26/10/2020

Le pastoralisme en Afrique subsaharienne - IRD Éditions

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1La variabilité moyenne interannuelle du niveau de production de biomasse végétale en régions sèches est très forte, avec des variations potentielles supérieures à 60 % une année sur dix ; elle est deux, voire trois fois, plus faible en régions subhumides et humides. Dans ces régions sèches, s’ajoute une grande hétérogénéité de la répartition spatiale des pluies au niveau local. L’incertitude sur les ressources fourragères qui en découle impose aux éleveurs des techniques d’élevage particulières préservant leur capital de production : le bétail et les écosystèmes. En effet, le pastoralisme s’appuie sur une grande aptitude des éleveurs à valoriser des ressources fourragères spontanées dispersées dans des milieux hétérogènes.

2La survie des animaux et la viabilité des sociétés pastorales dans ces milieux contraignants résultent d’une maîtrise technique fondée principalement sur :

  • le choix et la combinaison de différentes espèces d’herbivores ;
  • l’utilisation de ressources fourragères diverses : les plantes herbacées, et, en complément, les fourrages fournis par les arbres et arbustes ;
  • la mobilité des troupeaux, parfois avec la famille des éleveurs.

Des espèces animales et des races adaptées

3Les herbivores domestiques élevés sur parcours ont acquis un potentiel génétique particulièrement adapté aux milieux qu’ils exploitent et à ce mode d’élevage ; ce qui permet la résilience et la pérennité des systèmes pastoraux. Les éleveurs combinent quatre qualités majeures afin de constituer leur cheptel (Lhoste, 2007) :

  • La diversité des espèces : selon les milieux exploités, les moyens des pasteurs et leurs objectifs, les cheptels pastoraux sont composés de bovins, de petits ruminants (caprins et ovins), de dromadaires, et, parfois, de quelques équidés (chevaux, ânes et hybrides).
  • L’adaptation à l’environnement : il s’agit notamment de l’adaptation à la chaleur, à l’aridité et aux grands déplacements (les aptitudes du dromadaire sont, à ce sujet, extrêmes). Ce sont aussi les capacités à supporter des périodes de sous-alimentation ou des abreuvements espacés, même si cela n’est possible qu’au détriment de leur masse corporelle (par exemple, l’animal utilise, rien que pour se déplacer, une partie de l’énergie procurée par son alimentation).
  • La rusticité, c’est-à-dire la capacité à résister aux variations de l’environnement et à des conditions difficiles (par exemple, la médiocre qualité de l’alimentation ou l’exposition à certaines maladies ou certains parasites) : cette rusticité résulte d’une longue sélection pour l’adaptation à ces environnements. Cependant, cela va de pair avec de faibles performances individuelles de production (fécondité, production laitière, conformation bouchère), compensées par le nombre d’animaux élevés.
  • La polyvalence : la plupart des espèces élevées rendent de multiples services comme la fourniture d’aliments riches en protéines (lait, viande), la fumure et l’énergie (portage, transport, exhaure de l’eau, culture attelée).

Les associations d’espèces d’herbivores

4Chaque éleveur élève une espèce animale ou en associe plusieurs ; ce qui lui permet dans ce dernier cas d’exploiter de façon plus équilibrée et plus complète les ressources du milieu, car chaque espèce utilise des « niches » alimentaires un peu différentes. L’éleveur diversifie les produits et les services rendus par ses animaux ; ce qui renforce ses capacités d’adaptation à des conditions environnementales et sociales diverses et variables.

5La composition des troupeaux change aussi dans le temps. Beaucoup de pasteurs appauvris après les sécheresses ont privilégié les petits ruminants pour reconstituer plus vite un cheptel ; ce fut une tendance forte dans les années 80. Avec le retour d’années plus humides, les éleveurs sont revenus progressivement à l’élevage de bovins (ou de dromadaires en zones arides), plus rémunérateur, culturellement mieux enraciné et plus prestigieux.

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Des mares artificielles pour sécuriser les grandes transhumances au Sahel, Tchad oriental.
© A. Ickowicz

> ZOOM | Préférences alimentaires du bétail
Les bovins sont préférentiellement des mangeurs d’herbe, mais complètent leur ration avec des feuillages d’arbre (près de 10 %). Il faut chaque jour à un bovin adulte de 250 kg entre 6 et 6,5 kg d’herbe sèche (24 à 26 kg d’herbe verte). Les ovins consomment près de la moitié de leur régime en feuillages de ligneux mais leur capacité à brouter très ras et à revenir sur de précédents passages peut les amener à dégrader les pâturages. Les caprins sont préférentiellement brouteurs de feuillage (près de 80 %) et complètent leur ration avec l’herbe.
Leur habileté à défeuiller les branches à leur portée et à manger jusqu’aux extrémités des rameaux ainsi que les tout jeunes plants, leur a conféré une réputation de destructeurs de la végétation. Cette réputation n’est pas usurpée mais largement exagérée dans les conditions du Sahel. Les dromadaires sont aussi des brouteurs préférentiels mais peuvent se sustenter avec des herbes dures comme celles qui subsistent au Sahara.
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Comparaison du régime alimentaire sur parcours en saison sèche et en saison des pluies des caprins, ovins et bovins à Vindou Tiengoli (Sénégal), année 1982-83 : de novembre à juin (du début à la fi n de la saison sèche), et en août (pleine saison des pluies). (d’après Guerin et al., 1988)
Abscisses : mois
Ordonnées : proportion en % (échelle logarithmique)

Troupeau peul venu en transhumance du Niger dans le sud du Burkina Faso.

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© B. Toutain

La recherche des meilleurs fourrages

6Un paysage pastoral est un espace hétérogène : les parcours sont des mosaïques complexes d’écosystèmes juxtaposés, plus ou moins en dépendance les uns des autres, soumis de plus à des climats saisonniers contrastés. Or chaque unité de cette mosaïque (de surface très variable) est un pâturage potentiel, fournissant des fourrages de différentes qualités selon la nature de la végétation et la saison.

7Chaque espèce de ruminant domestique montre de nettes différences de comportement au pâturage, en particulier dans la composition du régime alimentaire, et selon les saisons (voir la figure p. 13).

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Les chèvres exploitent les feuillages d’arbustes (ici un acacia) aussi haut qu’elles peuvent. Burkina Faso, région de Tenkodogo.
© B. Toutain

  • * Sur ce sujet en France, voir l’ouvrage coordonné par M. Meuret, 2010. Un savoir-faire de bergers. (...)

8La quantité d’aliments ingérée quotidiennement par l’animal au pâturage dépend de la hauteur et de la masse de fourrage disponible. Ce niveau d’ingestion détermine en grande partie les performances des ruminants. D’après plusieurs études, en deçà d’une biomasse minimum (environ 500 kg de matière sèche [MS] par ha) ou d’une hauteur d’herbe moyenne (environ 5 cm), avec des variantes selon le type de végétation, l’animal ne peut plus compenser la rareté des ressources par une activité accrue de prise alimentaire sans une dépense énergétique excessive. De même, lorsque l’herbe est haute et la biomasse importante, l’ingestion est gênée par la faible qualité du fourrage et aussi l’allongement du temps de pâture (herbe difficile à brouter) (Ickowicz et Mbaye, 2001). Tout l’art de l’éleveur consiste alors à mener son troupeau vers les meilleures ressources du moment ; ce qui l’oblige à se déplacer chaque jour et selon les saisons. Le principal moyen dont dispose l’éleveur, le bouvier ou le berger pour orienter le régime alimentaire de ses animaux, repose sur les pratiques de conduite des troupeaux au pâturage* (Diop et al., 2010 ; Diop et al., 2011).

Le retour des troupeaux dans le Delta du fl euve Niger. Mali.

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O. Barrière © IRD

  • En Afrique du Nord, les subventions sur les céréales ont permis aux éleveurs de complémenter les o (...)

9L’apport aux animaux de fourrage récolté ailleurs et transporté (selon les disponibilités : pailles, foins) ou d’aliments complémentaires (tourteaux, graines de coton, céréales…) n’est guère pratiqué en Afrique subsaharienne, si ce n’est à petite échelle et avec des objectifs précis : lactation des femelles fournissant le lait à la famille, animaux au travail, bêtes affaiblies, embouche ou encore dans des stations expérimentales ou quelques ranchs

10Le rythme d’abreuvement diffère aussi selon les espèces animales, la saison et les pratiques des éleveurs : en saison sèche, il est habituellement quotidien, et en saison des pluies, il peut être plus espacé car le fourrage est riche en eau. En pleine saison sèche, certains éleveurs de bovins ne font boire leurs animaux que tous les deux jours (voire même trois) pour atteindre des pâturages très éloignés. Quant aux dromadaires, ils peuvent rester sans boire une semaine durant, voire davantage. La présence au pâturage de certaines plantes plus ou moins aqueuses telles que les citrouilles sauvages Citrullus colocynthis, la crucifère Schouwia thebaica ou la chénopodiacée Cornulaca monacantha, atténue les besoins en eau.

