07/12/2019

Patrick Stefanini : « On ne comprend rien à ce que raconte Jean-Paul Delevoye », via @LePoint

Ah ! Si Alain Juppé avait connu le vélib et le télétravail en 1995… C'est vrai, ce 5 décembre 2019, la France n'a pas été bloquée. Les transports n'ont pas fonctionné, mais les Français ont su s'organiser et trouver des alternatives. Et l'affrontement ? La rue contre le pouvoir, le pouvoir contre la rue et l'usager loin de cette mêlée médiatico-politique. Qu'on est loin, pour l'instant, du décembre de noir de 1995… Et pourtant : un Premier ministre juppéiste, un président distant, des syndicalistes bien organisés et des vacances de Noël qui arrivent. Vite. Des similitudes qui n'échappent pas à l'ancien directeur du cabinet adjoint d'Alain Juppé en 1995, Patrick Stefanini. Mais cette réforme des retraites cache quelque chose de plus profond pour celui qui fut, il y a peu, directeur de campagne de François Fillon : le décrochage de la classe moyenne française. Entretien.

Le Point : Alors que les mouvements sociaux ont commencé, on agite le chiffon de 1995. L'analogie est-elle pertinente ?


Patrick Stefanini : Il y a évidemment des éléments de similitudes. Les syndicats ont parfaitement joué le coup : nous sommes début décembre et les vacances de Noël arrivent vite, dans quinze jours. Le départ pour les fêtes ou le ski, c'est le 20 décembre, et il faudra bien que les trains circulent. Les syndicats peuvent donc maintenir la pression. Ce qui avait mis le feu aux poudres en 1995, c'est l'annonce par Juppé, alors qu'il avait préparé un plan précis et puissant sur l'assurance maladie, de sa volonté de mener une réforme des régimes spéciaux sans concertation. La CFDT découvre cette nouvelle réforme et ne nous soutient plus. L'opinion ne comprend pas l'intérêt d'une telle mesure. Aujourd'hui, nous sommes à peu près dans la même situation. C'était très clair sur la fin des régimes spéciaux – l'opinion y est favorable. Mais, même s'il y a eu une longue concertation, la réforme de grande ampleur sur les retraites est floue. Elle n'est pas précise, pas finalisée et a suscité beaucoup d'inquiétude. Les Français n'aiment pas l'inconnu. Quand les inquiétudes portaient sur les avocats, ça n'allait pas bien loin. Quand on commence à expliquer que les mères de famille – d'abord ayant 3 enfants, puis 2, puis 1 – pourraient être les perdantes de la réforme, là, ça devient compliqué…
 
Et la situation politique ?


Dans les deux cas, le Premier ministre est attendu au tournant. En 1995, les « balladuriens » – qui avaient subi une sévère défaite – éprouvaient une joie malsaine à voir Alain Juppé, le Premier ministre chéri de Jacques Chirac, se prendre les pieds dans le tapis et devoir reculer. En 2019, on voit une mécanique semblable. Le Premier ministre est au premier plan et parle de plus en plus pendant que les macronistes de la première heure ne cessent de répéter curieusement : « C'est le moment d'Édouard Philippe. »


