lit-on en grosses lettres cyrilliques peintes sur une tôle. Les blindés serpentent entre les cratères des obus qui trouent la chaussée. Alentour, des bâtiments éventrés témoignent des combats acharnés qui ont précédé la reconquête de Balakliia, une ville de 27 000 âmes avant la guerre, située à l'est de Kharkiv et libérée le 7 septembre par les forces ukrainiennes dans le cadre de leur contre-offensive. Les premiers convois humanitaires livrent des biens de première nécessité aux habitants, qui ont vécu plus de six mois d'occupation.
Sur la place de la mairie, où est improvisée une distribution de vivres, voisins et amis se retrouvent après avoir passé des mois terrés dans leurs caves. « Du jour au lendemain, les Russes ont détalé sans avoir le temps d'emporter tout leur matériel, explique Valentina, qui a tout suivi depuis sa fenêtre. Ils ont même oublié derrière eux quelques-uns de leurs soldats qui étaient cachés. Les nôtres les ont ensuite capturés, ils n'ont pas résisté. »
À LIRE AUSSIComment l'Ukraine a bluffé l'armée russe
Les troupes russes ont déguerpi et, parfois, sans même mener bataille. Pour Moscou, cette débâcle est officiellement « un repli stratégique » ou « un regroupement des forces » selon le ministère russe de la Défense. Mais sur les cartes d'état-major, un immense territoire au nord et à l'est de Kharkiv est retombé dans le giron ukrainien. Des dizaines de villages qui étaient occupés depuis les premiers jours de l'invasion russe ont été libérés en quelques heures et sans combattre. Plus, des carrefours névralgiques, des villes stratégiques comme Koupiansk et Izioum, que les troupes russes défendaient jusqu'alors bec et ongles car elles leur étaient indispensables pour maintenir leur assaut dans le Donbass, ont été reconquises par les forces ukrainiennes à la faveur de ce qui ressemble plus à une débandade qu'à un repli.
Je ne sortais que pour chercher le peu de nourriture que nous donnaient les Russes.Une habitante de Balakliia
Il y a un précédent, début avril, lorsque les troupes russes quittaient en toute hâte leurs positions autour de Kiev et que le Kremlin annonçait leur redéploiement à l'est pour concentrer son effort de guerre sur le Donbass. Mais désormais, c'est toute la stratégie du Kremlin qui est mise à mal : les prises de Koupiansk et d'Izioum ainsi que la progression continue et rapide de l'armée ukrainienne contrarient directement le but proclamé de Vladimir Poutine d'occuper l'entièreté du Donbass. Beaucoup craignent désormais des représailles et redoutent que, faute de pouvoir défaire les Ukrainiens sur le champ de bataille, l'état-major russe favorise des actions non conventionnelles contre les populations civiles.
Extrême précarité
Sur la place de la mairie de Balakliia, en contrebas d'une statue du poète ukrainien Taras Chevtchenko, drapé des couleurs ukrainiennes, les langues se délient sur la vie quotidienne sous l'occupation russe. Après avoir fait la queue pour recevoir sa ration d'urgence, Alona prête main-forte pour distribuer les colis d'aide humanitaire. Les yeux rougis d'avoir trop pleuré, elle veut quitter Balakliia au plus vite pour, peut-être, ne plus jamais y revenir. « Nous vivions à cinquante dans un abri sans électricité, dit-elle entre deux sanglots. Je ne sortais que pour chercher le peu de nourriture que nous donnaient les Russes. Les bombes tombaient jour et nuit. J'étais terrorisée. »
À la suite de la destruction des lignes électriques, des antennes-relais et des canalisations d'eau et de gaz, les habitants ont vécu dans une extrême précarité et sans possibilité de communiquer avec l'extérieur. Certains magasins sont néanmoins restés ouverts mais les marchandises proposées à la vente ont vu leur prix flamber en raison de la pénurie. « Les prix étaient en roubles, précise Alona, mais on pouvait payer en hrivnas [la monnaie ukrainienne, NDLR] en fonction d'un taux de change défavorable fixé par les occupants. » Une majorité de citoyens a fui avant l'arrivée des Russes mais d'autres ont filé plus tard en catimini grâce à des réseaux clandestins. « Pour s'enfuir, il fallait payer, détaille Alona. Certains automobilistes, propriétaires de leurs voitures, faisaient les passeurs à travers les lignes russes et ukrainiennes pour gagner la zone libre. Les soldats russes se faisaient payer un bakchich pour fermer les yeux sur ce trafic. Mais je n'avais pas les 8 000 hrivnas [environ 200 euros, NDLR] qu'on me réclamait pour me faire traverser la ligne de front. »