La nécessaire mobilité des troupeaux

11Partout dans le monde, les ruminants domestiques ont la faculté de digérer des végétaux relativement grossiers grâce à la physiologie particulière de leurs estomacs multiples. Ils peuvent ainsi utiliser des végétations diverses, même pauvres ou très saisonnières, pourvu qu’il y ait de l’herbe et des arbustes, qu’ils puissent choisir en broutant les meilleures plantes et parties de plantes et qu’ils aient un accès régulier, quasi quotidien, à l’eau.

12Les variabilités des ressources naturelles, dans le temps et dans l’espace, peuvent entrainer des écarts de disponibilité fourragère en un lieu donné et d’une année sur l’autre du simple au quadruple (par exemple au Sahel de 500 kg MS/ha à 2 t MS/ha au même endroit selon l’année). Il suffit parfois de parcourir 10 ou 20 kilomètres seulement pour trouver une situation plus (ou moins) avantageuse. Cette variabilité est plus marquée en zones semi-arides qu’en zones subhumides. Pour le bétail, cela impose l’aptitude permanente à la mobilité, de façon à aller chercher le fourrage là où il se trouve. À noter que les herbivores sauvages pratiquent aussi des formes de transhumance pour se rendre sur les meilleures ressources en pâturage accessibles.

13À l’échelle de la journée, les distances parcourues autour du campement (petite mobilité) varient beaucoup selon la saison et de la disponibilité des ressources en eau et en fourrages. Quant à la mobilité saisonnière, notamment la transhumance, particulière au pastoralisme, elle répond aux variations saisonnières des ressources en disponibilité et en qualité, différentes selon les régions. Cette mobilité conduit certains éleveurs à se déplacer chaque année à pied avec leurs troupeaux, sur des distances considérables (parfois plusieurs centaines de kilomètres). La mobilité est une stratégie de souplesse pour parer aux nombreuses éventualités liées aux risques que rencontrent les éleveurs.

14Cette incertitude sur les ressources et cette mobilité vont de pair avec l’accès collectif aux terres de parcours ; ce qui permet, dans ces contextes difficiles, un partage des ressources sur de vastes espaces et, dans les cas de déficit localisé et momentané, une réciprocité d’accès.

15La mobilité permet aussi aux groupes d’éleveurs vivant dans des régions de faible densité humaine de faciliter les échanges avec d’autres groupes sociaux : vente de produits, achats de céréales dans les zones agricoles et d’autres marchandises pour la famille, échanges de services contre fertilisation ou transports, rencontres sociales, etc.

> ZOOM | Les différentes formes de mobilité pastorale
Il existe différents degrés de mobilité :
■ Le déplacement quotidien contribue à disperser les animaux dans le pâturage avant les regroupements pour l’abreuvement puis dans des parcs de nuit. Pour des bovins, le rayon d’action le plus large est d’une dizaine de kilomètres, tout au plus quinze (il est moindre pour les petits ruminants).
■ La transhumance, ou déplacement saisonnier, est un changement de région de pâture. Certaines transhumances s’éloignent du terroir d’attache de 800 km (est du Tchad, centre-est du Niger). Le « grand nomadisme » peut déplacer tout un lignage en compagnie de ses troupeaux. Le nomadisme existe en régions arides ; il s’appuie sur le déplacement des familles et de leur troupeau en fonction de l’existence de pâturages et d’accès à l’eau mais aussi parfois d’autres facteurs comme les marchés ou les réseaux sociaux. Le degré de mobilité d’un groupe n’est jamais définitif : il est flexible et fluctue selon des variables conjoncturelles. Du point de vue de la mobilité, comme à beaucoup d’autres égards, les oppositions ne sont jamais tranchées et de multiples nuances peuvent s’exercer au sein d’un même groupe (tribu, lignage, groupe domestique).
On observe souvent au sein d’une même région une grande diversité des systèmes de mobilité, lesquels se combinent ou se concurrencent pour l’accès aux ressources. Voici les principaux facteurs permettant de caractériser ces systèmes de mobilité :
■ l’amplitude géographique des déplacements (de quelques kilomètres à plusieurs centaines, voire près de 1 000 km) ;
■ l’ampleur sociale de la mobilité (les bergers seuls ou les familles se déplacent) ;
■ les points fixes ainsi que les ancrages territoriaux et fonciers des zones de repli habituels de saison sèche chaude ;
■ la valorisation saisonnière des espèces fourragères et la cure salée ;
■ les ressources en eau, dont l’accessibilité est centrale pour pouvoir utiliser les parcours une fois passée la période d’eau libre superficielle en saison des pluies. Elles se négocient entre communautés en saison sèche sur les puits ;
■ les marchés car ils ont un rôle déterminant dans la valorisation des animaux et du lait ainsi que dans l’approvisionnement en céréales et produits de nécessité du ménage ;
■ les liens sociaux, qui facilitent les déplacements et permettent de résoudre les divers problèmes rencontrés lors de la transhumance.

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Vie quotidienne dans le Delta intérieur du Niger. Mali.
O. Barrière © IRD

16Les systèmes pastoraux permettent non seulement aux sociétés pastorales de vivre selon leur culture et leur mode de vie, mais ils pourvoient aussi les réseaux commerciaux en produits de haute valeur commerciale, en particulier les aliments riches en protéines que sont le lait et la viande rouge. Ils contribuent à l’alimentation humaine et approvisionnent l’important marché d’exportation des pays sahéliens vers les pays côtiers plus peuplés. Souvent, l’animal est aussi une source d’énergie (traction et transport animal, utilisation éventuelle des déjections sèches comme combustible) et de fumure pour les cultures (Lhoste, 1987).

Des productions variées

17Les principaux produits issus de l’élevage pastoral sont la viande et le lait ; les peaux sont aussi valorisées :

  • La production de viande d’un troupeau est sous la dépendance de plusieurs paramètres : le taux de fécondité des femelles, la croissance et la mortalité des jeunes, la mortalité des adultes. En système extensif, les bovins mâles sont souvent commercialisés entre cinq et sept ans. Le nombre d’animaux élevés et les étendues de pâturage utilisées compensent les faibles niveaux de productivité par animal. La production à l’hectare des systèmes pastoraux sur parcours collectifs est supérieure à celle des systèmes de ranching aux États-Unis ou en Australie (Breman et De Wit, 1983). Bille (in Daget et Godron, 1995) compare la production bovine par hectare de 10 kg vifs par an en pays Borana (Afrique de l’Est) avec celle de 5 kg vifs par an dans les ranchs du nord de l’Australie avec des coûts de productions huit fois plus élevés. Au niveau des marchés à bétail, les animaux provenant des zones pastorales sont plus prisés pour l’exportation que ceux des agro-pasteurs car ce sont les plus lourds. C’est en particulier le cas au Tchad pour l’exportation vers le Nigeria.
  • La production laitière des vaches se limite en moyenne à environ 1 litre par jour (entre 0,5 à 2 litres) pendant la période de traite. Ce faible niveau de production est dû à la rusticité des races sahéliennes. De plus, du lait est laissé au veau pour sa croissance. En milieu semi-aride, seule la moitié des femelles est en lactation à la fois ; cela est en rapport avec le taux moyen assez bas de fécondité (lié au niveau d’alimentation) qui est de 0,5 environ (soit un veau tous les deux ans). L’âge de la première mise-bas est moins souvent de trois que de quatre à cinq ans et, en général, les vaches font naître entre trois et quatre veaux au cours de leur carrière.
  • Les cuirs et peaux sont largement exploités par l’intermédiaire de filières spécifiques.

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Troupeau de zébus peuls dans un champ de mil après sa récolte, Burkina Faso, région de Dori.
© B. Toutain

18Ces productions animales sont complétées par la fourniture de nombreux services :

  • La fumure des champs : les éleveurs valorisent directement la fumure animale ou en font un élément d’échange avec des agriculteurs et maintiennent ainsi la fertilité des parcelles de culture près du village ou de leur campement. Les déjections sont produites sur place par des animaux séjournant sur le terrain de culture. Le fumier produit dans les parcs de nuit peut être transporté et épandu. Un transfert net de fertilité se fait donc depuis les parcours vers les zones cultivées.
  • La fourniture d’énergie animale sous différentes formes (monte, portage, transport, exhaure de l’eau, culture attelée) représente parfois aussi une production significative pour les sociétés pastorales. Certains pasteurs se sont spécialisés pour fournir des services de transport (natron, céréales, bois).
  • Un support à des relations sociales et économiques : comme, par exemple, l’emploi de la main d’œuvre disponible, des mécanismes d’échange et de transfert de biens et de services, un moyen d’entraide sociale ou d’entretien de réseaux sociaux.
  • Un instrument d’épargne, de meilleur rapport que les produits bancaires peu disponibles dans les régions éloignées des villes : la vente d’animaux est un moyen de disposer rapidement de liquidités pour les dépenses en argent (produits alimentaires ou de consommation, services monétarisés).

Productivité numérique du cheptel

19Le taux d’exploitation, ou nombre d’animaux exploités par an, est l’indicateur habituel utilisé pour caractériser la productivité numérique du troupeau. Mais le calcul de « rendement numérique » du troupeau tenant compte en plus de la variation de l’effectif (évolution numérique positive ou négative) est plus représentatif de la réalité. En système pastoral sahélien, le rendement numérique annuel des bovins varie en moyenne entre 10 et 15 %, mais il peut beaucoup osciller selon les conditions du milieu et l’habileté de l’éleveur.

