Le Point : Quelle a été votre méthode pour maintenir l'unité des Vingt-Sept pendant la longue négociation du Brexit ?
Michel Barnier : Sur l'ensemble des sujets qui étaient sur la table, on a tout dit à tout le monde – aux 27 États membres ainsi qu'au Parlement européen – et en même temps. Il n'y avait aucun engagement préalable en ce sens. Pourtant, j'ai estimé que cette méthode, qui passe par le respect de chacun et la transparence, était absolument nécessaire.
Pourquoi Bruxelles et la Commission n'ont-elles pas fonctionné de cette manière avant ?
La Commission est quelquefois trop sûre d'elle-même. J'y ai travaillé quinze ans, et j'y ai rencontré des fonctionnaires certes très compétents mais parfois très arrogants. À Bruxelles comme à Paris, quand les bureaucrates prennent le pouvoir, c'est que les hommes politiques le leur laissent. L'une des erreurs fondamentales de l'Europe fut l'ultralibéralisme, qui s'est exprimé par cette vision naïve – que personne d'autre n'a eue dans le monde – selon laquelle les échanges allaient tout régler, que le commerce allait nourrir l'Afrique, qu'on pouvait se faire confiance, qu'on pouvait, nous, ouvrir les portes de l'Europe en grand et que les autres allaient en faire autant. Et les autres s'en sont bien gardés ! Qu'il s'agisse des Américains, des Chinois, ou des Russes. Certes, on a besoin de la finance, des grandes banques, mais on doit les mettre au service de l'économie réelle. Beaucoup de régions britanniques ont voté contre cette mondialisation-là. Si je suis libéral, c'est comme l'était Adam Smith, avec une éthique et une morale.
Est-ce que vous diriez que Boris Johnson est un dirigeant populiste ?
La campagne du référendum a été une campagne populiste qui a utilisé le sentiment populaire ou la colère sociale qui existe au Royaume-Uni comme chez nous. Mais il ne faut pas confondre le sentiment populaire avec le populisme. Les brexiteurs, dont faisaient partie Johnson, Farage et d'autres, ont utilisé tous les arguments, y compris de faux arguments, des mensonges, pour gagner le référendum. Aujourd'hui, la gestion du gouvernement par Boris Johnson est beaucoup plus sérieuse. Il est pragmatique, intelligent. Je ne l'ai jamais sous-estimé.
Pensez-vous qu'il réussira son pari du « Global Britain » ?
Je souhaite le succès du Royaume-Uni ! Good luck ! Mais je n'ai jamais compris ce qui aurait empêché le Royaume-Uni d'être une « Global Britain » dans l'Union. Qu'on nous l'explique. Rien n'a empêché l'Allemagne d'être une « Global Germany », grâce à sa robuste compétitivité. Je repense au tableau que me présenta un jour David Cameron sur l'évolution des dix premières puissances mondiales d'ici à 2050. En 2010, il y a quatre pays européens : Allemagne, Royaume-Uni, France, Italie. Et, tous les dix ans, l'un des quatre est éjecté du classement. Je n'accepte cette fatalité ni pour la France ni pour l'Europe ! Si on ne travaille pas ensemble, on est foutus. On devient définitivement sous-traitant et sous influence des Américains et des Chinois. Je me suis engagé en politique à l'âge de 14 ans derrière le général de Gaulle pour que l'avenir de mes enfants et petits-enfants ne se décide pas à Washington ou Pékin.
Comment pouvez-vous essayer de réconcilier Les Républicains avec l'Union européenne sachant que votre parti est travaillé par des courants souverainistes, comme celui animé par Bruno Retailleau ?
Ma famille politique gagne quand elle ressemble à la France. Quand elle se recroqueville, elle perd. Si l'on veut gagner, il faut réduire cette fracture entre la droite et l'Europe. Nous l'avons fait en 2009, quand, sous l'impulsion de Nicolas Sarkozy, j'ai conduit la liste de la majorité aux européennes en Île-de-France. C'est d'ailleurs la dernière élection nationale que nous avons collectivement gagnée à droite.
