Le Point : Élisabeth Borne arrive à Matignon. La nouvelle Première ministre va devoir préserver le pouvoir d'achat, priorité numéro un des Français, avec des marges de manœuvre budgétaires contraintes…
Mathieu Plane : Il n'y a pas de formule magique. Ça va être compliqué, surtout sans croissance. Quand il y a de la croissance, on peut en répartir les fruits. Là, Élisabeth Borne se retrouve face à un choc négatif sur l'économie française essentiellement lié à l'énergie avec un prix des hydrocarbures qui peut être durablement élevé, voire continuer à augmenter avec la possibilité d'un embargo sur le pétrole puis sur le gaz russe. La question, c'est de savoir qui va encaisser ce choc inflationniste. Le gouvernement sortant a tenté de préserver le pouvoir d'achat des ménages par des mesures budgétaires larges comme le bouclier tarifaire sur le prix du gaz et de l'électricité, la réduction du prix à la pompe de 18 centimes, etc. Ce sont des mesures d'urgence qui coûtent très cher. Dorénavant, dans un contexte de choc durable, il faut mieux les cibler. Là où c'est délicat, c'est que cela revient à faire plus de perdants. On peut espérer que ce ciblage soit efficace, avec des critères de niveau de vie et de dépendance énergétique en fonction des lieux d'habitation, des distances au travail, des modes de transports utilisés… Mais cela veut dire mieux protéger les plus fragiles et les classes moyennes les plus dépendantes énergétiquement tout en réduisant l'impact sur les finances publiques.
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La situation est d'autant plus délicate que les salaires ne suivent pas l'inflation…
Non, une partie du choc a été encaissée par les salariés : à part ceux qui sont au salaire minimum, qui est indexé, les autres n'ont pas bénéficié de hausses à hauteur de l'augmentation des prix. Au mieux, l'ajustement par rapport à l'inflation interviendra avec retard et ne sera pas complet même si les problèmes de recrutement dans certains secteurs obligent ces branches à augmenter leur grille de salaire significativement. Il faudra regarder si les entreprises décident de revaloriser de manière un peu plus importante les salaires, particulièrement ceux qui sont juste au-dessus du smic. Une autre question est de savoir si ces entreprises le feront en rognant un peu sur leur marge ou en augmentant leurs prix. Finalement, il devrait y avoir une répartition du choc inflationniste entre les ménages, l'État et les entreprises, même s'il est difficile de savoir dans quelle proportion cette répartition se fera. Un choc inflationniste est assez asymétrique : l'effet n'est pas le même d'un individu à l'autre. Une personne au smic est plus protégée qu'une personne qui touche un peu plus que le revenu minimum. Il y a aussi une différence entre les salariés et les retraités qui vont voir leur pension revalorisée. L'effet n'est pas non plus le même selon que vous avez du patrimoine ou que vous êtes endetté, etc.
Le programme de Jean-Luc Mélenchon prévoit « des dispositifs de revalorisation automatique des salaires prenant en compte l'évolution du coût de la vie afin de garantir une réservation du pouvoir d'achat année après année » à négocier dans une grande conférence sociale. C'est une bonne idée ?
Non. Si on rentre dans une « boucle prix-salaires » avec une dérive inflationniste, cela pose un problème pour la stabilité de l'économie. Cela générerait des difficultés sur les anticipations de prix, et creuserait le déficit extérieur. Si l'inflation devient endogène par ce mécanisme de boucle prix-salaires, ce n'est plus le même problème que si l'inflation est une inflation importée par les prix des énergies : les politiques économiques deviendraient restrictives afin de la combattre. Cela pourrait déclencher une forte réaction de politique monétaire. Rappelons qu'au début des années 1980, les taux d'intérêt étaient supérieurs à 10 % et même à plus de 20 % aux États-Unis. Il vaut mieux une politique maîtrisée de transmission des prix vers les salaires, sans automaticité. Ce qui me semble important, c'est que les minima de branche ne commencent pas en dessous du smic. Les branches professionnelles doivent réviser leurs grilles de salaire, car le problème de perte de pouvoir d'achat est particulièrement fort pour les salariés qui sont juste au-dessus du salaire minimum. Il faut éviter que les gens rattrapés par le salaire minimum ne se retrouvent payés au niveau du smic après plusieurs années d'expérience professionnelle.
