07/04/2021

Blocus du campus de Grignon : les étudiants d’AgroParisTech protestent contre les conditions de cession de ce domaine, haut lieu de l’agronomie française depuis le XIXe siècle

C’est une école qui a formé à la fois des pionniers de l’écologie et les ingénieurs agronomes qui ont accompagné l’agriculture dite « conventionnelle ». Depuis quelques jours, le site de Grignon – campus sur lequel les premières années d’AgroParisTech suivent un tronc commun – est bloqué par les étudiants, qui protestent contre les conditions de cession de ce domaine, haut lieu de l’agronomie française depuis le XIXe siècle. La vente est coordonnée par l’Etat avant le déménagement des équipes éducatives sur le campus de Paris Saclay: Paris-Tech

Quatre acheteurs potentiels (deux entreprises d’immobilier, un aménageur public et un projet porté par une association) sont en lice pour récupérer les bâtiments (dont un château du XVIIe siècle) et un parc de presque 300 hectares, comprenant des forêts, des terres agricoles, un arboretum… Craignant la dégradation de l’endroit, les étudiants demandent à l’Etat d’insister sur la préservation de la biodiversité. Le ministère de l’Agriculture, lui, souligne que l’appel à projets contient une « note d’intégration paysagère » et des critères tels que « l’organisation, les intentions et la motivation du candidat au regard des enjeux urbains, patrimoniaux et économiques ». Le plan local d’urbanisme empêche – théoriquement – la bétonisation d’une partie du site.

Quelle que soit l’issue de ce blocus, le mouvement est singulier tant « l’Agro » occupe une place à part dans le paysage des écoles d’ingénieurs… Y a longtemps été attaché le cliché de l’agronome travaillant à des plantes à haut rendement (par « amélioration variétale »). C’est pourtant là que René Dumont et Marc Dufumier, par exemple, ont fait leurs classes. Le premier (dont les archives sont conservées par l’école) fut le premier candidat écologiste à la présidentielle, en 1974. Le second continue de faire la promotion de l’agroécologie, une technique de culture qui « n’étudie pas seulement le sol, les abeilles, ou les plantes, mais l’ensemble aménagé par l’agriculteur, les interactions qui s’y jouent et les liens avec le contexte économique, historique, social, juridique », comme il le disait à « l’Obs ».

Nous avons rendu visite à ces étudiants, qui s’apprêtent à partir en stage, pour qu’ils nous parlent de leur rapport à l’écologie. Quatre d’entre eux, parmi les plus impliqués dans le blocus, ont accepté de nous répondre.

Maël, 20 ans, originaire du Finistère

Pourquoi participez-vous à ce blocus ?

C’est mon premier acte militant. J’appartiens à une classe d’âge qui a toujours entendu parler d’écologie, mais là, c’est concret, matériel : il y a ce site, qui accueille des agronomes depuis deux cents ans, et qui a connu toute l’évolution des pratiques culturales. L’endroit a des possibilités pédagogiques immenses : des sols variés (avec des fonds de vallée, des flancs, des coteaux), l’arboretum et la falunière, avec des fossiles qui sont encore étudiés. On pourrait faire en sorte que ce lieu soit un espace utile pour la transition écologique et au lieu de ça, on nous parle de projets immobiliers…

La députée Clémentine Autain (LFI) est venue nous rendre visite et nous a parlé du triangle de Gonesse, de l’opposition à la ligne 18 du métro. Je réalise qu’il y a plein d’endroits en Ile-de-France où l’on fait l’inverse de ce qu’il faudrait faire : bétonner plutôt que de respecter la diversité des écosystèmes. 

Les dérèglements climatiques sont-ils perceptibles dans le parc de Grignon ?

Oui. Des espèces sont en train de mourir. Au printemps, on voit des trous dans la canopée, les arbres morts attaqués par les parasites et la sécheresse.

Quelle place occupe l’écologie dans vos cours ?

Il n’y a pas un cours où nous ne parlons pas d’écologie. Même lorsqu’on aborde la comptabilité, on parle de la « comptabilité écologique ». Bien sûr qu’il est question de rendement, mais ce n’est pas un gros mot. La question, c’est : « à quel prix ? » Comment éviter que la production agricole ne se fasse au détriment de la biodiversité ou du climat ? On nous présente les systèmes conventionnels, mais aussi d’autres modèles agricoles, comme l’agroécologie ou l’agroforesterie. Nous avons un cours d’« éthique, histoire et philosophie des sciences ». On y parle de la place du vivant bien au-delà des aspects techniques. Le bien-être animal, par exemple, est très souvent abordé par les enseignants : comment mesurer le stress grâce aux décharges hormonales ? La finalité reste l’élevage, mais ces expériences permettent de répondre à des questions concrètes : quand faut-il séparer le veau de sa mère pour occasionner le moins de souffrances ?