Variabilité annuelle et interannuelle des productions

20En Afrique subsaharienne, la qualité du fourrage et son abondance satisfont les besoins des ruminants en saison des pluies et en début de saison sèche, mais ne couvrent plus les besoins alimentaires en fin de saison sèche. Il en résulte de fortes variations saisonnières de la productivité des animaux. La production de lait, étroitement corrélée à l’alimentation, est un bon indicateur de la qualité moyenne du fourrage (figure ci-contre).

21La variabilité est aussi interannuelle, dépendant des conditions pluviométriques de l’année (figure ci-dessous).

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  • Le NDVI, ou Normalized Difference Vegetation Index, calculé à partir de données fournies par des s (...)

Variation saisonnière et annuelle sur six ans consécutifs de la production laitière moyenne par vache au nord du Sénégal, comparée à l’indice de végétation normalisé NDVI. D’après Diop et al., 2009.
On observe la forte saisonnalité de la production laitière sahélienne avec un pic centré sur le début de la saison sèche ainsi que les énormes différences d’une année à l’autre selon le niveau de production de l’herbe (évalué par l’indice NDVI).

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Production laitière par jour de vaches sahéliennes en fonction de la teneur en eau du fourrage. D’après Diop et al., 2009.
L’herbe qui permet la meilleure production de lait n’est ni trop aqueuse (très jeune) ni trop sèche (fin de cycle et paille).

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Courbe de croissance générale de jeunes zébus mâles sahéliens élevés sur parcours. D’après Guerin, 1987.
Courbe A : mode d’élevage traditionnel sur parcours
Courbe B : avec une complémentation alimentaire à partir de 30 mois
C : périodes de croissance compensatrice
SP : saison des pluies • SS : saison sèche

22Le poids vif des animaux varie aussi selon la saison, de sorte que la croissance pondérale est irrégulière au cours de leur existence (figure ci-dessus). Mais par le phénomène de croissance compensatrice, les jeunes rattrapent en partie leur retard de gain de poids après une période de disette lorsque les fourrages redeviennent abondants et de bonne qualité nutritionnelle.

Un système adapté aux milieux à production naturelle faible ou variable

23Le pastoralisme trouve naturellement sa place encore aujourd’hui partout où sont réunis les divers ingrédients qui lui sont favorables ou qui lui confèrent un avantage par rapport à d’autres formes de production : (i) des végétations non cultivées hétérogènes, peu productives, riches en plantes fourragères, (ii) des possibilités d’accès à l’eau pour l’abreuvement, (iii) un bétail adapté (espèces et races), (iv) des bergers (avec leurs rôles de conduite du troupeau et d’organisation pratique de la mobilité). Il s’accommode mieux que tout autre système de production (hormis la foresterie) à des conditions climatiques contrastées et des terrains impropres à l’agriculture parce que pauvres ou accidentés. C’est pourquoi le pastoralisme coïncide un peu partout dans le monde avec les végétations de steppes, d’alpages, de causses, voire même de savanes et de forêts sèches.

24Ainsi, en Afrique tropicale sèche, et notamment en Afrique de l’Ouest et centrale, la récente augmentation des contraintes au pastoralisme ne l’a pas empêché de se développer et de s’étendre, en fonction de l’important accroissement actuel de la population, y compris dans les zones pastorales.

Un rôle économique irremplaçable

25La valeur économique du pastoralisme doit être appréciée de façon large :

26En premier lieu, la valeur économique directe prend en compte les productions mesurables et quantifiables telles que les animaux sur pied, la viande, le lait, les cuirs et peaux. Il conviendrait d’y ajouter, dans la mesure du possible, les poids économiques des transports à traction animale et des emplois dans le secteur de l’élevage.

27Les statistiques existantes, malgré des degrés de précision assez variables, donnent de précieuses indications. Pour les seuls pays sahéliens, la contribution du secteur de l’élevage à la richesse nationale est significative (cf. tableau ci-dessous), même si l’on constate au fil des années une lente diminution. Le pastoralisme proprement dit représente une partie importante de l’ensemble du secteur de l’élevage (jusqu’à la moitié).

Part de l’élevage dans le produit brut agricole des pays sahéliens

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Source : FAOSTAT, 2009, selon la valeur des produits sur le marché international.

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Agriculteurs et élevage. Mali.
Le contrat de fumure entre pasteurs et agriculteurs dans le terroir du village de Wuro Neema permet aux champs d’être amendés et au cheptel de brouter les résidus de récolte. Cette complémentarité peut dégénérer en conflit quand les animaux arrivent avant la fin des récoltes.
O. Barrière © IRD

28En second lieu, il faut aussi prendre en compte les valeurs économiques indirectes dont certaines ne sont pas toujours identifiables à des échanges monétaires :

  • les produits annexes : produits artisanaux, substances de collecte (gomme arabique, miel, substances médicinales, etc.) ;
  • le capital social représenté par leur savoir-faire technique, la richesse culturelle et les liens sociaux ;
  • les divers services aux écosystèmes comme la biodiversité, les transferts hydriques, le stockage du carbone (Hartfield et Davies, 2006), qui commencent à être évalués et parfois payés aux éleveurs dans certaines régions du monde ; rien de tel n’est encore pratiqué dans les pays sahéliens.

29Malgré leur rôle économique important de valorisation de zones difficiles, les pasteurs sahéliens continuent à faire face à des obstacles et des coûts de transaction particulièrement élevés : grandes distances pour commercialiser les produits, nombre de marchés à bétail encore insuffisant dans certaines régions, poids des négociations des droits d’accès aux ressources, asymétrie de l’information pour les transactions, présence balbutiante, voire absence, de services financiers aux pasteurs (microcrédit et assurance p. ex.). Les investissements sur les infrastructures d’élevage (marchés, postes vétérinaires, ouvrages d’hydraulique pastorale, routes) et la modernisation des pratiques (transports d’animaux en camions, usage du téléphone et d’internet) permettent de diminuer ces coûts de transaction.

Campement fixe peul. Les jeunes hommes sont partis avec les animaux. Nord du Sénégal

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© B. Toutain

Peul M’Bororo. Nord-Cameroun.

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J.-J. Lemasson © IRD

> ZOOM | Quelques préjugés et idées fausses concernant les pasteurs
Des préjugés survalorisants
L’idéalisation « bucolique » des modes d’existence vécus par les pasteurs relève d’occidentaux en mal d’exotisme, d’espace et de liber té, loin des contingences et des difficultés réellement vécues par les pasteurs. Certains peuples portent ainsi des réputations idéalisées : tels les Touaregs (les « hommes bleus »), avec leur fierté et leur maîtrise du désert, ou encore les Peuls Wodaabe, symboles de liberté, de simplicité des conditions de vie, de mobilité. Ces formes de survalorisation reflètent une méconnaissance de la réalité et des contraintes vécues par les pasteurs.
Des préjugés dévalorisants
L’origine de certains d’entre eux remonte à l’époque coloniale, mais ils restent parfois encore vivaces :
■ L’inefficience et l’inutilité : les pasteurs seraient de simples cueilleurs, producteurs inefficaces, ou pire, destructeurs de la nature. L’élevage pastoral serait « contemplatif », le pasteur un « boomaniaque » surtout préoccupé d’accumuler du bétail pour son prestige. Il serait peu réceptif au progrès.
■ L’absence d’avenir : le pastoralisme serait une activité archaïque fruit de traditions dépassées, et serait appelé à disparaître avec la modernisation et la rationalisation de l’élevage. Les pasteurs seraient tolérés parce que résiduels.
■ L’indiscipline : pour les administrateurs, les pasteurs seraient difficiles à contrôler, « vagabonds par plaisir », « en errance perpétuelle », insaisissables. Ils seraient réfractaires à l’intégration nationale, à l’impôt, à la conscription.
■ Une concurrence incontrôlable : pour les populations sédentaires, les transhumants respecteraient mal les règles locales et les règlements, ou seraient perçus comme des envahisseurs et des concurrents.
Quelle attitude tenir ?
Ces préjugés infondés, humiliants, assénés depuis longtemps, ont conduit nombre de pasteurs à se mésestimer, voire se marginaliser. Il faut reconnaître la spécificité du mode de vie de ces peuples, ainsi que de leur importance numérique, économique et culturelle.