À LIRE AUSSIGuerre en Ukraine : « Nous voudrions un respect strict des conventions de Genève »
« Mon fils d'une vingtaine d'années, raconte Valentina, entourée de ses amies, venues comme elle pour recevoir un peu de nourriture, a été forcé deux fois de se mettre nu dans la rue. Les Russes cherchaient des tatouages nationalistes ou des bleus au niveau des épaules qui auraient prouvé qu'il était soldat. » Certains civils, soupçonnés d'avoir des liens avec l'armée ukrainienne ou de l'aider à ajuster ses tirs d'artillerie, auraient été torturés, explique Ruslan, la cinquantaine. Il porte les stigmates des coups reçus. L'un de ses yeux, bleui, ne voit plus clair à la suite d'un tabassage. « J'ai passé vingt jours dans une cellule minuscule de l'ancien poste de police, explique-t-il. Nous étions huit dans un cagibi qui aurait été déjà trop petit pour y mettre deux personnes. Les soldats m'en extirpaient chaque jour pour me questionner et me frapper avec des matraques souples ou avec les poings. Il y avait cinq cellules et dans chacune au moins huit prisonniers. Certains y sont restés plus de quatre-vingts jours. »
Exactions
Selon un responsable local du renseignement ukrainien qui veut rester anonyme, les occupants se seraient livrés à de nombreuses exactions : détentions arbitraires, violences sur des civils, tortures et assassinats. Plusieurs corps de civils assassinés auraient été exhumés, mais il refuse d'en dire plus.
Les Russes ne laisseront pas tomber comme ça. Leur réaction sera terrible !
Pour Valentina, l'occupation russe a été « un enfer ». Ses amis, dont Natalia, la directrice de l'école de la ville, acquiescent. « Nous n'arrivons toujours pas à croire que nous nous sommes débarrassés des occupants russes. C'est miraculeux. » Pourtant, bien que la ligne de front se soit déplacée beaucoup plus à l'est, suivant la progression des troupes d'élite ukrainiennes, la peur les taraude. « Les troupes russes sont parties le 6, mais le 9, précise Valentina, nous avons subi des bombardements terribles, comme pour nous punir. Les Russes ne laisseront pas tomber comme ça. Leur réaction sera terrible ! »
Le petit groupe autour de Valentina et de Natalia craint moins un retour des militaires russes, qu'ils ont vu prendre la poudre d'escampette, que des bombardements de grande envergure ou, pire, une opération spéciale qui viserait les civils. « Ils sont capables de tout, chuchote Valentina comme un oracle aux cheveux teints en rouge, et ils ont la bombe atomique. » Le mot crée un sursaut, les autres n'y croient pas mais admettent que ce que veut Vladimir Poutine, c'est détruire l'Ukraine et ses habitants.
À LIRE AUSSI« Les Russes sont en déroute, ils se vengent sur les infrastructures civiles »
Dimanche, à Kharkiv, dans une nuit opaque et un petit crachin, quelques ombres se détachent de la lumière d'une loupiote. De rares voitures descendent le boulevard. Pas un chat : à trois heures du couvre-feu de 22 heures, tous les commerces, même les plus essentiels, ont déjà fermé en toute hâte. Car, comme à Soumy, Poltava et même une partie de Dnipro, la ville a été plongée dans le noir après que deux missiles russes eurent touché et détruit un transformateur. « Nos techniciens sont à pied d'œuvre, déclare Alexandre Skakoun, adjoint du gouverneur de Kharkiv, et le courant devrait être rétabli durant la nuit, au moins pour les infrastructures essentielles comme les hôpitaux. Les soldats russes sont en déroute, ils se vengent sur les infrastructures civiles. »
Le lendemain matin, la lumière est revenue. « Les équipes techniques ont travaillé sans relâche, explique un responsable de l'administration régionale qui préfère rester anonyme. Nous nous attendions à cela et sommes prêts à réagir mais chaque coupure importante fait courir des risques aux civils ». La nuit dernière, après l'éclairage public et les feux de signalisation, ce sont les antennes du réseau téléphonique qui se sont éteintes. Les alarmes sonores qui avertissent de l'imminence d'un bombardement n'ont pu sonner. Deux missiles se sont ainsi écrasés sur un quartier de la banlieue nord de Kharkiv sans que les habitants aient eu la possibilité de se mettre à l'abri.