Bruno Retailleau souhaite affaiblir la Commission, et Xavier Bertrand se dit contre l'accord commercial avec le Canada. Que faites-vous dans cette famille politique ?
Toutes les grandes familles politiques sont traversées par ces débats. Bruno Retailleau et Xavier Bertrand ont une parole très utile, mais je ne veux pas oublier tous les autres. Je suis bien placé pour savoir qu'il y a des choses à changer pour redonner de la liberté aux États, réduire le poids de la bureaucratie bruxelloise, ou augmenter le contrôle démocratique. Mais on a besoin d'une institution qui soit au milieu du jeu pour proposer et appliquer les décisions. Charge à la France d'y être influente et de savoir convaincre, ce qui est moins le cas depuis dix ans. En la matière, l'Allemagne est plus réaliste et plus efficace.
L'Union européenne avait une occasion en or de démontrer son efficacité à travers les précommandes collectives des vaccins. Or, quelques mois plus tard, nous sommes derrière les Britanniques et derrière les Américains. Qu'est-ce qui a péché ?
Bien sûr, c'est plus facile de décider tout seul qu'à 27. Il y a eu assurément des erreurs, des retards, des atermoiements. Cela n'empêche pas que l'Europe demeure la bonne dimension pour appréhender le problème, y compris du point de vue sanitaire. Elle est dans son rôle lorsqu'il s'agit de mutualiser pour les Vingt-Sept les commandes de vaccins, pour les négocier à un meilleur prix et en assurer une distribution équitable plutôt que de laisser les plus petits pays à leur sort. J'observe, en passant, que la France aurait été bien incapable de pratiquer une sorte de patriotisme vaccinal puisque nous n'avons pas pu produire de vaccin français. Nous sommes donc liés les uns aux autres.
Pourquoi citez-vous Konrad Adenauer disant à Winston Churchill que, pour être un homme d'État, il faut « grandeur de pensée et profondeur des sentiments » ?
Il faut aimer les gens et les écouter. En 2008, alors que j'étais ministre de l'Agriculture et de la Pêche, j'ai rencontré, à Étables-sur-Mer, des pêcheurs dont le bateau, le Mon Bijou, venait de couler. Dans le naufrage, un jeune pêcheur était mort. Les bateaux sont équipés d'une balise sur leur mât. Quand ils coulent, le mât émet. Les secours arrivent ainsi à localiser les bateaux, mais pas forcément les pêcheurs, qui, eux, risquent de dériver dans l'eau, de s'éloigner du mât et de ne pas être retrouvés. Je discute avec ces pêcheurs sous le choc, et l'un d'entre eux me dit : « Vous êtes élu en Savoie. Pourquoi ne sommes-nous pas équipés comme les pisteurs secouristes, qui ont une balise individuelle sur leur anorak ? » Ce pêcheur m'a donné une idée que personne ne m'avait suggérée jusqu'alors. Nous avons fait équiper, dans la foulée, les 20 000 pêcheurs français. Quand on est un homme politique, on n'a pas la science infuse. On doit mettre son autorité, toujours temporaire, au service des bonnes idées, d'où qu'elles viennent. Le pouvoir, ce n'est pas de se mettre en avant, mais d'agir avec les autres.
Comment comptez-vous remédier à votre image de premier de la classe et à votre déficit de notoriété auprès des Français ?
