Dans la nuit, un journaliste de Valeurs actuelles publie des informations de source policière, relayées par Damien Rieu, un cadre du parti Reconquête !, très suivi sur les réseaux sociaux. Dès 9 heures, le 15 décembre, BFM-TV consacre un sujet au fait divers et mobilise des envoyés spéciaux : la séquence, ponctuée de plusieurs « alertes info » au gré des évolutions de l’enquête policière – rapidement conclue –, rythmera son antenne durant deux jours. Sur X, un journaliste du Figaro remercie Pierre Sautarel, militant responsable du site Fdesouche.com, pour son « travail de veille [qui] atteste d’une sauvagerie quotidienne ». Cet épisode succédait à la lecture politique faite de la mort du jeune Thomas, tué à Crépol (Drôme) en novembre 2023, et précédait les débats sur la loi relative à l’immigration présentée par le gouvernement, deux thèmes qui auront largement dominé les débats médiatiques en décembre.
Depuis la campagne présidentielle de 2022, la place accordée aux faits divers, à l’immigration et aux porte-voix de l’extrême droite dans les médias français s’est accrue. Les théoriciens du « combat culturel » mené par les sphères identitaires s’en félicitent ouvertement, soulignant l’hospitalité qui leur est réservée en dehors de Vivendi, l’empire médiatique de Vincent Bolloré (CNews, C8, Europe 1, et désormais Paris Match et Le Journal du dimanche). Le Figaro et les plateaux de BFM-TV sont maintenant perçus, à l’extrême droite, comme des espaces « accueillants ».
Jean-Yves Le Gallou, « intellectuel organique » de la mouvance identitaire, convaincu que la victoire politique n’est possible qu’à la condition de la victoire culturelle, souligne le rôle-clé de Vincent Bolloré, « chaînon manquant » entre les médias confidentiels radicaux et la presse généraliste : « Elle s’abreuve comme les autres à la concurrence et aux réseaux sociaux. Le JDD, CNews ou Europe 1 sont devenus des médias de transition, ils imposent le réel et leurs invités aux médias de grand chemin, qui suivent, dans une course effrénée à l’audience, quitte à s’en brûler les doigts. »
Ce parcours de la pénombre à la lumière, des personnalités le font également. Après avoir fait une partie de leurs classes sur BFM-TV alors qu’ils travaillaient pour Valeurs actuelles, Geoffroy Lejeune et Charlotte d’Ornellas sont désormais attachés à CNews, où Elisabeth Lévy, la directrice de la rédaction de Causeur, mais aussi des journalistes du site Boulevard Voltaire, du média identitaire Livre noir ou du magazine conservateur L’Incorrect ont leurs habitudes. L’extrême droite est également la plus conviée, et de loin, dans l’émission Touche pas à mon poste (TPMP, sur C8), où Cyril Hanouna valide la plupart des propos des invités lepénistes ou zemmouristes.
Mais le rôle des chaînes du groupe Canal+ dans la propagation de leurs paroles décomplexées dépasse leur propre périmètre : en se réservant l’exclusivité des apparitions de certaines personnalités, elles ont contraint BFM-TV à renouveler son casting, quitte, pour la chaîne du groupe Altice, à aller un cran plus loin.
Ainsi, après s’être fait remarquer lors d’un passage dans TPMP, Juliette Briens, collaboratrice à L’Incorrect et à la radio d’extrême droite Radio Courtoisie, a fait ses premiers pas de chroniqueuse sur BFM-TV fin 2023. L’antiféministe Thaïs d’Escufon, ancienne porte-parole de Génération identitaire, a été l’invitée de l’émission Les Grandes Gueules, et Laurent Obertone, un essayiste maurrassien hostile au métissage, dans celle d’Yves Calvi. Sarah Knafo, la principale conseillère et l’épouse d’Eric Zemmour, se réjouit d’un phénomène qui « dépasse le groupe Bolloré : toutes les chaînes info se sont alignées, et même le journal télévisé de TF1. Regardez les invitations : Obertone sur BFM-TV, c’est tout de même incroyable ! Regardez les thèmes abordés et le suivi désormais naturel de ce qui ressemble de moins en moins à des faits divers isolés ».
« Nous sommes allés trop loin »
Une vision que conteste Marc-Olivier Fogiel, directeur général de la chaîne, talonnée par sa rivale (CNews pourrait bientôt s’arroger la plus grosse part de marché des chaînes d’info) : « La ligne éditoriale de BFM-TV n’est pas dictée par ce que peuvent proposer ses concurrentes. Ces mouvements politiques [d’extrême droite], leurs représentants et leurs soutiens sont traités sur BFM-TV comme tous les autres partis du pays, à hauteur de leur poids politique, de leur représentation et des enquêtes d’opinion. Ni plus, ni moins. »
La venue de Thaïs d’Escufon a suscité un tel émoi en interne que les syndicats SNJ et CGT se sont fendus d’un communiqué pour « dire non au racisme en direct ». Dans la foulée, le délégué syndical SNRT-CGT d’Altice-Média a lui-même saisi l’Arcom (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, ex-CSA) après que la jeune femme a tenu des propos qualifiés de « stigmatisants et racistes ». « Nous ne faisons pas un métier comme les autres et nous devons veiller à la qualité de l’information qu’on délivre à la population. Or là, nous sommes allés trop loin », persiste Alban Azaïs. Pour lui, BFM-TV n’est pas en train de changer de ligne mais « suit les mouvements que l’on observe dans l’opinion. Pendant la réforme des retraites, l’antenne pouvait pencher, par moments, du côté de l’extrême gauche. Mais si le nouveau gouvernement penche à droite, on penchera plus à droite ».