Des fonctions sociales essentielles

30Le système d’élevage pastoral et sa composante majeure, la transhumance, reposent sur de solides rationalités internes aux communautés pastorales. Pastoralisme et mobilité assurent en effet aux sociétés pastorales les fonctions principales suivantes :

  • Le soutien de base des familles de pasteurs grâce à la production de nourriture (lait, viande), d’énergie (transport, traction animale), de produits échangeables ou commercialisables (animaux sur pied, lait, produits transformés). Cette fonction repose sur la santé et la reproduction des troupeaux. Tous les éléments techniques qui favorisent la productivité des animaux (progrès vétérinaires, réseaux de puits et forages, actions contre les feux de brousse, amélioration des races animales, etc.) contribuent à améliorer cette fonction.
  • L’accumulation de capital bétail : un nombre minimum d’animaux est nécessaire pour permettre à une famille de vivre et d’assurer sa transmission (une vingtaine d’UBT [unité bovin tropical] par famille selon Faye, 2001, ou le minimum de 3 UBT par personne considéré au Sahel comme le seuil de pauvreté). Le cheptel supplémentaire contribue à la viabilité face aux différents risques et aléas liés au système pastoral, réduit ainsi la vulnérabilité des pasteurs et permet des dépenses et des investissements pour le ménage.
  • Les liens et échanges sociaux entre membres des communautés de pasteurs : ils sont matérialisés par des dons en nature (animaux et produits) en signes d’allégeance ou pour des services rendus, les dots lors des mariages, les héritages, des prêts aux familles dans le besoin (notamment de femelles laitières), des dotations pour l’établissement des jeunes et des bergers en vue de leur émancipation. Le nombre et la qualité des animaux assoient le prestige social du propriétaire.
  • Les relations sociales avec les autres communautés, principalement agropastorales : elles concernent, notamment l’accès à des ressources comme l’eau, les pâturages, les résidus de culture, ainsi que les dons et les échanges pour des denrées alimentaires et des céréales, du bétail, du travail, etc.
  • L’entretien et la transmission de savoirs, tant techniques que culturels : ces savoirs variés concernent les animaux domestiques, les techniques d’élevage, la mobilité, les autres communautés, les propriétés et les cycles des plantes sauvages, les animaux sauvages, les milieux, le climat, les ressources non biologiques (eau, cures salées, etc.), ainsi que les mythes, l’histoire, les contes, la poésie, etc. Le souvenir des ancêtres et le respect à leur égard sont maintenus par la présence dans le troupeau, de vaches qu’ils ont offertes.

> ZOOM | Les femmes, piliers des familles pastorales
Les femmes jouent un rôle central au sein des familles de pasteurs. Elles assurent bien souvent une partie essentielle des tâches domestiques telles que la cuisine, l’approvisionnement en eau et en combustible, des travaux d’artisanat, le montage et démontage de la tente et des bagages. Elles participent aussi aux activités d’élevage en s’occupant de la traite, de l’entretien des animaux fragiles et des petits ruminants, de la fabrication du beurre et du fromage, des déplacements et transhumance. Il est fréquent qu’elles partent troquer ou vendre leurs produits contre des céréales ou d’autres marchandises. Ainsi, leurs enfants sont généralement moins carencés au plan nutritionnel que ceux des agriculteurs dépourvus d’animaux laitiers. En effet, chez les pasteurs, l’alimentation est jugée prioritaire pour les enfants et les femmes enceintes ou en charge de nourrissons en cas de pénurie.
Quand les hommes sont absents, ce qui est fréquent en situation de crise, elles assurent la responsabilité de la famille et du troupeau. En période normale, elles ont du poids dans les décisions du ménage, à la fois selon leur expérience et leur personnalité, mais aussi parce qu’elles possèdent une partie des animaux ainsi que la tente familiale. Elles sont au cœur des alliances matrimoniales et des liens sociaux.
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Femmes peules du Ferlo, Nord-Sénégal.
© B. Toutain
Bien que peu scolarisées, elles n’en ont pas moins la réputation d’être de meilleures gestionnaires que les hommes, notamment dans les activités de type associatif : elles occupent fréquemment le poste de trésorière au sein des groupements mixtes. Bien intégrées dans le présent, et malgré les mutations des sociétés pastorales, elles transmettent l’éducation et la culture auprès des jeunes générations. Il est à souhaiter qu’elles garderont toujours leur rôle et leur place dans la vie pastorale, car, comme l’exprime ce dicton tamasheq, « la femme, comme le pâturage, ne s’entoure pas de clôture ».

  • § D’autres groupes de pasteurs pratiquent leurs propres fêtes : c’est le cas du sharo (la bastonnade (...)

> EXEMPLE | Une famille de pasteurs au Niger
Ardo Bandé Orodji est Peul Oudah, chef de tribu du groupement Brézoua (photo 1). Il considère que son terroir d’attache se trouve à Maja, à 19 km au nord de Gouré. Son troupeau est principalement constitué de bovins zébus de race mbororo et d’ovins, ainsi que de quelques caprins (photo 2). Familles et troupeaux se déplacent tout au long de l’année selon un itinéraire de transhumance de grande amplitude (près de 500 km). Il part avec les différents groupes des familles dont il a la responsabilité d’organiser la transhumance. Il traverse dix-huit communes de la région de Zinder au cours du périple, tandis qu’une autre partie de la tribu suit un itinéraire annuel plus au sud, dans six États du Nord-Nigeria.
En saison des pluies, les familles de ce groupe dispersent les troupeaux dans leur terroir d’attache. Ce sont des pâturages dunaires de type sahélien sur lesquels se sont développées en quelques semaines des petites graminées particulièrement appréciées par le bétail. Au cours de cette période, les pluies alimentent une multitude de points d’eau de surface qui permettent aux animaux de s’abreuver facilement, évitant aux bergers un pénible travail d’exhaure sur les puits plus ou moins profonds comme ils sont obligés de le faire en saison sèche chaude.
Quand l’année est bonne, à la fin de cette période de dispersion et de relative abondance des pâturages, les familles dispersées en petits groupes organisent leur rassemblement annuel autour des chefs de tribus. C’est le rassemblement annuel du gerewol§, occasion de fêtes traditionnelles dans le calendrier annuel des Oudah. C’est le moment des mariages, quand l’année pastorale a été bonne et que les animaux ont bien profité. De tels rassemblements à dimension interculturelle et festive resserrent les liens sociaux et renforcent la cohésion au sein du groupe et aussi entre les groupes. Chaque communauté pastorale profite de cette opportunité pour affirmer et faire reconnaître son identité culturelle à travers des chants et des danses rythmées (photo 3).
Photo 2. Troupeau de zébus mbororo et de petits ruminants.
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© B. Bonnet
Photo 1. Le chef des Peuls Brezoua au Niger.
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© B. Bonnet
En marge des festivités, le chef de tribu et ses éclaireurs font un bilan de la saison des pluies écoulée pour préparer la période plus difficile de la saison sèche. Selon la configuration de la saison, plusieurs itinéraires sont évalués et la prise de décision peut prendre plusieurs journées si les risques paraissent importants. Débute alors une longue série d’étapes de saison sèche, conduisant d’abord à travers la zone agricole pour rejoindre les abords de la capitale régionale Zinder. Le groupe séjourne là une quinzaine de jours pour profiter des divers services, notamment pour les soins aux enfants et aux personnes âgées qui le nécessitent et pour qui les déplacements seront particulièrement éprouvants. Au sortir de cette étape, suivant l’évaluation de la saison, les différents groupes de la tribu se scindent en deux itinéraires de manière à préserver une bonne capacité d’adaptation :
■ Les uns (dix ménages) poursuivent leur route vers l’est pour remonter ensuite vers la commune de Gangara, dans le département de Tanout (voir carte page suivante), et rejoignent Gouré en début de saison des pluies.
■ Les autres vont au sud et traversent six États du Nigeria (Katsina, Kano, Kaduna, Bauchi, Jigawa et Yobé), puis rentrent au Niger par le sud de Bouné au fur et à mesure des mises en cultures et des pluies.
Photo 3. Transe de jeunes filles et jeunes hommes peuls Oudah à Filin Jirgi, Niger.
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© D. Hérault Iram-PSSP
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Parcours annuel de la transhumance du pasteur peul Oudah du Niger Ardo Bande Orodji en 2005-2006 (régions de Gouré, Zinder et Tanout).
© Iram
Se déplacer en famille tout au long de l’année sur des distances importantes exige toute une organisation de la communauté. Pour cela, Ardo Bandé s’appuie sur des éclaireurs à cheval ou à dromadaire, munis de téléphone cellulaire, qui ont pour fonction de préparer les déplacements de chaque nouvelle étape (photo 4). En déplacement, les familles disposent d’animaux de bât, ânes et quelques bœufs porteurs, pour transporter les tentes et tous les effets personnels (photo 5). Ce sont aussi sur les ânes que voyagent les jeunes enfants et les agneaux encore trop jeunes pour marcher sous le soleil. En temps ordinaire, les ânes, conduits par les femmes, sont employés pour le transport de l’eau.
Les itinéraires de transhumance pratiqués par ce groupe ne sont pas dénués de difficultés : les éleveurs doivent faire face à des pressions de certaines collectivités et à la mauvaise disposition de forces de sécurité pour traverser les communes. Les champs récoltés (épis récoltés) mais non libérés (tiges sur pied) et l’absence de couloirs et d’aires de repos, compliquent les mouvements de transhumance.
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Photo 4. Éclaireur pour la transhumance sur son dromadaire.
© B. Bonnet
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Photo 5. Ânes porteurs lors d’une transhumance.
© B. Bonnet
Les accès aux puits sont difficiles et de plus en plus soumis à des paiements ; les relais d’abreuvement les plus commodes sont les mares temporaires. Ce sont les liens sociaux maintenus avec les pasteurs résidents qui facilitent la transhumance.
La mobilité pastorale n’est possible qu’à travers des réseaux sociaux sans cesse renouvelés, entretenus et développés, notamment avec les pasteurs résidents. Cela exige des capacités d’adaptation et de négociation avec les autres communautés.
À l’inverse, la sédentarisation peut entrainer un certain isolement social et augmenter ainsi la vulnérabilité devant les risques liés aux variations des ressources et du climat, sans pour autant apporter une plus grande sécurité foncière.