J'ai rarement été premier de la classe ! Mais je connais cette réputation faite par certains journalistes et politiques du microcosme parisien. Je n'ai jamais lancé de petites phrases, je n'ai jamais construit mon parcours contre les autres. On peut gagner sans ça. Depuis ma première élection cantonale en Savoie et en trente ans de vie politique, j'ai toujours fait campagne sans citer le nom ni critiquer mes concurrents. On est toujours mieux élu sur ses idées que sur le rejet des autres. En ce qui concerne l'image, on peut s'en préoccuper, mais non la changer et la travestir. Je ne vais pas modifier mon image à mon âge pour faire plaisir. J'ai une ligne, un fil bleu, et je ne compte pas le perdre de vue. La politique doit s'accompagner de dignité. Je ne suis pas à l'aise quand on me demande de raconter des histoires ou de faire rire les gens. Je n'ai pas cette conception-là de la politique. J'aime mettre des gens ensemble pour construire.
Êtes-vous prêt à vous jeter dans une campagne présidentielle, sa violence, ses mauvais coups, sa démagogie ?
La politique est violente. Je l'ai su très tôt, en m'engageant comme militant gaulliste à 14 ans. J'ai fait beaucoup de campagnes dans ma vie. L'année dernière encore, le Daily Mirror m'a accusé d'être le patient zéro pour l'équipe de négociation britannique ! Je ne crois pas qu'il soit obligatoire de donner des coups de poignard pour réussir en politique. La situation actuelle appelle davantage d'énergie positive et moins de polémiques.
Qu'est-ce qui fait que vous pourriez vous présenter à la présidentielle de 2022 ?
Dans l'état actuel du pays, ce que je représente, ce que je sais faire, mon sens du travail en équipe peuvent être utiles pour remettre notre pays sur le droit chemin. J'ai construit une expérience locale, nationale et internationale, j'ai été beaucoup plus longtemps sur le terrain qu'à Bruxelles, à la rencontre des Français. Il n'y a aucune fébrilité de ma part.
Si vous faisiez le choix de vous présenter, passeriez-vous par la primaire ?
Je pense que ma famille peut choisir son candidat sans passer par la primaire. Il y a beaucoup de vrais talents à droite, parmi Les Républicains ou juste à côté de nous. Mais nous n'arrivons pas encore à rassembler ces talents individuels pour en faire une force collective. L'expérience des primaires de 2016 a été à l'origine de divisions et de rancœurs personnelles qui rendraient aujourd'hui le rassemblement de notre famille politique beaucoup plus difficile.
Quand connaîtra-t-on votre décision ?
À l'automne.
Pourquoi ne vous jetez-vous pas à l'eau tout de suite ?
Pour se jeter à l'eau, encore faut-il qu'il y ait de l'eau.
La société française est de plus en plus fragmentée, radicalisée, repliée sur elle-même. Vous prônez le consensus, l'apaisement. Comment la rencontre avec les Français pourrait-elle se faire ?
Les Français souffrent des tensions et des passions avivées par les stratégies personnelles et de court terme. Les Français sont dos à dos. Je suis convaincu que la France doit être apaisée. Il faut remettre du respect entre nous et de la raison. C'est en travaillant collectivement que nous pourrons redonner un horizon commun à tous les Français. J'ai envie de porter ce projet d'ambition française et de rassemblement du pays. Par ma famille et mon parcours, j'ai appris à avoir un respect profond pour le tissu associatif, les élus, les petites entreprises, pour tous ces responsables anonymes qui font la France.
Le discrédit des politiques ne vient-il pas toujours du gouffre entre les paroles et les actes ?
Au fond, on attend d'un homme politique qu'il remonte la ligne d'horizon. Il faut expliquer pourquoi les changements sont bénéfiques et pourquoi les réformes demandent du temps et ne se font pas en cent jours. Sinon se crée un fossé dévastateur entre les attentes et les actes. L'effet de suivi est aussi important que l'effet d'annonce. J'ai toujours suivi ce que j'ai fait. Quand les citoyens lèvent les yeux, il faut qu'ils voient quelque chose. S'ils lèvent les yeux et ne voient rien, alors c'est le chacun pour soi qui ouvre les portes à la démagogie, aux extrêmes, à la rhétorique. J'ai appris tout cela avec Jean-Claude Killy, durant les dix ans d'organisation des Jeux d'Albertville de 1992. Nous avions mobilisé 8 000 volontaires. Chacun a eu l'impression de s'améliorer individuellement en participant à un projet collectif. Dans Le Nœud gordien, Georges Pompidou parle d'une « morale de l'action ». Les gens n'ont pas les mêmes idées, ne viennent pas forcément du même lieu, ne se rendent pas forcément aux mêmes endroits, mais ils savent se réunir par la « morale de l'action ». Dans les débats qui viennent, je dirai ce que je crois : la France peut et doit devenir dans dix ans la première puissance économique européenne. Il faut s'en donner les moyens et tracer une perspective, en ayant à cœur de changer ce qui peut l'être. Nous devons avoir une immense ambition pour la France.