Jean-Luc Mélenchon propose justement d'augmenter le smic à 1 500 euros contre 1 300 euros actuellement. Est-ce une bonne mesure ?
Il faut savoir si cette hausse interviendrait maintenant ou sur la durée du mandat. Avec 3 % d'inflation par an, on sera proche de 1 500 euros net en 2027.
Et si c'était tout de suite ?
En France, le problème, ce n'est pas tant le niveau du smic, d'autant qu'il est augmenté de la prime d'activité, ce qui fait déjà environ 1 500 euros net par mois pour un célibataire à temps plein. Il faut savoir que, parmi les 10 à 12 % de salariés qui sont payés au revenu minimum, beaucoup travaillent dans des PME ou des très petites entreprises. Comment ces entreprises pourraient-elles absorber une hausse de 15 % en plus de la revalorisation éventuelle des autres salaires ? Cela aurait certainement des effets négatifs sur l'emploi. Et quid de la prime d'activité ? Serait-elle maintenue à 200 euros pour une personne seule ? Mais le principal problème de cette hausse du smic, à mon sens, c'est qu'elle risque d'entraîner une forme de smicardisation de la société parce qu'elle ne se transmettra pas au reste des salaires. Or, le salaire médian, net des prestations et des impôts, est à moins de 2 000 euros. Cela veut dire que l'écart entre le salaire minimum et le salaire médian se réduirait encore. Cela reviendrait à embaucher un jeune qui sort de l'école potentiellement sans diplôme et sans expérience à un niveau proche d'une personne diplômée qui pourrait avoir plusieurs années d'expérience. La perspective d'augmentation au cours d'une carrière serait très faible. Il faut plutôt trouver une solution pour redynamiser les salaires tout au long de la carrière !
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Certains salariés ne sont-ils pas piégés dans une forme de trappe à bas salaires, les baisses de cotisations patronales étant très concentrées jusqu'à 1,6 smic ?
C'est un risque. Aujourd'hui, on compte environ 50 milliards d'euros par an d'allègements de cotisations sociales patronales qui sont concentrés sur les bas salaires. Cela permet de faciliter les embauches. Si elles n'existaient pas, on aurait sans doute un niveau de chômage beaucoup plus élevé pour les personnes peu qualifiées. La contrepartie, c'est qu'une entreprise qui augmente une personne au smic paie plus de cotisations quand la personne, elle, voit sa prime d'activité réduite. Au total, le coût supplémentaire pour l'employeur rapporté à ce que l'employé gagne en plus est relativement élevé. Ce qui par ailleurs peut encourager le travail non déclaré.
Craignez-vous que ne s'enclenche la boucle prix-salaires qui rendrait l'inflation difficilement contrôlable ?
Dans une économie ouverte où les salaires ne sont pas indexés sur les prix, l'inflation peut monter, mais je ne pense pas qu'elle va s'envoler. Si les prix de l'énergie restent à leurs niveaux actuels, on aura eu une grosse bosse d'inflation, mais qui va se résorber ensuite mécaniquement.
Admettons que les prix de l'énergie continuent à monter, notamment en cas d'embargo sur le gaz russe ou de coupure décidée par Poutine… L'État pourra-t-il continuer à indemniser éternellement les ménages et les entreprises ?
Le choc serait tellement violent qu'il sera compliqué de ne pas le faire. Est-ce budgétairement possible ? Oui, car nos partenaires européens, notamment l'Allemagne, seront encore plus touchés que nous. Leur exposition à l'énergie russe est beaucoup plus forte, puisque nous bénéficions du nucléaire. Ce serait un choc mondial et qui toucherait particulièrement la zone euro. La Banque centrale européenne pourrait donc remettre en place un dispositif particulier pour aider au refinancement les États. Bref, la France ne serait pas la seule à faire face à ce problème, ce qui faciliterait l'intervention de l'État.