Les sécheresses et le changement climatique

31Le défi le plus connu réside sans aucun doute dans les aléas climatiques. Les périodes de sécheresse survenues dans les années 70 et 80 étaient inattendues car elles suivaient une longue période marquée par une certaine constance et un bon niveau des précipitations, bien au-delà de la variabilité interannuelle propre aux climats arides.

32Un indice pluviométrique standardisé (IPS), qui représente par année la moyenne des cumuls pluviométriques de 600 stations sahéliennes retenues, a été calculé sur plus d’un demi-siècle, de 1950 à 2006 (AGRHYMET, 2009).

33La figure ci-contre met en évidence trois périodes bien distinctes :

  1. 1950-1969 : période caractérisée par une succession d’années humides bien arrosées (et inhabituellement humide par rapport aux données antérieures disponibles) ;
  2. 1970-1993 : période de plus de vingt années sèches et marquée par deux sécheresses catastrophiques (1973-1974 et 1983-1984) ;
  3. après 1993 : période marquée par une alternance brutale entre années très humides (1994, 1999, 2003) et années très sèches (en 2009-2010, jusqu’à 60 % de pertes en bétail ont été rapportés au Niger, Tchad et Mali) ; elle est plutôt comparable dans sa variabilité aux années antérieures à 1950. Cette rupture climatique des années 70 a frappé simultanément tout le Sahel et n’a pas été observée dans d’autres régions du monde.

34Autre évolution, la partie ouest de cette région sahélienne, entre le Sénégal et le Tchad, est restée marquée par des précipitations réduites tandis que l’est bénéficie d’un retour progressif à des conditions plus humides ; ce qu’attestent de nettes reprises de végétations arbustives dans plusieurs régions, notamment au Mali (Bégué et al., 2011).

35La persistance de la sécheresse sur une partie du Sahel est expliquée par les effets conjugués d’un réchauffement de la partie intertropicale des océans, en particulier la zone équatoriale de l’Océan indien, un réchauffement relatif de l’Atlantique Sud et un refroidissement de l’Atlantique Nord. Le lien avec le réchauffement climatique n’est pas établi.

36Pour le Sahel, au-delà de l’accroissement de la température, les modèles de prévision à long terme des effets du changement climatique sont contradictoires : certains avancent une tendance à l’aridification, d’autres au contraire à davantage de pluies. Dans les zones soudaniennes, les effets du changement climatique sont peu apparents ou tendraient plutôt à accroître les précipitations.

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Indice de pluies standardisé de l’ensemble des stations sahéliennes des pays du CILSS (Comité inter-États de lutte contre la sécheresse dans le Sahel, période 1950-2006). D’après AGRHYMET, 2009.
Les valeurs positives indiquent les années de pluviométrie supérieure à la moyenne sur la totalité de la période ; celles négatives sont celles inférieures à cette moyenne.

  • ** Cette situation fut un déclencheur d’exode rural avec près de 65 % de mortalité du cheptel sahélie (...)

37On observe et on prévoit cependant une augmentation de la fréquence des phénomènes météorologiques extrêmes : sécheresses, pluies diluviennes, périodes de fortes ou basses températures. Cette augmentation de la variabilité interannuelle et des extrêmes climatiques en zones sahéliennes est très déstabilisante pour les pasteurs et affecte gravement les plus exposés**, même si le système pastoral dispose de beaucoup de souplesse et de mécanismes d’adaptation.

> EXEMPLE | Sécheresses et pluies diluviennes au Niger
L’histoire du Sahel est ponctuée d’années de sécheresse à l’origine d’une forte mortalité du bétail (1914, 1973, 1984, 2005), quand ce ne fut pas la famine, mais aussi de pluies diluviennes. À elle seule, la campagne 2009-2010 a connu les deux phénomènes. La faiblesse de l’hivernage 2009 a obligé les éleveurs à se renseigner, à se concerter et à opter pour des stratégies de mobilité fort diverses.
Ainsi au Niger, à Tanout, une partie du groupe Wodaabé Suudu Suka’el a renoncé à son habituelle descente vers le sud et a préféré se diriger vers le nord exceptionnellement mieux pourvu en pâturages et disposant de puits dont il a fallu négocier l’accès. Mais c’était sans compter au retour sur les inondations provoquées par les pluies exceptionnelles de 2010 : les animaux affaiblis ont été piégés par l’eau et la boue. Le bilan final est sans appel : la mortalité par inondation a été plus élevée que celle liée à la sécheresse proprement dite.

L’évolution des sociétés pastorales : pauvreté, vulnérabilité et inégalités

38La pauvreté est une notion complexe qui fait référence à la vulnérabilité physique (risque d’incapacité matérielle), économique (perte de revenus) et sociale (risque d’exclusion). Si l’on se réfère à d’autres critères plus conformes aux contextes nationaux que ceux de la Banque Mondiale (qui définit le seuil de pauvreté à un dollar par jour et par personne), les pasteurs tchadiens ou burkinabè, avec en moyenne 60 têtes de gros bétail par famille, sont loin d’être pauvres (Clanet in Duteurtre et Faye, 2009) grâce aux différents biens et services fournis. Cependant, la pauvreté menace les pasteurs de diverses façons :

  • Les pertes brutales de bétail suite à des épizooties, des sécheresses ou autres accidents climatiques, des vols ou des faits de guerre : le pasteur se trouve dépouillé de tout ou partie de son capital productif, qu’il va devoir reconstituer.
  • Une capacité de production et d’accumulation insuffisante pour faire vivre la famille et accroître en même temps le troupeau, pouvant obliger les plus démunis à dépendre de différentes formes d’aide (solidarité locale, transferts familiaux, interventions humanitaires), à s’endetter ou à diversifier leurs activités locales ou éloignées, alimentant les flux de l’exode rural ou des migrations régionales. Des membres des familles d’éleveurs vont dans des zones urbaines ou des régions agricoles, à la recherche d’emplois salariés saisonniers ou d’un nouveau métier définitif.

39Une partie des revenus est alors parfois envoyée à la famille. Dans les cas observés au Niger (Ancey, 2006) et au Sénégal (Azoulay et Ancey, 2011), ces subsides sont majoritairement utilisés pour les besoins quotidiens mais ne permettent pas d’enclencher de processus d’accumulation ou d’investissement.

40En milieu pastoral, de nombreux mécanismes de partage collectif des risques reposent sur la mobilité, la diversification de l’élevage et des sources de revenu (travail salarié temporaire). Y contribue aussi des systèmes de sécurisation sociale à travers des dons (la zaqat ou aumône musulmane) ou le confiage de bétail (p. ex. le habbanaae des Peuls, la tiyit des Touaregs, l’azum des Toubous, le wudah des Arabes tchadiens). Les prêts d’animaux jouent un rôle important de solidarité (Duteurtre et Faye, 2009).

41De nouvelles inégalités apparaissent dans le milieu des éleveurs : outre la persistance d’écarts entre les capitaux en bétail et les revenus au sein des sociétés pastorales, se développent les biens de « nouveaux éleveurs riches » issus du commerce ou de la fonction publique. En effet, ces derniers placent leurs économies sous forme de bétail et possèdent de gros troupeaux conduits par des bergers salariés. Certains ont tiré parti des ventes d’animaux à prix bradés lors des sécheresses des années 70 et 80. Bien que résidant souvent hors des zones d’élevage (« propriétaires absentéistes »), ils ont les moyens d’imposer leurs propres conditions de mobilité et d’accès aux ressources, et même parfois d’en obtenir l’usage exclusif.

> ZOOM | Un mécanisme d’entraide : le habbanaae
Pour affronter les besoins monétaires croissants liés au paiement des services, les ménages d’éleveurs comme les Peuls Oudah ont recours à un système de solidarité propre aux groupes peuls, le habbanaae. Il consiste à prêter un animal femelle, généralement une vache, à une personne démunie pour un nombre déterminé de mises-bas, dont les produits lui reviennent pendant ce temps. C’est une sor te d’assurance communautaire contre la misère en cas de perte de ses animaux.
Comme le décrivait Maliki (1982) chez les Wodaabe, le bétail circule énormément d’un troupeau à l’autre, à travers des systèmes complexes de prêts temporaires, de donations et de gardiennage. D’un point de vue social, cette circulation de bêtes permet la reproduction même de la société ; elle crée les amitiés et des interdépendances ; elle est à la base de mariages et permet la formation de nouvelles familles.
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Travaux agricoles dans un village peul aux alentours de Djenné. Mali.
M-N. Favier © IRD
Le habbanaae s’étend de plus en plus au-delà de la communauté peule pour être pratiqué par d’autres groupes d’éleveurs transhumants et avec d’autres communautés, y compris sédentaires comme élément de stratégie d’intégration et d’aide à la mobilité. C’est un moyen pour renforcer des alliances établies avec des familles sédentaires tout le long des parcours de transhumance. Les bénéficiaires deviennent ainsi des sortes de « tuteurs » des transhumants.

