[Cet article est issu de notre dossier “Comment Marine Le Pen essaime”]

À l’approche de la présidentielle française de 2022, les deux favoris jouent à échanger leurs idées.

Marine Le Pen, la candidate traditionnelle de l’extrême droite, fait les yeux doux à un électorat plus modéré en amenant son Rassemblement national sur les terres politiques du centre. De façon sans doute plus surprenante encore, le président Emmanuel Macron opère de son côté un net virage à droite, au point de choquer nombre de ses partisans et de soulever de profondes questions sur les lignes rouges d’un discours politique républicain.

“Les idées du Rassemblement national se sont banalisées et font désormais partie intégrante du débat dominant, force est de le constater, résume Gilles Ivaldi, enseignant à Sciences-Po et chargé de recherches au CNRS. C’est une réalité.”

Deux incidents ces dernières semaines sont venus brutalement cristalliser le changement de ton du gouvernement Macron, qui s’était toujours vanté d’être “ni de droite, ni de gauche”.

Changement de ton

Dans un débat télévisé avec Marine Le Pen [le 11 février], le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin l’a ainsi accusée d’être “dans la mollesse” vis-à-vis de l’islam radical, tout en vantant le sévère projet de loi contre le “séparatisme” islamiste qu’il avait présenté devant le Parlement le 1er février.

Quelques jours plus tard, sa consœur [la ministre de l’Enseignement supérieur] reprenait à son compte un terme cher aux milieux d’extrême droite pour mandater une étude sur l’“islamogauchisme” dans les universités françaises, qui plus largement selon elle “gangrène la société”.

“Ce gouvernement […] va draguer des secteurs de l’opinion publique dans des endroits assez nauséabonds, a dénoncé Jean Chambaz, le président de Sorbonne Université. [Il] devrait se consacrer à la gestion de la crise plutôt qu’à préparer la présidentielle.”

Cela fait déjà bien longtemps, depuis la création du Front national par Jean-Marie Le Pen, père de Marine et négationniste patenté, que le monde politique de tous bords s’empare régulièrement de la rhétorique de l’extrême droite sur ses sujets de prédilection, telles l’immigration et les questions d’ordre public.

En 1990 déjà, François Mitterrand, président socialiste, estimait qu’en matière d’immigration la France avait franchi “le seuil de tolérance” ; un an plus tard, son adversaire de centre droit, l’ancien chef de l’État Valéry Giscard d’Estaing, mettait en garde contre une “invasion” étrangère.

Autre ancien président de la droite “traditionnelle”, Nicolas Sarkozy (dont Macron sollicite régulièrement les conseils) entendait interdire aux musulmanes de porter le voile dans l’espace public, quand un ministre socialiste de l’Intérieur, Manuel Valls, avait appelé en son temps à l’expulsion de tous les Roms.

Le 11-Septembre et la nouvelle paranoïa

L’histoire a aussi contribué à banaliser des attitudes longtemps jugées inadmissibles, ajoute l’analyste politique Thomas Guénolé. “Après la Seconde Guerre mondiale, il était inconcevable d’imaginer la naissance d’un parti d’extrême droite après le rôle joué par la France dans la Shoah. L’extrémisme n’était toléré nulle part, rappelle-t-il. Mais le nationalisme n’a jamais disparu. À cela est venu s’ajouter, après le 11-Septembre, une nouvelle paranoïa antimusulmans. Il est devenu acceptable d’inviter des voix extrémistes à la télévision, dans le débat politique. L’ambiance générale a complètement changé.”

Si Emmanuel Macron a fait campagne en 2017 en jeune président réformiste et audacieux, le président a depuis perdu beaucoup de sa fraîcheur, sapée par mouvement des “gilets jaunes” en 2018-2019, puis par sa gestion contestable de la pandémie.

Ces derniers mois, son gouvernement manie une rhétorique plus intransigeante sur les grands sujets sensibles (islamisme, laïcité, maintien de l’ordre) pour mieux s’ériger en garant des valeurs traditionnelles françaises.

