Laurent Fabius: «On doit défendre les libertés sans faire preuve de naïveté politique» Laurent Fabius, président du Conseil constitutionnel, revient sur l’évolution de ce dernier, à l’occasion des 10 ans de la question prioritaire de constitutionnalité.
LE FIGARO. - La France s’achemine vers de nouvelles restrictions des libertés, dans le cadre d’un état d’urgence qui se prolonge. Comment le Conseil constitutionnel appréhende-t-il cette forme de pérennisation?
Laurent FABIUS. - Depuis le printemps, le Conseil a déjà eu à se prononcer sur le régime de l’état d’urgence sanitaire et sur la sortie de l’état d’urgence en juillet dernier. En tant que cour constitutionnelle, nous allons continuer de vérifier si les mesures nouvelles sont bien justifiées et proportionnées au regard de l’exigence constitutionnelle de protection de la santé. Nous le ferons chaque fois que nous en serons saisis, soit avant la promulgation de la loi, soit après son entrée en vigueur, dans le cadre de la procédure dite de la question prioritaire de constitutionnalité. Notre rôle est toujours de défendre les libertés, sans qu’il s’agisse d’empêcher les pouvoirs publics de prendre des décisions qui permettent d’assurer la santé des Français.
L’autre sujet brûlant est le terrorisme. Outre une nouvelle loi sur la laïcité, le gouvernement veut fermer une cinquantaine d’associations proches de la mouvance islamiste. Comment s’inscrit le Conseil dans cette dynamique?
Le Conseil constitutionnel n’est pas saisi de décisions individuelles ou réglementaires: celles-ci relèvent du Conseil d’État. Quant au projet de loi en préparation, je ne peux prendre position, car je n’en connais pas encore les termes et il est vraisemblable que nous en serons saisis. Plusieurs notions constitutionnelles sont en jeu dans ce domaine: libertés de conscience et de culte, le principe de laïcité qui est énoncé à l’article premier de la Constitution ou encore l’objectif constitutionnel de sauvegarde de l’ordre public. Tout l’enjeu de constitutionnalité réside dans la conciliation entre elles de ces notions essentielles. Ce sera notre rôle de vérifier que cette conciliation a bien lieu.
Il vous a été reproché d’avoir censuré la loi Avia sur les contenus haineux sur internet ou encore celles sur les sortants de prison. Au vu de l’attentat contre Samuel Paty, le Conseil n’est-il pas coupé de la réalité?
Certainement pas. Beaucoup d’interprétations de nos décisions sur ce point ont été très hâtives. Dans le cas de la loi dite Avia, le Conseil a explicitement jugé que «la provocation à des actes de terrorisme ou l’apologie de tels actes constituaient des abus de la liberté d’expression et de communication qui portent gravement atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers». Nous avons donc validé l’objectif poursuivi par le législateur. Notre censure de la loi s’est appuyée sur le constat que le retrait du contenu était trop largement laissé à la main des opérateurs de plateforme et cela, sans que le juge puisse s’assurer que les retraits de contenus ne soient pas exagérément massifs. En clair, avec notre décision, la voie reste constitutionnellement ouverte pour lutter contre les contenus haineux sur internet.
Nous avons en effet relevé plusieurs défauts logiques de la loi, notamment son défaut de proportionnalité
Laurent Fabius
Quant à la loi instaurant des mesures de sûreté à l’encontre des auteurs d’infractions terroristes à l’issue de leur peine, nous n’avons, là non plus, fait preuve d’aucune naïveté. Nous avons expressément jugé que «l’objectif de lutte contre le terrorisme participe de l’objectif de valeur constitutionnelle de prévention des atteintes à l’ordre public». Nous avons considéré qu’il est «loisible au législateur de prévoir des mesures de sûreté fondées sur la particulière dangerosité, évaluée à partir d’éléments objectifs, de l’auteur d’un acte terroriste et visant à prévenir la récidive de telles infractions». Autrement dit, nous avons validé le principe même des mesures de sûreté. Ce sont les modalités retenues pour la conception de ces mesures qui ont justifié la censure. Nous avons en effet relevé plusieurs défauts logiques de la loi, notamment son défaut de proportionnalité. Bref, aucune de ces deux décisions ne ferme la voie à l’intervention du législateur. Si le Parlement l’estime justifié, il peut parfaitement intervenir à nouveau. J’observe d’ailleurs que plusieurs textes en cours d’examen ou annoncés s’y prêteraient.
Ce verrou de la proportionnalité n’est-il pas contre-productif?
C’est une notion qui est utilisée par quasiment toutes les cours constitutionnelles. C’est notre rôle de veiller à la conciliation de principes qui peuvent être contradictoires. Bien entendu, on doit défendre les libertés, sans pour autant faire preuve de naïveté politique. Et c’est ce que nous faisons.
Vous fêtez les dix ans de la question prioritaire de constitutionnalité. Les Français la connaissent mal, mais en ont un a priori favorable. Comment les convaincre de s’en saisir?
J’aime à l’appeler «la question citoyenne » car c’est le droit, ouvert à tous, de contester la conformité à la Constitution et aux grands principes du droit, d’une loi en vigueur, qu’elle soit ancienne ou récente.
De fait, on assiste à une constitutionnalisation de toutes les branches du droit. Quel en est le bénéfice pour les citoyens?
