LE FIGAROVOX.- «Il suffit d’avoir un peu vécu soi-même hors des livres des historiens pour savoir, pour avoir éprouvé que tout ce qu’on monte est généralement ce qui arrive le moins, et que ce qu’on ne monte pas est généralement ce qui arrive» écrit Péguy dans Notre Jeunesse , pour réfuter le complotisme des antisémites pendant l’affaire Dreyfus. Cela ne nous montre-t-il pas que le complotisme n’est pas un fait nouveau? En quoi le complotisme d’aujourd’hui serait-il plus grave que celui d’hier? N’est-il pas un fait social tristement universel?
Rudy REICHSTADT.- Ce n’est pas que le complotisme d’aujourd’hui soit plus «grave». À bien des égards, les siècles d’obscurantisme puis, plus près de nous, les expériences totalitaires, ont largement disqualifié les grands récits diabolisateurs et paranoïaques, prétextes aux persécutions et aux massacres. Mais alors qu’on pouvait se croire durablement immunisés contre la séduction de la théorie du complot, la voilà qui ressurgit à la faveur, notamment, de l’extraordinaire bouleversement occasionné par l’irruption d’Internet dans nos vies quotidiennes. Les réseaux sociaux, leurs algorithmes, les smartphones ont créé des conditions particulièrement propices au retour de la pensée magique: par exemple cette idée que les coïncidences fortuites n’existent pas, que tout est secrètement lié, que les apparences sont toujours trompeuses ou que ce qui arrive est toujours produit par ceux à qui cela profite...
Alors qu’on pouvait se croire immunisés contre la séduction de la théorie du complot, la voilà qui ressurgit à la faveur de l’extraordinaire bouleversement occasionné par l’irruption d’InternetL’écosystème informationnel dans lequel nous baignons depuis le début du millénaire a démultiplié d’une façon inédite la capacité du complotisme à influencer notre imaginaire collectif. Avec des conséquences éminemment préoccupantes sur notre capacité à continuer à vivre en démocratie. Car c’est bien cela qui est en jeu aujourd’hui: si nous ne partageons plus de «monde commun», si chacun se fabrique dans son coin sa propre réalité alternative, celle qui conforte le plus sa vision du monde, alors le débat démocratique se condamne à être un dialogue de sourds.
Vous évoquez toutes sortes de théories du complot dans votre livre, de l’antisémitisme classique au loufoque «platisme», en passant par les antivax et le complotisme islamiste. Quelle théorie du complot vous paraît la plus néfaste et dangereuse aujourd’hui?
Pour croire que la Terre est plate, il faut vraiment considérer qu’«on» nous ment littéralement sur tout ; de même, pour penser que le monde est gouverné secrètement par des lézards extraterrestres ayant pris une apparence humaine, il faut avoir perdu tout sens des réalités. De sorte que les théories du complot les plus farfelues sont moins inquiétantes en tant que telles qu’en tant qu’elles constituent le trait d’une époque prête, comme l’écrivait Chesterton, à «croire à tout et n’importe quoi, à n’importe qui».
On pourrait bien évidemment classer les théories du complot en les affectant d’un coefficient de nocivité par exemple. On s’apercevrait alors que les plus dangereuses ne sont pas forcément les plus loufoques, qui suscitent généralement le rire ou la consternation, mais celles qui peuvent le plus facilement se traduire par des passages à l’acte criminel - songeons à la récente attaque de la mosquée de Bayonne, par un individu se disant désireux de «venger» l’incendie de la cathédrale Notre-Dame, qu’il attribuait aux «musulmans» -, nous font faire de mauvais choix, en matière de santé notamment, ou qui signent une désaffection à l’égard de ce qui constitue notre civilisation démocratique post-totalitaire: le suffrage universel, le pluralisme, l’État de droit, les valeurs humanistes. Dès lors qu’on considère que nos gouvernants sont des marionnettes à la solde de puissances obscures (la «Finance», l’«Oligarchie», les «Juifs», les «francs-maçons», etc.), que la démocratie est un théâtre d’ombres et que la réalité du pouvoir se trouve ailleurs, dans les coulisses, on en arrive fatalement à remettre en cause la validité du système qui rend cela possible, à savoir la démocratie libérale.
On se souvient de la «fake news» planétaire que fut le discours de Colin Powell à l’ONU sur les armes chimiques en Irak en 2003. Le complotisme ne prospère-t-il pas sur la défiance envers une autorité politique qui a menti ou failli? Les politiques et les médias n’ont-ils pas une responsabilité dans la montée de ce fléau?