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Vie de l’ethnie peule, Burkina Faso.
J. F. Molez © IRD

Des droits complexes sur la terre

42Les droits fonciers définissent les règles d’accès, d’exploitation et de contrôle s’exerçant sur les terres et les ressources renouvelables. Ils ne décrivent pas une relation entre l’homme et la terre mais bien les rapports entre les hommes à propos de la terre et de ses ressources. Mettant en jeu des rapports sociaux et des relations de pouvoir, ils relèvent, comme leur mise en œuvre juridique, de décisions politiques au plus haut niveau.

43En Afrique de l’Ouest et centrale, l’accès à la terre est régi communément par des règles traditionnelles d’allocation aux agriculteurs qui en font la demande auprès des responsables des villages. L’élevage se contente d’exploiter les terres non cultivées ou celles autorisées (les bois sacrés ou les espaces protégés sont, par contre, interdits d’accès). Les éleveurs mobiles doivent demander l’autorisation de pâture s’ils se trouvent dans des zones avec des cultures et celle d’utiliser les puits qui ne sont pas publics ou dont ils n’ont pas le contrôle. Dans les régions strictement pastorales, les points d’eau déterminent l’accès aux pâturages environnants, mais leur statut est variable, tantôt libres d’accès, tantôt sous l’autorité d’une entité ou d’un clan. Faire pâturer du bétail ne confère aucun droit sur la terre, contrairement à l’agriculture qui produit grâce au travail du sol, d’où une dissymétrie des droits d’usage souvent source de conflits (Ickowicz et al., 2010).

44Plusieurs types de droit foncier coexistent : le droit coutumier, le droit islamique et le droit dit « moderne » appliqué par les administrations. Quels qu’ils soient, le droit foncier ou les règles foncières mettent en jeu :

  • des modes d’appropriation, des règles d’exploitation, des pratiques de transmission ;
  • des autorités en charge d’affecter ces droits, de faire appliquer ces règles, de les modifier, ainsi que le pouvoir d’arbitrer et de trancher les conflits.

45Les droits coutumiers sur la terre ont rencontré des changements considérables depuis le xixe siècle et sont entrés peu à peu en compétition avec des politiques nationales ou des initiatives privées ; ce qui les a affaiblis. Et pourtant, ils continuent à jouer un rôle important. Les évolutions respectant les besoins de souplesse de l’élevage pastoral tiennent compte des droits traditionnels en introduisant des modifications appropriées et en conférant davantage de pouvoir de négociation et de décision aux communautés locales (Swift, 1995 ; Lane et Moorehead, 1995).

Des rapports avec les autres sociétés rurales en rapide mutation

46Les relations entre pasteurs et agriculteurs évoluent beaucoup depuis plusieurs décennies en raison de l’accroissement rapide des populations.

47Traditionnellement, de véritables complémentarités existent. Elles se manifestent sous des formes variées : échanges, sous formes monétaires ou non, de produits comme le lait et les céréales ; gardiennage des animaux des sédentaires par les pasteurs en transhumance ; stockage de vivres des pasteurs au niveau de leurs alliés agriculteurs ; contrats de fumure des champs par les troupeaux des éleveurs une fois les récoltes faites ; transport des récoltes des cultivateurs du champ au grenier par les animaux des transhumants ; surveillance des parcelles des éleveurs par les villageois pendant la transhumance ; fourniture d’animaux aux agriculteurs pour le développement de la culture attelée en milieu agricole. Les droits traditionnels de vaine pâture des champs après les récoltes étaient le plus souvent respectés.

48Au-delà de ces pratiques, il existe localement des alliances plus ou moins anciennes entre les fractions ou familles nomades et les villages (notions d’arkawal au Mali et Niger [Grémont et al., 2004] ou d’ahalié au Tchad [Marty et al., 2009]). S’établissaient parfois aussi des liens matrimoniaux. Quant aux liens de servitude qui ont parfois existé, ils tendent à disparaître.

49Ces coutumes n’éludaient pas les compétitions d’intérêt. Les concurrences apparaissaient sous diverses formes, par exemple : défrichement et mise en culture de parcours pastoraux et même de pistes à bétail ; transformation en rizières de bourgoutières (pâturages très importants de saison sèche) ; accaparement de points d’eau pastoraux par des groupes d’agriculteurs, voire même d’autres pasteurs, récemment installés sur le site ; non-respect par l’une ou l’autre des parties des calendriers agro-pastoraux (conçus en principe pour limiter les compétitions entre agriculteurs et éleveurs aux périodes les plus critiques) ; dégâts commis par les animaux dans les champs non encore récoltés. Les conflits ne se produisaient pas seulement entre agriculteurs et éleveurs mais aussi parfois entre éleveurs (accès et contrôle des points d’eau, accès aux bourgoutières, dans un contexte de rareté de la ressource). Notons que classiquement de tels litiges étaient gérés localement, souvent à l’amiable. C’est seulement s’ils étaient graves qu’ils étaient traités au niveau des autorités coutumières et administratives.

> ZOOM | À propos de la commercialisation des productions d’élevage…
Depuis une quinzaine d’années, le Sahel connaît un véritable boom des échanges commerciaux avec une multiplication des marchés et une augmentation des prix du bétail. C’est seulement lors des années de sécheresse qu’on assiste à une chute drastique de ces derniers et à un renchérissement de ceux des céréales. Les éleveurs sont conscients que ce sont les taxes de bétail sur les marchés qui sont généralement les plus en mesure d’alimenter les budgets communaux.
Ainsi, dans certaines zones où des villageois avaient montré leur rejet à l’égard des animaux qui pâturaient aux alentours, des pasteurs se sont mis à organiser un véritable boycott (dangol en fulfulde), refusant d’acheminer le lait ou les animaux au marché.
Marché au bétail d’Oursi fréquenté par les Peuls et les Touaregs. Burkina Faso.
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D. Rechner © IRD
Les villageois se sentirent vite pénalisés et demandèrent aux éleveurs de revenir à leurs pratiques d’antan. Notons toutefois que, dans plusieurs pays, des pans entiers de zones pastorales restent encore sans marchés.

50Dans la période récente, en lien avec une forte démographie, on observe une nette diminution des complémentarités car de nombreux agriculteurs possèdent dorénavant du bétail et n’ont plus besoin des pasteurs. Dans nombre de régions agro-pastorales, des pasteurs se sont mis à faire de l’agriculture tandis que la plus grande partie du cheptel se trouve désormais sédentaire aux mains des agriculteurs. Le cheminement convergent des systèmes de production vers l’agropastoralisme n’a pas estompé les concurrences (Thébaud, 2002). Il en résulte que les agriculteurs se réservent désormais les résidus de culture pour leurs propres animaux ; les formes de troc disparaissent, remplacées par les échanges marchands ; les anciennes alliances s’effritent. Par exemple, il est arrivé que les parcelles d’agro-pasteurs peuls particulièrement enrichies en fumier par leur bétail, aient été convoitées par des agriculteurs autochtones, contraignant ces pasteurs à déménager leur campement malgré des décennies de présence (Sud-Burkina Faso, Nord-Côte d’Ivoire, Nord-Cameroun, Sud-Niger).

Les pertes d’accès à des ressources pastorales

51Le défi le plus ancien et le plus constant est sans doute celui de la densification agricole dans un contexte de forte croissance démographique sans augmentation substantielle des rendements des sols. Le besoin de nouvelles terres à cultiver s’exerce avant tout en prenant sur les espaces pastoraux. Même les pistes de transhumance, en principe réservées à l’élevage, sont parfois restreintes, voire barrées, par des champs. Les alentours des puits riches en fumure tendent eux aussi à être grignotés. On signale même des champs « pièges », intentionnellement établis par des agriculteurs dans des zones de parcours pour provoquer des dégâts de bétail aux cultures, pouvoir exiger des compensations financières auprès des pasteurs et les inciter à quitter la zone.

52Les grands périmètres irrigués qui ont été établis le long des fleuves et en bord de lacs, ainsi que le développement des cultures de décrue, ont non seulement réduit l’accès du bétail à l’eau mais aussi transformé des pâturages naturels souvent de très bonne qualité en terres de culture, chassant ainsi les pasteurs au profit des agriculteurs (pour des productions plus intensives). De telles situations sont nombreuses dans les régions sèches : aménagement du fleuve Sénégal, développement agricole autour du lac Fitri (Tchad) ou du lac de Guier (Sénégal), développement agricole du delta intérieur du Niger (Mali), extension des cultures de sorgho de décrue (Tchad, Nigeria, Nord-Cameroun).

53Quant aux opérations d’accaparement des terres (land grabbing), c’est-à-dire les droits d’exploitation agricole accordés à des entreprises et des États étrangers sur de grandes surfaces, elles peuvent représenter des spoliations de ressources et créer des zones infranchissables faisant obstacle aux déplacements des éleveurs. Le pastoralisme se trouve alors profondément modifié, réduit dans sa mobilité, et doit adapter complètement ses circuits et son calendrier de déplacements.