Une différence, néanmoins : Jacques Chirac avait fait campagne sur la fracture sociale et, dès les premières semaines, il change son fusil d'épaule. Là, les réformes étaient dans le programme d'Emmanuel Macron !
 Dès son arrivée à Matignon, Alain Juppé qualifie de « calamiteux » le bilan de Balladur. Alors, il augmente la TVA de 2 points et, pour qualifier la France pour la monnaie européenne, il s'inscrit dans une logique de baisse des dépenses publiques et des déficits. Or, ce n'était pas tout à fait le fil rouge de la campagne de Chirac. Les gens avaient retenu : « la feuille de paie n'est pas l'ennemi de l'emploi ». C'était sa réforme, son redressement des comptes publics. Aujourd'hui, la réforme des retraites, c'est la réforme de Macron. L'un des coups de génie de la campagne avec la suppression de la taxe d'habitation. L'une parle au portefeuille et l'autre parle à l'inspiration égalitariste et de justice des Français. Édouard Philippe était moins engagé, mais il est obligé de s'y coller. Quant à Jean-Paul Delevoye, il ne fait pas le poids. Il ajoute à la confusion intellectuelle. Le gouvernement porte une grande réforme, présentée comme systémique par le président, prépare la grève, et l'homme censé porter la concertation va à la télé pour dire en substance : « Au final, notre pays est comparable aux autres pays démographiques, ça va être la déroute et il faudra faire appel à une immigration massive pour payer nos systèmes de retraites. » Quel aveu, c'est inouï ! On ne pouvait pas rêver mieux dans le rôle d'un ministre qui ne croit pas à sa réforme. Ils n'ont même pas essayé de démentir. Alors que la France n'a pas la même situation démographique que les autres pays européens, que notre population continue à augmenter et notre population active ne diminue pas. On ne comprend rien à ce que raconte Jean-Paul Delevoye, il n'a rien apaisé du tout. La seule parole qui est attendue est celle du Premier ministre.

On a beaucoup parlé des ressemblances. Quid des différences entre 1995 et 2019 ?


Jacques Chirac était décidé à ne pas sacrifier Alain Juppé : il a préféré dissoudre ! Aujourd'hui, il y a une majorité puissante, mais dans laquelle les macroniens historiques ont le droit à tout sur les autres alliés. Les Français ont très vite compris en 1995 que Jacques Chirac ne lâcherait jamais Alain Juppé. En 2019, il y a un doute. Philippe est fort, car il apporte à Macron l'électorat de droite, et le chef de l'État n'a personne pour le remplacer. Il ne semble pas y avoir de porte de sortie. En 1995, Alain Juppé a retiré son projet sur les régimes spéciaux et tout s'est terminé. C'est moins évident aujourd'hui. Si le président de la République cale sur la réforme des régimes spéciaux alors que l'opinion publique est prête, sa réputation de réformateur sera atteinte. Cela me paraît inimaginable.

Comment analysez-vous la stratégie du gouvernement ?
La stratégie est claire : il fallait enjamber la journée de 5 décembre. Mais, attention ! Les syndicats sentent que le pouvoir est faible. Ils peuvent tenir jusqu'à Noël. Et c'est sans compter les Gilets jaunes qui, on l'a vu, ont la capacité d'animer les samedis. Et cette question qui trotte dans la tête de bien des opposants : y aura-t-il une convergence des luttes ?

On entend le gouvernement dire qu'il ne « lâchera pas » – un peu comme en 1995 ou lors du CPE –, mais finalement la rue a de grandes chances de gagner. À quel moment on se dit : « on va reculer » ?
En 1995, nous n'avions pas beaucoup de prises sur la réalité. Quand vous n'êtes pas dans un dialogue social constant, vous avez d'un côté la rue et de l'autre le pouvoir, et la seule chose que vous pouvez faire est d'allumer un cierge pour que cela ne dégénère pas. Et après ? Cela se joue dans la seule intimité du président de la République et du Premier ministre. C'est un rapport de force. Quand les patrons syndicaux ont le vent en poupe, ils maintiennent la pression. Et réclament des reculs de plus en plus importants. J'ai entendu Jean-Luc Mélenchon dire à ses troupes : « Tenons bon, puisque nous n'avons pas encore commencé la grève qu'hier [mercredi, NDLR] déjà M. Blanquer a lâché sur les salaires des enseignants. ». Le 20 décembre, le début des vacances, va arriver plus vite que le gouvernement ne croit… Et il va devoir lâcher du lest.