Sur les 740 décisions que le Conseil constitutionnel a rendues au cours de ces dix dernières années, au titre de la «QPC», un tiers a prononcé des censures des lois contestées ou des réserves qui ont redressé leur interprétation dans le sens de la protection des droits fondamentaux. C’est donc un mécanisme juridictionnel très puissant, car la contestation individuelle, par un justiciable, va, à l’issue de cette procédure rapide, bénéficier finalement à tous, qu’elle aboutisse à la censure de la loi, ou au contraire, qu’elle permette de garantir sa conformité à la Constitution. C’est une révolution de velours au bénéfice de tous les citoyens.
La QPC n’a-t-elle pas été pour le Conseil constitutionnel un formidable outil pour entrer dans le débat politique, au point de changer son rôle?
Vous avez raison. Avec la «question citoyenne» qui a aujourd’hui dix ans, l’activité du Conseil a quadruplé sans que nous perdions l’un de nos atouts, notre réactivité. Nous sommes désormais saisis de questions directement liées aux difficultés que soulève l’application de la loi dans la vie de notre société. Plus que jamais, le droit constitutionnel est devenu un droit vivant. Notre patrimoine constitutionnel s’enrichit au rythme des débats de notre société, aussi bien concernant les nouvelles technologies que les questions de bioéthique, par exemple. Enfin, notre prétoire est ouvert aux parties et aux avocats et à tous grâce aux retransmissions en direct.
L’omniprésence du droit constitutionnel ne rogne-t-elle pas les pouvoirs du législateur?
Non, dès lors que le Conseil constitutionnel est dans son rôle, et que le législateur remplit le sien. Pour reprendre une formule imagée du doyen Vedel, le Conseil constitutionnel dispose de la gomme et pas du crayon: c’est le Parlement qui dispose du crayon, et nous veillons à ne pas l’oublier.
Quelle marque souhaitez-vous imprimer au Conseil?
Depuis le début de ma présidence et en lien avec le collège, nous travaillons pour son ouverture et la juridictionnalisation. S’agissant de cette dernière, le Conseil étant devenu une véritable cour constitutionnelle, cela n’a plus grand sens qu’y siègent les anciens présidents de la République, au point d’ailleurs que plusieurs de ces personnalités y ont renoncé d’elles-mêmes. La Constitution a connu 24 révisions depuis 1958. Il serait judicieux que la 25e permette de régler cette question.
Le succès de la QPC, dix ans après sa création
Elle est sans aucun doute l’une des plus grandes inventions juridiques et procédurales de ces dix dernières années. Après une gestation douloureuse remontant aux années Badinter, la question prioritaire de constitutionnalité, créée par Nicolas Sarkozy en 2010, a rapidement trouvé sa place dans l’ordre juridictionnel français et a changé à tout jamais la face du Conseil constitutionnel, qui en est l’arbitre exclusif.
Le succès de celle qui répond à l’acronyme de QPC réside incontestablement dans sa facilité de saisine. En effet, n’importe quel «citoyen, partie à un procès, a le droit de soutenir qu’une disposition législative déjà entrée en vigueur est contraire aux droits et libertés que la Constitution garantit» pourvu que la demande soit sérieuse et la question jamais tranchée par le Conseil constitutionnel. Seule exclusion de cette procédure, la cour d’assises, le législateur ayant estimé qu’il s’agit d’instructions suffisamment longues pour qu’une QPC soit déclenchée avant le procès.
Des débats de société
Chaque année, entre soixante et cent d’entre elles sont transmises par les cours suprêmes des deux ordres de juridiction, le Conseil d’État et la Cour de cassation, au Conseil constitutionnel pour un examen enserré dans des délais extrêmement brefs. Entre son dépôt, sa transmission éventuelle et l’examen des sages de la galerie Montpensier, pas plus de six mois ne doivent s’être écoulés, le Conseil constitutionnel disposant de trois mois pour rendre sa décision. Des délais d’autant plus remarquables que, contrairement par exemple à la Cour suprême des États-Unis, le Conseil constitutionnel ne pioche pas parmi les cas en fonction d’un agenda politique qui lui serait propre, mais traite tous les contentieux qui lui sont soumis.
L’activité autour de cette nouvelle procédure est telle qu’elle représente désormais 80 % de l’activité du juge constitutionnel.
Ce nouveau droit du citoyen a permis de rééquilibrer le rôle du Conseil constitutionnel par rapport à la Cour européenne des droits de l’homme, imposant peu à peu son analyse du respect des libertés fondamentales par les prismes des droits de l’homme et du droit de l’Union européenne. Grâce à la QPC, le Conseil constitutionnel, longtemps considéré comme «le chien de garde de l’exécutif», a fait aussi entrer dans ses murs les débats de société, se donnant le puissant moyen de faire abroger des lois ou de les remettre sur le métier. Il a été ainsi amené à reconsidérer certains d’entre eux, trop anciennement tranchés.
Cela a été le cas en matière d’hospitalisation sans consentement, de droit des détenus ou des gardés à vue. Mais il lui a parfois fallu terminer des débats restés en suspens, comme la pénalisation des clients de la prostitution ou purger certains autres, comme ceux sur les tests osseux sur les mineurs, ou encore le régime des amendes post-stationnement.
Enfin, d’autres débats se sont ouverts à lui, comme ceux concernant l’environnement ou encore les nouvelles technologies. De quoi rendre «le droit vivant», comme se réjouissent bien des constitutionnalistes.
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