Le politiste américano-néerlandais Cas Mudde, spécialiste des extrêmes droites, décrit un phénomène similaire à l’échelle européenne. Selon lui, les médias et partis politiques « pensent l’électorat plus à droite qu’il ne l’est réellement » sur les questions culturelles, dans un mouvement de balancier inverse à celui des années 1990, et adaptent leur ligne éditoriale à cette intuition afin d’attirer audience et revenus publicitaires.
Hors période électorale, l’Arcom vérifie tous les trimestres qu’un tiers du temps de parole politique est réservé à la majorité présidentielle, les deux tiers restants allant à l’opposition dans des proportions respectant celles de l’Assemblée nationale. En envoyant pour la première fois 88 députés au Palais-Bourbon, le Rassemblement national a mécaniquement fait grimper le temps d’antenne des discours d’extrême droite.
Cette règle identique pour tous n’empêche pas CNews de se distinguer par la coloration très conservatrice de son antenne : l’Arcom ne décompte pas les prises de parole des présentateurs, tels que l’essayiste conservateur Mathieu Bock-Côté ou encore Pascal Praud et Laurence Ferrari, aux éditos parfois engagés.
« Je ne vous laisserai pas dire qu’on a un prisme d’extrême droite », pouvait ainsi déclarer, le 11 janvier sur Franceinfo, le numéro deux de Canal+, Gérald-Brice Viret. En capturant les images de la chaîne d’opinion toute l’année 2023, les activistes de Sleeping Giants, un collectif qui lutte contre le financement publicitaire de médias propageant « des discours de haine », a pourtant calculé que CNews avait parlé, dans ses bandeaux, d’islam et d’immigration (hors loi « immigration ») 335 jours sur 365.
Des études conduites par l’institut de sondage CSA (partie intégrante du groupe Havas, filiale de Vivendi) alimentent ces débats à un rythme effréné : entre juillet et décembre 2023, pas moins de 20 sondages sur l’immigration, l’islamisme et l’insécurité ont irrigué l’antenne. Leurs questions simplistes – « Faites-vous confiance à la justice ? », « Faut-il accueillir plus de migrants en France ? » – servent de support aux controverses du jour présentées comme prioritaires dans les préoccupations des « Français ».
Cette droitisation du débat s’accentue lorsque des termes, très connotés idéologiquement, essaiment et colonisent les conversations. En ouverture du premier conseil des ministres du gouvernement Attal, le président de la République demandait aux ministres d’éviter « le grand effacement », usant d’une rhétorique chère à ceux qui théorisent la disparition de la culture européenne. Appelée à faire florès, elle intègre un glossaire déjà bien fourni : « décivilisation », « francocide », « grand remplacement », etc.
Dès 2020, Gérald Darmanin reprenait à son compte le mot « ensauvagement », remis au goût du jour par Laurent Obertone dans son essai La France Orange mécanique (Ring, 2013), et d’abord repris par Marine Le Pen. « Ces termes font le lit de l’extrême droite d’une manière très matérielle en ce qu’ils fournissent la matérialité des débats et contraignent les médias à diffuser ses éléments de langage, explique Julie Neveux, linguiste et professeur à la Sorbonne. La diffusion de ces formules est surtout toxique parce qu’elles proposent une sorte de magma non pensé, et que la discussion se construit alors sur des postulats implicites, des idéologies masquées. »
« Cordon sanitaire important »
Depuis une dizaine d’années, la science politique s’intéresse à l’impact de la médiatisation des discours extrémistes sur l’opinion. Pousse-t-elle à la polarisation et à un rejet de ceux qui les portent, ou plutôt à une habituation ? Les enquêtes tranchent toutes en faveur de la seconde option.
Concernant les thématiques, le phénomène dit de « issue ownership » (« propriétaire du problème ») avantage systématiquement les partis perçus comme les plus spécialisés sur un sujet. Une étude comportementale menée par Diane Bolet (université d’Essex) et Florian Foos (London School of Economics) sur deux entretiens d’influenceurs radicaux en Australie et au Royaume-Uni conclut que « la visibilité des personnalités d’extrême droite suffit à augmenter l’effet de normalisation, résume la chercheuse. Et ce, quelles que soient la stratégie d’interview du journaliste et les opinions de départ des auditeurs. »
Aux Pays-Bas, la normalisation des idées populistes incarnées par Geert Wilders, arrivé en tête des élections législatives de 2023, a été favorisée par un système médiatique séduit par le personnage, devenu très à l’aise dans les émissions d’infotainment, décrit Leonie de Jonge, politiste à l’université de Groningen. « Les réseaux sociaux jouent un rôle de plus en plus important dans la propagation des idées radicales, mais seuls les médias traditionnels peuvent donner une légitimité et débarrasser un candidat du stigmate de l’extrémisme. Le travail des journalistes comme cordon sanitaire est donc important », ajoute-t-elle. Mme De Jonge compare la vitalité de l’extrême droite flamande en Belgique, où les chaînes assument l’absence de ligne éditoriale sur la question et disent « offrir au public ce qu’il leur demande », et son absence en Wallonie, où demeure une stricte zone d’étanchéité maintenue par les médias francophones.
En France, la présence, le 3 janvier, de plusieurs responsables de rédactions (Europe 1, Le Figaro, Le JDD) aux obsèques de Patrick Buisson, proche de Jean-Marie Le Pen, Philippe de Villiers et Nicolas Sarkozy, est symptomatique. « Je ne sais pas quel fond de conviction réelle il y a chez ceux qui se présentent comme réactionnaires aujourd’hui, ironise cependant l’un des journalistes présents ce jour-là. Je crois qu’il y a pas mal de postures marketing chez certains. »
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