Ils ont évidemment une responsabilité majeure, qu’il ne s’agit en aucun cas de minimiser. Mais l’idée selon laquelle les complotistes seraient plus allergiques au mensonge que la moyenne est une vue de l’esprit. Elle n’est en rien corroborée par ce que l’on observe. Si le mensonge joue indéniablement un rôle dans le creusement de la défiance, ne serait-ce que parce qu’il fournit un argument aux complotistes, le complotisme est loin de n’être que le symptôme d’une défiance. C’est aussi sinon d’abord le signe d’une insolente crédulité! Comment expliquer autrement que les premiers à vomir «les médias» - en bloc et sans aucun sens de la nuance - soient aussi généralement les meilleurs clients des vrais mensonges de sites «alternatifs» dits de «réinformation»? Ce que je récuse par conséquent, c’est que les mensonges soient la principale raison du complotisme. Cette idée, centrale dans le système de justification du complotisme, fait trop peu de cas de la responsabilité des désinformateurs et de tous ceux qui leur apportent leur caution.
Si le mensonge joue un rôle dans le creusement de la défiance, ne serait-ce que parce qu’il fournit un argument aux complotistes, le complotisme est loin de n’être que le symptôme d’une défianceCertes, on consent trop souvent, dans la sphère politique - et quel que soit le bord auquel on appartient -, à user de cette arme rhétorique qu’est le complotisme comme discours d’autodéfense. Un tel comportement est effectivement aux antipodes de l’exemplarité qu’on est en droit d’attendre de nos responsables politiques. Mais gardons-nous aussi de requalifier en «mensonges» cyniques les erreurs d’analyse ou les croyances erronées au nom desquelles des décisions contestables peuvent être prises. Gouverner, c’est avancer dans le brouillard, agir sans maîtriser tous les paramètres et sur la base d’informations parcellaires. On sait aujourd’hui par exemple qu’il n’y a jamais eu de «mensonge d’État» concernant le fameux nuage de Tchernobyl qui se serait arrêté à la frontière. Ce mythe tenace relève d’une construction a posteriori, d’une réécriture des faits assez éloignée de ce qui s’est passé en réalité.
Vous évoquez Colin Powell: rappelons-nous que, lorsqu’il prononce son fameux discours à l’ONU, il croit vraiment ce qu’il dit. À l’instar du directeur de la CIA George Tenet, il est persuadé que Saddam Hussein développe clandestinement des armes biologiques. Sa faute, devant l’Histoire, est de s’être laissé duper par les informations dont disposaient des services de renseignements américains qui s’étaient eux-mêmes laissés complaisamment mystifier par un pseudo-transfuge irakien mais véritable affabulateur qui avait compris qu’il lui suffirait de dire à ses interlocuteurs ce qu’ils avaient envie d’entendre pour obtenir l’asile politique et quelques menus privilèges matériels.
Vous m’interrogez enfin sur le rôle des grands médias dans le creusement de la défiance. Leur crédibilité est en permanence menacée par le conformisme, le réflexe corporatiste et leur prétention à influencer l’opinion au détriment de l’information. Sans parler de la tentation, présente chez trop de journalistes à mon sens, à adopter cette posture faussement héroïque en vertu de laquelle «informer» supposerait d’entretenir une suspicion de principe à l’égard d’un «Pouvoir» - politique, économique, industriel, etc. - présumé, par nature, corrompu, malveillant et sournois. Au risque parfois d’alimenter le complotisme.
Vous êtes très sévère avec les «conspi-friendly», ces personnes à l’extrême gauche qui préfèrent critiquer l’anti-conspirationnisme que le complotisme lui-même. Sur quoi repose selon vous cette indulgence?
Selon moi, ils sont loin de n’être qu’à l’extrême gauche. Mais c’est en grande partie là, c’est vrai, dans les rangs de la gauche anti-libérale et de la sociologie dite «critique» qu’a été articulé de la manière la plus argumentée les objections à l’érection du complotisme en problème public. Le mot «complotisme» y a été pratiquement réduit à un outil rhétorique utilisé par «l’élite» pour maintenir sa domination sur «le peuple». En fait, tout s’est passé comme si l’apparition, ces dernières années, d’une critique sans concession du complotisme avait semé la panique chez ceux qui ont trop longtemps témoigné une indulgence coupable à l’égard du complotisme. Sa prolifération devenant impossible à escamoter, ils se sont retrouvés contraints de produire un discours sur le sujet ayant pour fonction d’épargner aux complotistes et à leurs compagnons de route la rigueur d’un jugement trop sévère - en expliquant notamment que le complotisme ne doit pas forcément être vu comme le signe inquiétant d’un dérèglement de la démocratie mais au contraire comme la réaction saine des «petits», des «sans-grades» face à la violence de la «Domination» -, tout en reconnaissant du bout des lèvres que la théorie du complot constituait tout de même, parfois, une impasse. Cette vision des choses, qui considère que la critique du complotisme est au fond plus préoccupante que le complotisme lui-même, me paraît passer complètement à côté du sujet. Elle laisse en effet dans un angle mort de la réflexion l’usage que font les régimes autoritaires et les démagogues de tous poils - des «dominants» s’il en est - de ces théories du complot qui, il ne faut jamais le perdre de vue, sont essentiellement des discours d’accusation. Ainsi voit-on une gauche ouvertement tyranophile stigmatiser les aspirations démocratiques de ceux qui s’opposent, au péril de leur vie, aux pires dictatures au motif qu’ils feraient le jeu de l’«impérialisme» américain et de ses «complots».