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Marché à bétail au Bénin.
M. Donnat © IRD

54Dans les milieux dégradés, la collecte de produits naturels devient difficile et oblige à des substitutions coûteuses : bois pour les usages domestiques, ramassage de branches d’épineux pour les clôtures, cueillette de plantes médicinales et de gommes, récolte de grandes graminées pour confectionner des nattes et des toitures, etc. Les prélèvements, de plus en plus fréquents par des personnes étrangères à la région, d’herbe sèche et de bois emportés pour être vendus dans des centres urbains comme fourrage et combustible de cuisine, sont vécus par les pasteurs comme des formes de spoliation et fragilisent les écosystèmes.

  • †† Les massacres comme à Toda (Niger, octobre 1991) et à Moïto (Tchad, janvier 2003) sont heureusemen (...)

55Ces phénomènes doivent aussi être reliés à l’augmentation continue du cheptel depuis les fortes pertes durant les périodes de sécheresse, qu’il soit pastoral ou agro-pastoral. Les concurrences entre éleveurs pour les pâturages et entre éleveurs et agriculteurs accroissent les occasions de conflits. Cette augmentation des tensions pour l’accès aux ressources a déjà conduit à des rixes graves avec des blessés et des morts††. Citons un éleveur peul du Sud du Niger : « le métier de berger est devenu le plus risqué de tous : quand tu pars le matin de chez toi, tu n’es pas sûr de revenir le soir ».

> ZOOM | Conflits et insécurité
Pendant longtemps, les conflits concernaient surtout les relations agriculteurs-éleveurs (dégâts des champs, blessures commises sur des animaux) avec des formes de gravité diverses selon les pays, les zones, les périodes. Depuis, des projets ont mené des campagnes de prévention qui ont permis une nette atténuation : ils préconisent généralement que les litiges soient traités à travers le dialogue à l’échelle locale plutôt que d’être portés à des niveaux supérieurs, beaucoup plus coûteux et aux jugements souvent reçus comme arbitraires.
L’insécurité s’est considérablement développée, comme au Tchad, avec les guerres civiles et les bandes armées qui rackettent les campements et s’emparent d’animaux. On sait qu’autour du foyer centrafricain, des rapts d’enfants d’éleveurs sont opérés en vue d’obtenir d’importantes rançons, provoquant de nouvelles migrations pour fuir de tels dangers. Quant aux trafics illicites (armes, drogues, cigarettes), sans oublier le transport lucratif de migrants à la recherche d’emplois en Afrique du Nord ou en Europe, ils véhiculent le mirage de l’enrichissement rapide auprès d’une partie de la jeunesse locale souffrant de désœuvrement et d’une certaine forme de malaise social par absence de perspectives. De plus, ils ne vont pas sans règlements de compte meurtriers entre bandes mafieuses rivales, avec d’inévitables effets collatéraux.
Enfin, depuis que le terrorisme islamiste s’est installé au Nord-Sahel, il convient de rappeler que ce sont d’abord les populations locales et spécialement les pasteurs qui paient le prix le plus élevé du fait que leurs zones de parcours tendent à devenir des aires de non-droit et de non-développement ; les prises d’otages étrangers aggravent encore le phénomène.

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Troupeau dans un couloir de la réserve d’Arly. Burkina Faso.
© B. Toutain

Interactions avec les espaces protégés

56L’appellation « espaces protégés » recouvre diverses catégories, avec des dénominations et des statuts différents : citons, par exemple, dans la région africaine considérée, des parcs nationaux (p. ex. Zakouma au Tchad, le Djoudj au Sénégal), des parcs régionaux (le W au Niger, Burkina Faso et Bénin), certains étant classifiés réserves de la biosphère par l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO, p. ex. le Niokolo-Koba au Sénégal, la Pendjari au Bénin, le W), des réserves partielles ou totales de faune (p. ex. le Dosso au Niger, l’Arli au Burkina Faso), des réserves de chasse, des réserves forestières, des forêts classées, etc.

57La plupart des aires protégées situées dans ou à proximité des zones pastorales recèlent des ressources pour le bétail (herbe, points d’eau, arbustes, arbres fourragers), et procurent l’ombrage et la quiétude loin des terres cultivées et des villages. Elles sont donc très attractives pour les pasteurs. Certaines de ces aires sont restées longtemps non fréquentées car insalubres pour les hommes (simulies/onchocercose, moustiques/paludisme) et le bétail (mouches tsé-tsé/ trypanosomose), mais les évolutions climatiques, les défrichements, les progrès des campagnes de traitement des animaux vecteurs de parasites et des moyens préventifs de lutte médicale et vétérinaire ont en partie levé ces barrières.

58En Afrique de l’Ouest, les gardiens officiels des aires protégées, y compris leurs zones tampons, sont les forestiers, fonctionnaires assermentés de l’État, parfois la population locale (dans certaines réserves de chasse). Dans les zones pastorales et agropastorales, ce sont aussi les forestiers qui gèrent, dans la mesure des moyens qui leur sont alloués, les arbres et la faune, ainsi que les rares plantations domaniales de bois.

59En principe, aucune activité agricole ou d’élevage n’est autorisée dans ces aires. Dans la réalité, l’application de ce principe est plus ou moins respectée, selon les capacités des services forestiers à assurer la surveillance et selon l’importance environnementale ou forestière de ces espaces. Des pressions sociales se produisent aussi. Ces dernières décennies, les principaux parcs naturels et réserves de faune d’Afrique de l’Ouest et centrale ont bénéficié d’un regain d’attention internationale et de financements extérieurs, en réaction à l’inquiétante chute des populations sauvages de nombreuses espèces dans les milieux naturels. Dans le même temps, les espaces pastoraux traditionnels ont perdu de la surface, se sont trouvés fragmentés et les dégradations du milieu les ont rendus moins productifs. En conséquence, les aires protégées sont devenues convoitées par les pasteurs, du moins temporairement au cours de leurs circuits de transhumance. Les pénalités infligées aux contrevenants surpris avec du bétail dans les aires de conservation sont sévères, allant d’amendes fortes (la valeur de plusieurs vaches) jusqu’à l’abattage d’animaux (toujours traumatisant pour les éleveurs). L’intensification des mesures de surveillance réduit la fréquentation des aires protégées par les troupeaux, mais souvent sans les supprimer complètement, car les bénéfices techniques tirés de ces séjours en terrains interdits justifient les risques encourus.

60L’ébranchage des arbres fourragers par les bergers dans les parcours pour nourrir leur troupeau est parfois aussi l’occasion de conflits avec les forestiers, car sa pratique est réglementée. Par contre, les cas de braconnage par des éleveurs sont rarement signalés, ou alors surtout par empoisonnement de carcasses pour limiter les fauves.

61Les politiques actuelles portant sur les relations entre aires protégées et pastoralisme s’orientent vers des actions d’aménagement, de gestion de terroir et de sécurisation du pastoralisme hors de ces aires, principalement dans les zones tampons et les zones périphériques d’influence. Cette gestion de l’espace et de ses ressources relève de la responsabilité d’un ensemble d’acteurs (ou de « parties prenantes ») à qui il revient de régler les conflits d’intérêts. Certaines forêts classées seraient aussi ouvertes au bétail à la condition de respecter des règles de sylvo-pastoralisme à préciser et de paiement de droits d’accès ; ce qui permettrait de contrôler plus ou moins les périodes d’utilisation et le nombre d’animaux.

62Alors qu’il y a quelques décennies seulement on prévoyait le déclin et l’extinction progressive du pastoralisme, force est de constater qu’il subsiste toujours et s’adapte bon an mal an aux contextes actuels de développement, d’évolution de l’usage des terres, de modes et de qualité de vie, d’urbanisation, de marchandisation des activités, de monétarisation des échanges et de mondialisation. On observe en particulier chez de nombreux pasteurs une diversification des stratégies de mobilité, la multiplication des activités et des revenus et de nombreux changements dans les techniques de production.

Évolution des stratégies de mobilité

63Les circuits de transhumance ont été adaptés aux nouveaux contextes et aux nouveaux risques. Certains groupes de pasteurs ont abandonné des déplacements opérés jadis vers le nord en saison des pluies, où se trouvent des fourrages nutritifs et des lieux de cure salée, pour des transhumances de saison des pluies vers le sud plus humide et verdoyant. Cela permet en outre de disposer de toute la main-d’œuvre dans le terroir d’attache au moment des travaux culturaux. D’autres groupes pratiquent les deux transhumances.

64Les transhumances s’allongent vers des régions méridionales plus humides, souvent en proximité de régions très cultivées. C’est le cas par exemple au Tchad oriental où certains troupeaux sont conduits à plus de 700 km du terroir d’attache. Les pasteurs passent alors l’essentiel de la saison sèche au sud avant de remonter au nord pendant la saison des pluies ou hivernage (Clanet, 1994). Le phénomène s’est accentué en particulier depuis les années de sécheresse des décennies 70 et 80.

