Plusieurs centaines de tracteurs, et des agriculteurs en colère… À Paris ce 8 février, ils ne défileront pas contre la réforme des retraites, mais pour qu'on les laisse produire. Après l'interdiction, par la Cour de justice européenne, d'une dérogation sur l'usage de néonicotinoïdes qui met en péril la filière de la betterave à sucre, et à trois semaines du Salon de l'agriculture, les paysans veulent faire entendre leur voix, à l'appel de la FNSEA et de la Fédération dans la production de betteraves sucrières, et entendent dénoncer, « jusqu'au 20 février et dans toute la France », l'accumulation de contraintes et de normes qui pèsent sur les productions françaises.
La question des néonicotinoïdes et de la réduction de l'usage de pesticides n'est que « la partie émergée de l'iceberg », affirme le président des Chambres d'agriculture de France Sébastien Windsor, qui appelle politiques et opinion publique à une « prise de conscience » : la France, année après année, voit sa production se réduire et ses importations exploser.
Viande, lait, fruits et légumes… Alors que la recherche de souveraineté émaille tous les discours, la France n'est plus capable de se nourrir, et sa dépendance vis-à-vis de l'étranger s'aggrave à un rythme qui affole les spécialistes du secteur, inquiets d'une possible « disparition de la ferme France ». Entretien.
Le Point : L'interdiction d'une dérogation qui permettait, depuis deux ans, aux agriculteurs de traiter leurs semences de betterave contre les pucerons, sans qu'aucune alternative ne soit encore disponible, a ulcéré le monde agricole. Mais la défense d'un insecticide nocif pour les abeilles n'est pas un peu court, comme mot d'ordre ?
Sébastien Windsor : L'exaspération du monde agricole va bien au-delà de la seule question des produits phytosanitaires, dont l'usage, c'est vrai, est chaque année de plus en plus drastiquement encadré, et réduit. Elle répond à une accumulation de contraintes environnementales, sanitaires, normatives, sociétales, qui arrivent les unes après les autres en silo, et se traduisent par une baisse de la production en Europe, au moment même où la guerre en Ukraine déstabilise les marchés mondiaux ! Les néonicotinoïdes symbolisent cette dérive : ils sont maintenant totalement interdits en France, et on sait que cela va entraîner des pertes de production. Mais au-delà, les agriculteurs redoutent la fermeture d'usines qui pourrait suivre, et la perte définitive de leur outil. Car depuis quelques années, là où les usines ferment, la production de betteraves disparaît, alors que dans le même temps on prétend regagner notre souveraineté alimentaire. Ce sont ces incohérences que les agriculteurs n'arrivent plus à comprendre.
Ces pertes de production sont-elles réellement inquiétantes ?
Elles le sont, oui. Le cheptel bovin a diminué de 2,5 % sur l'année 2022, et de 7,6 % ces cinq dernières années. Mais la consommation, elle, baisse peu, et nous importons plus. La perte de production de lait, en baisse de 1,2 % cette année, risque d'entraîner la fermeture de laiteries. Les baisses de production sont importantes dans les élevages de porc, de volaille, sur les grandes cultures… Et dans les fruits et légumes, elles sont carrément alarmantes : nos importations dépassent 4 milliards en 2022, et même 7 milliards si l'on agrège les préparations à base de fruits et légumes !
De quelles « accumulations de contraintes » parle-t-on ?