N’est-il pas vrai que l’accusation de «complotisme» est utilisée un peu abusivement pour faire taire toute critique du «système»?
Chacun de ceux qui contestent le «système» s’en fait confusément sa propre idée. Ce «principe clandestin de tous les maux que la société fait souffrir à tous ceux qui s’en considèrent les parias», pour reprendre la formule de Nicolas Grimaldi, est en grande partie une illusion. Car cet insaisissable «système», qui n’a ni nom ni visage, semble surtout servir de support à la cristallisation de tous les ressentiments de l’époque. Au fond, on ne critique jamais le «système» que pour le remplacer par un autre, dans lequel on pourrait trouver sa place ou dont on pourrait tirer profit.
Cela étant dit, vous avez raison, le mot de «complotisme», parce qu’il est chargé négativement, n’échappe pas à des usages malhonnêtes. Au point qu’aujourd’hui, ceux qui critiquent le complotisme sont eux-mêmes périodiquement accusés de «voir des complotistes partout»! C’est une vieille ficelle, remise au goût du jour aussi bien par Dieudonné que par Frédéric Lordon. Or, utiliser ce mot à mauvais escient, c’est participer de sa démonétisation et contribuer à la banalisation de la réalité qu’il désigne. Est-ce un motif pour renoncer à l’utiliser? Si c’était le cas, il faudrait bannir à jamais de notre vocabulaire des mots comme «racisme», «fascisme» ou «négationnisme». Les mots «conspirationnisme» ou «complotisme» permettent de qualifier et donc de penser des phénomènes irréductibles à d’autres objets d’étude déjà existants. Quant à ceux qui critiquent le «système», s’ils ont besoin d’avoir recours à des théories du complot pour le faire, alors qu’ils supportent que nous appelions un chat un chat. De toute façon, considérer que ceux qui critiquent le complotisme auraient la capacité de faire taire qui que ce soit est leur prêter un pouvoir qu’ils n’ont pas.
La stratégie des complotistes est moins de proposer une version alternative que d’instiller le doute sur la «version officielle». Le complotisme n’est-il pas un dévoiement de l’esprit critique des Lumières?
C’en est moins un dévoiement qu’une négation. Dans sa forme archaïque, non sécularisée, le complotisme préexiste aux Lumières. Au Moyen Âge, on accuse ainsi les lépreux de fomenter un plan de domination du monde, de même qu’on accuse les juifs d’empoisonner les puits, de profaner les hosties ou encore d’enlever et d’assassiner des enfants chrétiens pour leur prendre leur sang. Cela devrait nous inciter à être prudent quant à l’affinité, souvent affirmée, entre le libre examen et la théorie du complot. Celle-ci ne signe pas un excès mais bien une carence d’esprit critique. Le complotisme usurpe le prestige associé à la pensée critique pour se parer des atours du scepticisme. Il n’a rien à voir avec le doute méthodique et tout avec une crédulité bêlante qui se prend pour de l’intelligence et de l’indépendance d’esprit. À nous de ne pas nous laisser duper par cette supercherie.
Le complotisme usurpe le prestige associé à la pensée critique pour se parer des atours du scepticisme.«L’anticomplotisme est un sport de combat» écrivez-vous. N’êtes-vous pas parfois découragé? N’avez-vous pas l’impression que la réfutation du complotisme est un tonneau des danaïdes où l’on s’épuise en vain, ou avez-vous espoir de convaincre réellement?
Raymond Aron a dit un jour que s’il écrivait c’était pour être lu. Bien sûr que j’ai l’espoir de convaincre. D’expérience, je sais que les gens peuvent changer. Non seulement il est possible de rattraper par la manche ceux qui sont en passe de basculer dans la théorie du complot, mais il arrive aussi que les complotistes les plus endurcis évoluent. Les cas sont rares mais ils existent. Le pessimisme n’est pas meilleur conseiller que l’optimisme. Même si, c’est vrai, il y a aussi largement de quoi être découragé. Sur certains sujets, le complotisme a contaminé le débat public au point que tout discours de raison vous fait immédiatement passer pour un vendu ou un sot. Les faits sont fragiles, vulnérables. Ils ont beau être établis de la manière la plus rigoureuse, documentés de la manière la plus massive, attestés le plus solidement possible, rien, a priori, n’est de nature à les sanctuariser définitivement. Le courage, dans ces circonstances, est d’essayer de se placer de leur côté, de les épauler. Regarder la réalité en face même lorsqu’elle est inconfortable, refuser de se défausser sur un bouc émissaire, prendre ses responsabilités sont des actes sans doute assez discrets mais qui recèlent une authentique noblesse. À l’égard du complotisme, nous pourrions donc adopter une éthique de l’action un peu hippocratique, qui consisterait, pour commencer, à ne pas l’encourager. «Ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques» disait Jaurès.
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