La loi dite “de sécurité globale” [qui a été définitivement adoptée le 15 avril] a étendu les pouvoirs de police pour mettre en œuvre des moyens de surveillance de masse, notamment le recours à des logiciels de reconnaissance faciale, et a créé un délit de “provocation à l’identification” des membres des forces de l’ordre sur des photos et des vidéos, même en cas d’abus d’autorité de leur part, afin de protéger leur “intégrité physique et psychique”.

Encore à l’examen, le projet de loi “confortant le respect des principes de la République”, dans son titre officiel, prend pour cible le séparatisme islamiste en interdisant l’école à la maison, en renforçant le contrôle de l’État sur le financement des cultes et en donnant aux autorités le pouvoir de fermer une mosquée ou d’interférer dans sa gouvernance. Pour ses détracteurs, cette loi stigmatise la communauté musulmane, forte de 5 millions de fidèles en France.

Une boîte de Pandore

De l’avis de certains observateurs, c’est pour détourner l’attention de ses difficultés politiques que Macron se focalise sur ces enjeux. Mais c’est une stratégie qui a de plus larges implications, met en garde le politologue Emiliano Grossman : “Une fois que vous avez rendu acceptables des arguments d’extrême droite, ils le restent. Quand bien même ce ne serait qu’une stratégie [électorale] à court terme, elle a des effets à long terme.”

Pendant que Macron courtise l’électorat tous azimuts, Marine Le Pen poursuit son œuvre de dédiabolisation de son parti : changement de nom et de logo, renouvellement des équipes vers plus de jeunesse et de diversité, “reniement” public du père pour débarrasser le RN de son image de parti néofasciste.

La patronne du Rassemblement national a aussi renoncé à des points qui furent longtemps des piliers du programme de son parti, prenant acte de leur impopularité. Elle ne milite plus pour la sortie de l’Union européenne ni de l’euro, et elle modère son opposition à la libre circulation des personnes au sein de l’UE. Marine Le Pen se présente même désormais en championne de l’environnement, pour mieux tenter de récupérer les électeurs verts déçus par le président.

Et ses efforts ne sont pas tout à fait vains. Selon une enquête conduite en mars pour le Journal du dimanche, 43 % des sondés se disaient en accord avec son programme, mais ils n’étaient que 28 % à partager les valeurs de son parti.

Mais Marine Le Pen peut se targuer d’une franche réussite sur le plan idéologique, car le centre de gravité de la politique française s’est manifestement déplacé pour se rapprocher de ses positions. Emmanuel Macron lui-même, élu en chantre de la mondialisation, reprend désormais les idées de “mondialisation régulée” et de “patriotisme économique” que défendait Marine Le Pen lors d’une rencontre récente avec l’Anglo-American Press Association à Paris.

“La majorité partage nos idées”

“L’immense majorité des Français partage nos idées, qui sont parfaitement raisonnables, a-t-elle affirmé. Nos adversaires politiques ont bien du mal à ne pas empiéter sur notre territoire.”

L’élection d’Emmanuel Macron en 2017 avec La République en marche, une formation politique créée de fraîche date et qui avait su réunir les voix d’électeurs traditionnels de partis de droite et de gauche, avait fait voler en éclats une vie politique française fondée sur l’alternance. Depuis lors, un très grand nombre de Français n’ont plus d’attache partisane – et aussi bien Macron que Marine Le Pen entendent en tirer profit.

Il n’est pas certain pour autant qu’ils y parviennent lors de l’échéance d’avril 2022. Nombre d’électeurs ayant voté Macron en 2017 sont trop déçus par son mandat pour vouloir lui en donner un second ; du côté des modérés que Marine Le Pen aimerait tant séduire, ils sont trop nombreux à ne pas être convaincus par la sincérité de sa nouvelle image.

D’aucuns prédisent déjà une abstention record. “Je le vois dans les dernières enquêtes d’opinion, je l’entends autour de moi, confirme le politologue Thomas Guénolé. De plus en plus de gens le disent : en cas de second tour Macron-Le Pen, ils n’iront pas voter.”