Où voudriez-vous travailler ?

Je voudrais devenir naturaliste ou écologue, mener des études d’impact ou des études compensatoires. Nous avons beaucoup de débats entre nous : faut-il mieux intégrer des grands groupes pour les faire changer de l’intérieur ou aller vers des associations ou des entreprises plus petites ? Je tends plutôt vers la deuxième piste.

Auriane, 20 ans, originaire d’Auvergne

Comment êtes-vous arrivée à « l’Agro » ?

Je suis écologiste depuis le lycée : je viens d’un milieu rural, mon père possède des ruches et a bien vu l’effet des pesticides sur les abeilles… En fin de classe prépa, je me suis demandé quelle serait la formation me permettant d’être la plus efficace pour protéger l’environnement. Et « l’Agro » m’a paru la meilleure voie pour agir concrètement. On a besoin d’un bagage scientifique pour comprendre ce qu’est le cycle du carbone, le phytoplancton, l’érosion des sols, etc. : tous ces sujets qui sont au cœur de la transition écologique.

C’est une critique venue des milieux écologistes : nos élites dirigeantes seraient trop marquées par des formations en droit ou en économie, pas assez en sciences du vivant…

C’est autre chose qui m’a décidé. J’ai l’impression que sans un diplôme d’ingénieur, je ne serai pas prise au sérieux : on me reléguera dans la case de l’écologiste gentillette, idéaliste. Ma sœur travaille dans la gestion de l’eau, mais avec un diplôme de géographie, et je crains que – dans le système actuel – ce ne soit encore regardé avec condescendance par des gens qui ont fait des sciences dites « dures ». Cependant, j’ai parfois le sentiment qu’à l’issue de cette formation à « l’Agro », je manquerai de compétences en droit et en économie. Ce blocus me fait réaliser à quel point le droit peut-être une arme pour les écologistes…

« L’Agro » traîne le cliché de l’agronome travaillant pour l’industrie agroalimentaire. Qu’en pensez-vous ?

Il y a, sans doute, l’héritage du productivisme. Après la Seconde Guerre mondiale, l’agronomie s’est concentrée sur les rendements pour nourrir la population française. Mais ça a changé ! Nos professeurs nous parlent beaucoup d’agroécologie et n’hésitent pas à souligner les filouteries de l’industrie (comme parler d’agriculture « raisonnée »). Bon, il est certain qu’il y a parfois de petits décalages. Je suis végétalienne et je dois suivre des cours de « production de viande ». Je bondis aussi quand on parle de faire de l’insémination artificielle avec des semences arrivées en avion ! Autre exemple : j’ai lu les livres de Vandana Shiva, qui lutte contre la privatisation des semences en Inde. On n’a pas encore eu de cours là-dessus, je me demande ce qu’on va en dire…

Vous êtes végétalienne pour des raisons de bien-être animal ou de réduction de vos émissions ?

Certaines pratiques d’élevage me révoltent et je pense que les régimes alimentaires actuels, trop riches en protéines animales ne sont pas sains (diabète, maladies cardiovasculaires, obésité). Je cherche aussi à baisser mon empreinte carbone. Je dois être autour de cinq tonnes équivalent carbone par an. Manger végétarien, local et de saison me fait déjà économiser beaucoup de CO2 par rapport à quelqu’un qui mange de la viande tous les jours. Je me déplace à vélo, j’achète mes vêtements à Emmaüs… Reste le logement. Je ne sais pas comment est chauffé l’internat.

Qu’est-ce que ce blocus a changé à votre vision de l’écologie ?

J’ai rejoint Extinction rebellion et ce blocus m’a convaincu que la désobéissance civile est une bonne stratégie. En bloquant le site, en organisant un « die in » devant le ministère, nous avons réussi à mobiliser les médias et à obtenir une réponse du ministre…

Où voudriez-vous travailler par la suite ?

Peut-être dans une association, comme Greenpeace ou France Nature Environnement, mais ceux qui ont suivi cette voie me disent qu’il est difficile d’en revenir : tout paraît ensuite trop lent au vu de l’ampleur des enjeux. Là, je pars en stage dans le Puy-de-Dôme, chez un maraîcher qui fait encore de la traction animale. Avec d’autres étudiants, nous avons rédigé un travail sur ces agriculteurs qui évitent la mécanisation : il y a eu un renouveau de la traction animale dans les années 2000-2010 de la part de personnes qui ne voulaient plus dépendre des énergies fossiles. Mais bon, c’est très contraignant : un cheval, il faut s’en occuper sans cesse, ce n’est pas un tracteur…

Elise, 21 ans, originaire d’Île-de-France

[Elise est en train de lire « l’Evènement anthropocène », de Jean-Baptiste Fressoz et Chrisophe Bonneuil, quand nous la croisons, NDLR]. Que pensez-vous ce livre ?