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Le taux de chômage a baissé jusqu'à 7,3 % au premier trimestre 2022. C'est moins qu'avant la crise sanitaire. Emmanuel Macron a fixé comme objectif de revenir à 5 % de chômage, ce qu'il appelle le « plein-emploi »… La diminution peut-elle se poursuivre ?
C'est important de se fixer un tel objectif. C'est bien le plein-emploi qui permettra d'augmenter les salaires et le pouvoir d'achat de façon durable. Cela voudrait dire que l'économie fonctionne bien. Deux éléments vont dans le sens contraire. D'abord, la tendance passée ne reflète pas forcément la tendance à venir, car les nuages sur la croissance française, de plus en plus noirs, grossissent à vue d'œil. Il y a le problème des prix de l'énergie, mais aussi celui de la Chine et de sa stratégie zéro Covid qui perturbe les chaînes d'approvisionnement mondiales. Il y a aussi les marges de manœuvre budgétaires qui s'amenuisent avec la remontée des taux d'intérêt. Or, la croissance est essentielle pour faire baisser le chômage, même si un gouvernement peut essayer de jouer un peu sur d'autres leviers comme l'apprentissage ou la fiscalité. Ensuite, la sortie de crise sanitaire a été caractérisée par de fortes créations d'emplois malgré une activité qui n'a pas augmenté dans les mêmes proportions. Le PIB est de 1 % supérieur à son niveau d'avant crise alors que l'emploi a augmenté de 2 %. Autrement dit, pour produire la même chose, les entreprises ont besoin de plus de monde qu'avant. Elles sont moins efficaces. C'est donc que leur productivité a baissé alors qu'en tendance, elle augmente habituellement de près de 1 % par an. C'est d'autant plus embêtant qu'à long terme, c'est l'évolution de la productivité qui permet d'augmenter les salaires réels et le niveau de vie.
Comment expliquez-vous cette forte baisse du chômage ?
Le marché du travail a peut-être été un peu troublé par une reprise désorganisée, des mécanismes d'aides importants à l'apprentissage, des contraintes sanitaires. Cela voudrait dire que le phénomène est temporaire et que les entreprises vont chercher à regagner en productivité. La croissance deviendrait alors moins riche en emplois. Et comme elle sera très faible, des emplois risquent même d'être détruits. Si, au contraire, ce phénomène est structurel, cela veut dire que la croissance potentielle du pays sera affaiblie. Cela poserait la question de la soutenabilité de la dette publique et de l'évolution à long terme du pouvoir d'achat. Bref, l'objectif de plein-emploi sera donc compliqué à atteindre. Le seul élément qui devrait aider un peu, c'est le vieillissement de la population qui génère beaucoup de départs à la retraite. Mais si le gouvernement engage une réforme des retraites ambitieuse, les gens vont rester plus longtemps en emploi, ce qui va augmenter la population active. Il faudra créer plus d'emplois pour faire baisser le chômage…
Comme dit Bruno Le Maire, « le plus dur est devant nous »…
Lors du premier mandat d'Emmanuel Macron, la crise sanitaire a pu être gérée par le « quoi qu'il en coûte ». Pendant ce nouveau quinquennat, le gouvernement devra sans doute faire face à des chocs plus structurels avec l'augmentation des prix de l'énergie, la problématique de l'approvisionnement, la remontée des taux, un retour potentiel des règles budgétaires européennes. Tout cela dessine une période beaucoup moins favorable que ce qu'on aurait pu anticiper il y a encore six mois. Le gouvernement va devoir naviguer en eaux troubles en tenant compte de la problématique budgétaire, en protégeant le pouvoir d'achat des Français tout en préservant un tant soit peu la compétitivité des entreprises. Cela ne sera pas une mince affaire.
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