65Un mouvement lent, mais déjà ancien, de migrations de pasteurs vers de nouvelles régions ou de nouveaux pays affecte nombre de sociétés pastorales. Celles-ci répondent à la nécessité de laisser les endroits devenus moins productifs, trop peuplés ou peu sûrs. Les Peuls sahéliens du Tchad et du Soudan se sont dirigés vers la République centrafricaine dès les années 20, ceux du Mali et du Burkina Faso vers la Côte d’Ivoire dans les années 50, ou encore tout récemment les Arabes chameliers du Tchad central vers l’ouest du pays et le Niger oriental. Ces transhumances et ces migrations ont été fortement facilitées par les progrès en santé et en prophylaxie vétérinaire et grâce aux investissements en hydraulique pastorale.

66Il est de plus en plus fréquent que la famille se sédentarise sans pour autant modifier la mobilité des troupeaux. Ceux-ci sont conduits par des bergers et seules quelques femelles laitières sont élevées auprès de la famille pour la nourrir. Cette forme de sédentarisation partielle facilite l’accès aux soins médicaux, à l’école, au ravitaillement et aussi la participation à la vie politique du pays. Ainsi chez de nombreux Touaregs et Maures, la maison en banco (mélange de terre crue et de paille utilisé comme matériau de construction) cohabite avec la tente.

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Répartition du cheptel par région au Tchad entre 1966 et 1996.
Il existe des déplacements massifs du cheptel au gré des conditions climatiques et le redéploiement partiel en zone agropastorale. D’après Toutain et al., 2000.

Évolution et diversification des systèmes de production

67La diversification des activités et des revenus s’est largement répandue en réaction aux années de crise climatique ou en raison de la baisse de productivité du pastoralisme. Il peut s’agir de commerce, d’artisanat, ou de travaux salariés dans l’agriculture, l’élevage ou dans tout autre domaine, y compris en ville, de façon saisonnière ou par certains membres de la famille qui envoient alors des fonds à leur famille depuis leur pays de migration.

68La pratique de l’agriculture ajoutée à celle de l’élevage pastoral est la forme de sécurisation la plus commune dans les zones semi-arides et subhumides. La production céréalière obtenue assure une partie de l’alimentation de la famille et réduit les dépenses pour l’achat de céréales. La semi-sédentarisation des nomades résulte parfois de politiques nationales, notamment pour l’aménagement du territoire, ce qui favorise ou aboutit à une relative réduction de la mobilité des populations.

69La recherche d’un ancrage foncier est devenue un objectif très répandu. Elle implique une fixation géographique plus forte des familles sur les lieux où sont établis les champs ou les biens immobiliers et la présence permanente d’une partie de la famille. Citons l’exemple de Peuls transhumants Wodaabe qui cherchent des droits de forer un puits avec l’intention de se l’approprier, ou des pasteurs tchadiens qui obtiennent le droit de cultiver dans les zones méridionales atteintes en transhumance.

70La propriété privée de la terre ou même du puits a fait son apparition dans des zones pastorales habituellement régies par des droits d’usage collectifs. Les propriétaires ne sont pas forcément éleveurs ; cette soustraction de ressources collectives contribue à la fragmentation des pâturages et à la réduction des surfaces pastorales.

Changements des techniques de production

  • ‡‡ Cette tendance est même une menace pour la préservation de ces races trypanotolérantes.

71L’une des adaptations de l’éleveur aux fluctuations de ses capacités économiques ou des conditions environnementales consiste à changer la composition des troupeaux et les espèces animales élevées. Ainsi, on a constaté au Sahel, dans les régions les plus arides, le retour à l’élevage des dromadaires et des petits ruminants au lieu des bovins, plus sensibles aux aléas et plus exigeants en fourrage. Pour réduire les risques de mortalité lors des transhumances vers le sud, certains pasteurs ont progressivement croisé (ou laissé se croiser) leurs animaux avec des races de savane trypanotolérantes. Citons l’exemple des bovins méré du Sud-Mali, produits du croisement de zébus peuls, sensibles à la trypanosomose, avec des taurins n’dama‡‡.

72Le recours croissant des pasteurs à de la main d’œuvre salariée est une stratégie répondant aux incertitudes, tant de la disponibilité en bergers au sein de la famille que de la rareté des ressources naturelles (Wane et al., 2010b). Des pick-up et des camions servent à transporter les animaux (surtout les petits ruminants) ou de l’eau en saison chaude dans les parcours sahéliens, qui autrement seraient inaccessibles.

73La commercialisation du bétail et de ses produits a fait un bond considérable, notamment après la dévaluation du Franc de la Communauté Financière Africaine (FCFA) en 1994. Le contexte de risques et d’incertitudes dans lequel vivent les pasteurs les amène, encore aujourd’hui, à exploiter toutes les opportunités, y compris celles des marchés (Wane et al., 2010a). Ils exploitent les possibilités offertes par les marchés, même s’ils ne s’y réfèrent pas forcément pour prendre leurs décisions de production. Un tel constat remet en question l’opinion selon laquelle les pasteurs pratiqueraient un élevage purement contemplatif.

> EXEMPLE | Au nord-est du Mali…
Alors que les pronostics étaient très pessimistes sur la capacité des pâturages à tenir le cheptel, les pasteurs et même agro-pasteurs (Touaregs, Arabes et Songhay) ont pris l’initiative de vendre des animaux en vue de se procurer des stocks de céréales, de fourrage, de bourgou et d’aliments pour le bétail. La séparation des familles et des troupeaux a apporté plus de sécurité alimentaire aux premières (basées dans des centres) et plus de liberté de mouvement pour les seconds et leurs bergers. Certains ont engagé des transhumances précoces et inédites quant à la distance parcourue et à la destination. Enfin le recours à la téléphonie mobile a incontestablement amélioré l’information et la communication sur les ressources et les marchés, de même que le transport automobile (vivres, eau, fourrage, animaux) a permis de limiter les pertes. Ces nouvelles technologies ont bel et bien été intégrées, même si le bilan final varie selon les familles et les situations locales…

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Puisage de l’eau avec traction bovine sur un puits cimenté moderne au sud Kanem, Tchad.
© A. Ickowicz

Évolution des infrastructures

74Diverses infrastructures, collectives ou plus spécifiquement pastorales, se sont développées. Les espaces pastoraux aménagés sont devenus plus accueillants pour le bétail et pour les éleveurs, ce qui a facilité le développement de toutes sortes d’activités annexes :

  • Le réseau des voies de communication s’est densifié et amélioré : des routes carrossables pénètrent dans les zones pastorales, des pistes à bétail ont été aménagées, des couloirs de transhumance ont été balisés.
  • Le réseau d’ouvrages hydrauliques pour les pasteurs s’est densifié : des puits, parfois profonds (60 mètres ou plus), des forages profonds, et en surface des mares artificielles et des petits barrages avec la retenue d’eau en amont. Les mouvements du bétail, les emplacements des campements et de villages, les densités animales et humaines en ont découlé. Les programmes d’hydraulique pastorale et la répartition des ouvrages sont devenus des leviers considérables pour soutenir l’élevage pastoral et la gestion des ressources naturelles.
  • Des bulletins nationaux d’information sur le pastoralisme se mettent en place (réseau régional SIPSA « Système d’information sur le pastoralisme au Sahel »). L’accès au téléphone et à internet commence à couvrir certains villages pastoraux et les téléphones satellites sont acquis par certains éleveurs dans des régions éloignées. Les chaînes de radio sont audibles dans la plupart des étendues pastorales. Par ces canaux transitent diverses informations d’ordre professionnel (état des ressources, cours des marchés, etc.), de nature sociale ou technique. Ce peut être aussi le support de diffusion des alertes précoces.

75En somme, l’innovation technique, l’adaptation des systèmes de production, l’évolution institutionnelle, les processus de négociation, la diffusion de l’information et l’évolution des idées sur les droits fonciers et des droits à la mobilité, sont autant de dynamiques modernes visant à préserver l’essence même du pastoralisme.

> ZOOM | Adaptation à un contexte politique en mutation
Au cours des deux dernières décennies, les pasteurs sahéliens ont eu à s’adapter à de vastes changements politiques et institutionnels tels que l’instauration du multipartisme et la mise en place de la décentralisation avec souvent de nouveaux découpages territoriaux. Certains craignaient au départ que, du fait de leur mobilité et de leurs occupations, ils ne s’y intéressent qu’à la marge. En fait, là où des efforts conséquents ont été menés à l’aide de réunions d’information et de formation, de nets progrès dans leur implication effective dans les instances locales de décision ont été constatés même si les processus de concertation entre allochtones et autochtones restent difficiles.
Un autre risque redouté était que chacune des communes n’en vienne à taxer à sa guise les déplacements des troupeaux chaque fois que de nouveaux transhumants se présenteraient : heureusement cela a pu être désamorcé grâce au recours rendu possible par la loi favorisant l’intercommunalité, laquelle permet d’organiser les relations entre communes voisines sans pénaliser la mobilité pastorale.
Au Niger, les instances communales ont eu aussi la possibilité de sécuriser l’accès des pasteurs aux nouveaux puits grâce à des accords sociaux passés entre les divers groupes concernés.

 

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