J’apprends plein de choses sur l’Anthropocène. Les auteurs soulignent que nous oublions souvent, dans le bilan des guerres, d’évoquer les sols ravagés, les écosystèmes détruits ; je n’y avais jamais pensé… En revanche, je les trouve trop pessimistes quant à l’apport des nouvelles technologies. Je suis plus confiante. J’ai fait un stage dans une entreprise de biomimétisme et les laboratoires sont remplis de gens qui cherchent des solutions innovantes pour lutter contre le réchauffement climatique, comme des éoliennes sous-marines qui utilisent le courant pour produire de l’électricité.

Qu’est-ce que vos premiers mois dans cette école ont changé à votre regard sur l’écologie ?

Avant d’arriver à « l’Agro », j’avais des points de vue très tranchés, sur l’usage des produits phytosanitaires, par exemple. En creusant un peu le sujet, on se rend vite compte que le monde n’est pas blanc et noir, que c’est infiniment plus compliqué que de méchants agriculteurs répandant des insecticides sur leurs champs : le « bio-contrôle » (l’usage des insectes ou d’autres mécanismes naturels pour protéger les cultures sans intrants) prend du temps, ça ne se fait pas du jour au lendemain. Les agriculteurs sont prisonniers des pratiques conventionnelles. J’ai réalisé, ici, que la transition ne peut être que sociale. Il est difficile de se prétendre écologiste si on n’a pas vu à quoi ressemble un élevage.

Vous discutez beaucoup du futur climatique ou des dérèglements écologiques entre étudiants ?

Bien sûr. Ce blocus m’a fait comprendre que bien plus d’élèves que je ne le pensais se sentent intimement concernés par l’écologie. « L’Agro » est une école très féminisée. En ce moment, je m’intéresse à l’écoféminisme, l’idée que la domination des hommes sur les femmes et celle de l’Homme sur la Terre sont liées. Mais c’est une école d’agronomie : certains d’entre nous iront travailler un jour chez Lactalis ou Monsanto, c’est comme ça. On nous a même proposé de rencontrer un salarié de Lactalis le jour où la presse reparlait du scandale du déversement d’eaux usées par une filiale de l’entreprise dans une rivière de l’Isère…

Tangi, 20 ans, originaire du Morbihan

Pourquoi avez-vous voulu intégrer « l’Agro » ?

J’ai toujours été dans la nature. J’étais scout, il m’est souvent arrivé de dormir à la belle étoile. La protection de la biodiversité est un enjeu moral pour moi. Pendant un moment, j’ai voulu étudier l’astronomie, mais j’ai fini par me dire : « Attends, il reste tellement de choses à comprendre sur Terre ». Depuis le lycée, je suis fasciné, en particulier, par les arbres…

Les arbres ?

Oui. Ce sont des êtres vivants très incompris. Vous avez peut-être lu « la Vie secrète des arbres », de Peter Wohlleben. J’ai lu ce livre en terminale, et il m’a marqué. Je continue à grimper dans les arbres. Ils n’ont pas la même manière de vivre que nous, bien sûr, pas de système nerveux central, mais d’une certaine façon, ils communiquent. Je voudrais participer à mieux comprendre leur forme de vie.

Y a-t-il des arbres auxquels vous tenez particulièrement sur le site de Grignon ?

Il y a un hêtre, en particulier, que j’aime beaucoup. Il est majestueux, en dehors des chemins, dégagé, entouré par un parterre de feuilles, ce qui permet, en levant les yeux de voir ses branches se déployer. Il faut être humble face aux arbres. Grignon abrite aussi un arboretum, vieux de 150 ans…

Qu’est-ce que ce blocus change à votre façon de lire les enjeux écologiques ?

Ce blocus m’a aidé à comprendre l’hypocrisie des dirigeants politiques. On nous parle sans cesse d’écologie, mais il n’est pas fait mention de « l’environnement » dans les critères de l’appel à projets alors que ce site est consacré depuis deux cents ans à l’étude de nos milieux de vie.

Dans un courrier, le ministre de l’Agriculture, Julien Denormandie, lui-même ancien d’AgroParisTech, insiste sur le fait que l’appel à projets intègre, entre autres, « une note d’intégration paysagère »…

Oui, mais nous estimons que le ministre n’a pas répondu à nos inquiétudes. C’est aussi cela que m’a permis de percevoir ce blocus, à quel point ce qui se joue ici, très localement, résonne avec des enjeux bien plus larges : la façon dont les questions économiques finissent par l’emporter sur les aspects écologiques. Face à cela, les actions de désobéissance civile me semblent légitimes. Pendant ma césure, j’aimerais aller sur des lieux comme les Zads pour vraiment comprendre ce qui s’y joue.

 

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