Qui va devoir lâcher du lest ?
On sait que le macronisme est une pyramide reposant sur sa pointe. Et tout cela nous renvoie, encore une fois, au seul président de la République. La promesse d'un système à points agit comme un révélateur des inégalités profondes de la société

Quel regard portez-vous sur la position des Républicains sur cette réforme ? Est-ce tenable pour la droite d'être contre ?
Oui, c'est parfaitement tenable. La droite prend acte de ce que l'opinion publique a viré sa cuti sur les régimes spéciaux et qu'elle aspire – comme le président de la République l'avait compris – à plus d'égalité. Et, dans le même temps, elle observe que le gouvernement est incapable de convaincre l'opinion qu'il est nécessaire de reculer l'âge de départ à la retraite. Ce n'est pas la réforme systémique qui permettra de rééquilibrer les comptes. Les Républicains ont donc bien des raisons de s'opposer à cette réforme des retraites.

Face au patronat en 2016, en pleine campagne pour les primaires de la droite, François Fillon estimait que « trop d'hommes politiques jouaient avec l'affaire des retraites ». Et il jugeait sévèrement le système à points : « Il ne faut pas faire croire aux Français que ce système va régler le problème des retraites. Le système par points permet une seule chose qu'aucun politique n'avoue : baisser chaque année la valeur du point et donc de diminuer les pensions. » Partagez-vous ce constat ?
Comme toujours, François Fillon est solide sur le fond. Il pointe un des non-dits de la réforme systémique : elle permet d'assurer une meilleure égalité entre les Français, mais au prix de retraites moins avantageuses. « La réforme à point, c'est des retraites en moins », disait le slogan de la CGT jeudi. C'est ce que disait monsieur Fillon. Ce qui est ahurissant, au fond, c'est que personne n'avait vu que la réforme à points fait des perdants : les enseignants et une bonne partie de la classe moyenne. Le nouveau monde est victime d'une illusion d'optique – celle dont parle Fillon : la promesse du système à points agit comme un formidable révélateur des inégalités profondes de la société française.

Il y aurait donc une passerelle entre la crise des Gilets jaunes – qui a révélé le mal profond de la classe moyenne française – et cette grogne contre la réforme des retraites ?Je n'ai pas de doute là-dessus. Je pense que la classe moyenne est plus fragile en France que dans les autres pays européens. Les infirmières, les ouvriers qualifiés et les enseignants sont moins bien rémunérés qu'en Allemagne ou en Suisse. La différence de la durée du travail ne suffit pas à expliquer cet écart. On a une classe moyenne qui est relativement plus pauvre en France. Or, la classe moyenne est la quille sociologique d'un pays. Quand elle est fragile, c'est le pays qui l'est. On l'a vu avec les Gilets jaunes – même si tous n'étaient pas de la classe moyenne. Ils cristallisaient la crainte de la classe moyenne française de basculer dans une forme de paupérisation. Ce n'est pas que la réforme des retraites mais plutôt la crise de la société française : la classe moyenne a décroché. Quand elle se compare aux voisins européens, le compte n'y est pas. Il y aurait moins d'inquiétudes sur la réforme des retraites s'ils avaient des niveaux de rémunération plus satisfaisants dès le début ou le milieu de leur carrière.

Quand vous regardez l'ampleur de la grogne sociale depuis l'arrivée d'Emmanuel Macron, d'abord avec le couac des APL, puis les Gilets jaunes et aujourd'hui les retraites, ne vous dites-vous pas qu'avec la radicalité du programme de François Fillon, ç'aurait été d'autant plus compliqué ?
Une partie de l'électorat de droite, y compris parmi ceux qui soutiennent Emmanuel Macron, est restée fidèle au programme de François Fillon. Ce qu'il reste de la campagne de François Fillon, c'est son projet plus que son charisme ou son histoire politique. Il y avait chez Fillon une part d'habilité et une méthode qui n'est pas celle d'Emmanuel Macron. Il s'est souvent démarqué, notamment en s'opposant à la déchéance de nationalité contre l'avis de la droite. Je ne crois pas François Fillon capable d'une maladresse politique telle que celle des APL. Il était aussi convaincu qu'il ne fallait pas faire un an et demi de concertations pour faire la réforme des retraites.

Source: le Point

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