Envoyer des hommes sans formation serait comme les envoyer à la mort. Cela ne ferait qu'accélérer la déliquescence du régime. Poutine en a conscience et c'est pour cela qu'il ne décrète pas la mobilisation générale.Alexandre Skakoun, adjoint du gouverneur de Kharkiv
Dans son allocution nocturne sur la chaîne Telegram, dimanche soir, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a qualifié les frappes russes de « bombardements délibérés et cyniques sur des infrastructures civiles essentielles » et a averti que « même dans l'obscurité impénétrable, l'Ukraine et le monde civilisé voient clairement ces actes terroristes. » Il a aussi promis que rien ne pourrait infléchir la détermination des Ukrainiens à libérer leur pays de l'occupation russe. Alexandre Skakoun estime que 95 % de la région sont désormais aux mains des forces de Kiev. Selon lui, elles ont capturé beaucoup de matériel, y compris « des tanks neufs mais dont les réservoirs sont vides », une conséquence du pilonnage des lignes de ravitaillement. Les conversations entre les militaires russes captées par le renseignement ukrainien corroborent l'impression générale : les troupes russes sont au bout du rouleau, totalement démotivées. « Un sous-colonel que nous avons fait prisonnier s'est plaint d'un manque de coordination avec l'état-major », confie Alexandre Skakoun. Dans ce contexte, il ne croit guère aux rumeurs qui font état d'une prochaine mobilisation générale en Russie. « Poutine se tirerait une balle dans le pied et accélérerait sa chute, assène-t-il. Envoyer des hommes sans formation serait comme les envoyer à la mort. Les pertes humaines seraient énormes. Cela ne ferait qu'accélérer la déliquescence du régime poutinien. Il en a conscience et c'est pour cela qu'il ne décrète pas la mobilisation générale. »
Pourtant, il faut s'attendre à une réaction forte de la part de Moscou. Sous quelle forme ? Les attaques contre les infrastructures civiles, réseau électrique, gaz et canalisations pourraient se généraliser. « Moscou veut plonger l'Ukraine dans l'obscurité et nous faire trembler de froid pendant l'hiver », s'alarme Alexandre Skakoun. Il existe aussi un scénario du pire : le recours à une petite tête nucléaire balistique. « Je préfère ne pas y croire, conclut l'adjoint, mais cela fait partie des possibilités vraisemblables. Un fauve blessé est extrêmement dangereux. Et Poutine est aux abois et blessé. »
Consultez notre dossier : Guerre en Ukraine
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Ce blog est ouvert à la contradiction par la voie de commentaires. Je tiens ce blog depuis fin 2005; je n'ai aucune ambition ni politique ni de notoriété. C'est mon travail de retraité pour la collectivité. Tout lecteur peut commenter sous email google valide. Tout peut être écrit mais dans le respect de la liberté de penser de chacun et la courtoisie.
- Je modère tous les commentaires pour éviter le spam et d'autres entrées malheureuses possibles.
- Cela peut prendre un certain temps avant que votre commentaire n'apparaisse, surtout si je suis en déplacement.
- Je n'autorise pas les attaques personnelles. Je considère cependant que ces attaques sont différentes des attaques contre des idées soutenues par des personnes. Si vous souhaitez attaquer des idées, c'est bien, mais vous devez alors fournir des arguments et vous engager dans la discussion.
- Je n'autorise pas les commentaires susceptibles d'être diffamatoires (au mieux que je puisse juger car je ne suis pas juriste) ou qui utilisent un langage excessif qui n'est pas nécessaire pour l'argumentation présentée.
- Veuillez ne pas publier de liens vers des publicités - le commentaire sera simplement supprimé.
- Je suis pour la liberté d'expression, mais il faut être pertinent. La pertinence est mesurée par la façon dont le commentaire s'apparente au sujet du billet auquel le commentaire s'adresse. Si vous voulez juste parler de quelque chose, créez votre propre blog. Mais puisqu'il s'agit de mon blog, je vous invite à partager mon point de vue ou à rebondir sur les points de vue enregistrés par d'autres commentaires. Pour ou contre c'est bien.
- Je considère aussi que la liberté d'expression porte la responsabilité d'être le propriétaire de cette parole.
J'ai noté que ceux qui tombent dans les attaques personnelles (que je supprime) le font de manière anonyme... Ensuite, ils ont l'audace de suggérer que j'exerce la censure.