directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales. Il est titulaire de la chaire annuelle de santé publique au Collège de France. Il a publié La Vie mode d'emploi critique (Seuil, 2018).
Didier Fassin(Anthropologue, sociologue et médecin)
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