Si vous entrez en campagne présidentielle, qu'est-ce que vous n'êtes pas prêt à faire ?
Mentir.
Quelles sont vos relations avec Emmanuel Macron ?
Je l'ai connu avant qu'il ne soit président de la République et j'ai de bonnes relations avec lui, comme avec les 26 autres chefs de gouvernement avec lesquels j'ai eu à travailler presque quotidiennement pendant cinq ans, de Viktor Orban à Angela Merkel.
À ce stade, comment jugez-vous sa présidence ?
J'ai vu quelqu'un d'intelligent, mais rarement dans le partage et dans la confiance. Il a une gestion trop solitaire du pouvoir. Entre la solitude et l'arrogance, la frontière est parfois mince. Quand vous dirigez, il faut que les gens que vous représentez se sentent considérés. Aussi bien ceux qui vous font confiance que ceux qui ne vous font pas confiance. Je me souviens d'une homélie du pape Benoît XVI durant laquelle il avait prononcé quatre mots qui, mis ensemble, ont une force inouïe : « Chaque homme est nécessaire. » C'est ce que je pense profondément. Chaque citoyen, chaque entreprise, chaque territoire est nécessaire.
Quel regard portez-vous sur la politique économique d'Emmanuel Macron ?
La politique économique de la France a été bousculée par la crise du Covid. Elle a obligé le gouvernement à ouvrir les vannes, à emprunter et à distribuer en grande quantité. Est-ce que cela explique ou justifie qu'il n'y ait pas l'effort souhaitable en matière de réforme de l'État, de maîtrise de certains postes de dépense publique ? Est-ce que tout le monde a compris le sens de certaines diminutions d'impôts ? Il aurait été préférable de mettre l'accent sur la diminution plus forte des impôts de production, sur le coût du travail et sur les transmissions d'entreprises pour revenir dans la moyenne européenne et redonner de la compétitivité à nos entreprises, petites ou grandes, qui veulent travailler et produire en France. La clef, c'est de faire résolument le pari de l'activité. Il n'a jamais été fait en France. À cette condition, nous aurons une croissance à la fois plus juste – pour les jeunes, pour les territoires, pour les petits salaires – et plus écologique, par l'innovation et l'investissement.
Que vous inspire le parcours de Joe Biden ?
Il est américain ; je suis français. La France et les États-Unis ne sont pas comparables. Mais, après des années de tumulte, les Américains ont souhaité placer à leur tête quelqu'un qui remette le calme et le respect au centre du jeu. Je me retrouve dans sa persévérance.
Vous êtes un montagnard. Qu'est-ce que cela dit de vous ?
Nous sommes sobres, tenaces, solidaires dans l'épreuve et dans l'effort. Nous ne faisons pas d'esbroufe.
Quand on entre en campagne, il faut pourtant se déboutonner. Êtes-vous prêt à cela ?
En pleine crise sanitaire et économique, croyez-vous que les Français attendent ce strip-tease ? Moi, non ! Depuis trop longtemps, la crédibilité politique souffre de trop de surenchères et d'incantations ! Pour ma part, je suis déterminé à rester moi-même. Et je pense que les Français veulent de la dignité de la part de ceux qui les représentent, de l'élu local au président de la République.
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