Autour de moi, de plus en plus de producteurs se découragent. On explique aux éleveurs qu'ils doivent investir pour répondre quasiment aux mêmes normes que des industriels, en termes de gestion des effluents, par exemple. Or les normes changent tous les deux ans : nous en sommes à la septième version de la directive nitrates ! Ceux qui tentent de regrouper leurs cheptels pour mutualiser la traite et dégager un peu de temps familial sont conspués par l'opinion, qui refuse les fermes trop grandes. Les règles d'épandage de fumier sont raccourcies, et il devient compliqué de trouver des créneaux. Les recours pleuvent sur ceux qui tentent de construire un méthaniseur. Les entreprises de transformation peinent à trouver des légumes, car les restrictions de l'usage d'herbicides compliquent les temps de désherbage, qu'il faut faire à la main alors qu'on ne trouve pas de main-d'œuvre, et que c'est difficilement rentable. Les ZNT (zones de non-traitement, NDLR) compliquent le travail des agriculteurs, et dans les régions où les vergers sont enclavés près des habitations, il faut arracher des vergers… Les produits de traitement des cerises sont interdits, mais on importe massivement des cerises traitées ailleurs, quand ici on tronçonne les cerisiers. Avec le réchauffement climatique, les besoins d'irrigation augmentent, alors que seulement 7,2 % des surfaces agricoles sont aujourd'hui irriguées. Mais partout les projets de retenues d'eau sont attaqués au tribunal administratif, et pendant ce temps, il faut rembourser les investissements… Les banques deviennent du coup plus frileuses. L'accumulation de ces contraintes crée un cercle vicieux infernal, les agriculteurs n'ont plus de projet, sont désemparés, et à terme ils arrêtent. Cent mille exploitations ont disparu en dix ans. Nous vivons une politique de décroissance de la production.
Le discours politique proclame pourtant l'inverse, en promettant de reconquérir notre souveraineté alimentaire…
Les ministres européens parlent, mais conduisent une politique qui va dans le sens inverse. Notre gouvernement n'arrive plus à se faire entendre de la Commission européenne, et se contente de mettre en place des compensations financières. Mais ce qu'attendent les agriculteurs, c'est une reconnaissance des progrès qu'ils ont déjà accomplis (on met aujourd'hui quatre fois moins d'engrais que nos parents pour une tonne de betterave), et la reconnaissance que le temps agricole n'est pas le temps politique. Nous ne pouvons faire qu'une expérimentation par an, et toutes les années ne se ressemblent pas. Donc avant d'avoir une solution efficace à l'interdiction d'un produit, nous avons besoin de quelques années pour la tester. L'Europe doit cesser de poser des contraintes les unes derrière les autres, sans mesurer les conséquences globales de ses décisions. Les agriculteurs, en définitive, attendent une forme de planification, et de la visibilité. Les progrès espérés doivent être compatibles avec leur capacité d'investissement, et avec la capacité du consommateur à payer !
Le gouvernement maintient pourtant son objectif d'atteindre 25 % de la surface agricole en agriculture biologique.
C'est un objectif noble, mais on s'aperçoit que dans le contexte actuel, c'est tout simplement impossible : aujourd'hui, le consommateur ne peut plus acheter, et la consommation de bio chute. De la même manière, la volonté d'interdire les œufs de poules élevées en cage est révélatrice : peut-être que demain, dans les supermarchés, les consommateurs feront attention, mais un certain nombre feront le choix d'acheter des produits moins chers, importés. Et beaucoup refuseront de payer plus cher l'ensemble des produits transformés, comme leurs brioches aux œufs. Ce qui revient pour les fabricants à importer des œufs de poules élevées en cage, à l'étranger…
Le gouvernement entend cela, puisqu'il a promis à plusieurs reprises de protéger les agriculteurs français des importations moins-disantes.
Le gouvernement français a poussé pour des clauses miroirs qui permettraient d'interdire des importations de produits qui ne respectent pas nos règles. Mais l'Europe a échoué à les mettre en place, et elle refuse de tirer les conséquences de cet échec. C'est incompréhensible pour les agriculteurs. La Commission européenne est un peu débranchée de la réalité. La crise du Covid a révélé un besoin de souveraineté. Je ne suis pas en train de dire que l'agriculture va arrêter de faire des progrès, y compris sur son empreinte environnementale. Nous devons continuer, mais également trouver un équilibre entre cet enjeu environnemental, l'enjeu de souveraineté, et celui de nourrir la planète.
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