Avant que l’Union européenne ne pousse un soupir de soulagement et ne retourne à ses occupations, elle doit prendre le temps de la réflexion : comment faire pour que la France, un pays fondateur de l’UE et l’un de ses piliers, cesse de jouer tous les cinq ans l’avenir de l’Europe à la roulette russe ?

Maintenant que se sont effondrés les deux partis (les héritiers du gaullisme au centre droit et les socialistes au centre gauche) qui dominaient la vie politique depuis 1958 et le début de la VRépublique, la France se retrouve de facto avec, d’un côté, un bloc centriste proeuropéen mal défini et, de l’autre, des forces diffuses mais explosives vouées au protectionnisme et au nationalisme, opposées à la mondialisation, à l’UE et à l’immigration.

La démocratie française vidée de sa substance

En démocratie, la vie politique oscille assez naturellement entre deux grands bords politiques. La démocratie française, aujourd’hui, se trouve vidée de sa substance. La faute en revient notamment aux pouvoirs excessifs confiés au président élu, qui réduisent le Parlement à une chambre d’enregistrement dès lors que le parti présidentiel a la majorité à l’Assemblée nationale.

Le passage au quinquennat, décidé par Jacques Chirac en 2001 pour synchroniser les cycles électoraux et faire en sorte que les députés soient désignés durant l’état de grâce du nouveau président, est venu encore accroître la mainmise présidentielle, alimentant du même coup le désintérêt des électeurs.

“Voter, à quoi bon ?” se demandent de plus en plus de Français, à commencer par les jeunes, qui à l’isoloir préfèrent l’action politique au sein d’associations ou de collectifs, voire, pour les plus radicaux, la violence.

Comme l’analysait dans un entretien le spécialiste de l’extrême droite Jean-Yves Camus, ce changement du rythme électoral a joué un rôle décisif dans la décomposition du paysage politique.

Les raisons de l’opposition extraparlementaire

L’Assemblée nationale étant composée d’élus désignés par circonscription à un scrutin majoritaire à deux tours, des pans entiers de la population française y sont, les sondages le montrent, très sous-représentés. Pour passer le premier tour, un candidat doit avoir été choisi par au minimum 12,5 % des inscrits – une barre placée bien haut en cas de forte abstention. C’est pourquoi le Rassemblement national de Marine Le Pen n’a que 8 sièges sur les 577 de l’Assemblée sortante, La France insoumise de Jean-Luc Mélenchon seulement 17, alors que les Verts en ont 16.

Une Assemblée aussi peu représentative nourrit de fait l’opposition extraparlementaire et des mouvements de contestation réguliers dans la rue. À l’inverse, elle décourage la recherche de consensus entre formations démocratiques et la négociation entre partenaires sociaux, qui sont pourtant deux piliers de la vie politique dans nombre de pays offrant une représentation à la proportionnelle, partielle ou complète. En Allemagne, aux Pays-Bas, en Belgique ou au Danemark, aucun parti ne peut former un gouvernement sans négocier des compromis.

Ajoutez à cela le fait que Macron a pour beaucoup l’image d’un technocrate arrogant qui méprise les Français ordinaires (image qui n’a pas été redorée par l’attitude du sortant durant son unique débat télévisé face à Marine Le Pen), et vous avez là tous les ingrédients d’une nouvelle explosion sociale, à l’image du mouvement des “gilets jaunes”, déclenché en 2018 par une hausse des prix des carburants.

Marine Le Pen a ainsi pu présenter le second tour comme un duel “Macron contre le peuple”. Au temps des réseaux sociaux, la déconnexion en France entre les dirigeants élus et les citoyens ordinaires devient plus criante encore – et l’attachement renouvelé de Macron au décorum d’une présidence quasi monarchique (commémorations à gogo, sommets au château de Versailles) anéantit ses efforts sporadiques pour “parler aux jeunes” via des vidéos avec des youtubeurs en vogue.

Quelques solutions

Cette année, la campagne a été marquée par une nouvelle forme, encore plus virulente, de nationalisme anti-islam, anti-immigration, anti-UE et anti-Otan, incarnée par l’essayiste d’extrême droite Éric Zemmour. S’il n’a obtenu que 7,1 % des voix au premier tour, il culminait à un moment donné à 18 % d’intentions de vote dans les sondages, au coude-à-coude avec Marine Le Pen.

Zemmour a servi de bouclier à la candidate du RN, qui a semblé modérée et douce au regard du polémiste, et ce malgré un programme prévoyant l’instauration d’une “priorité nationale” pour l’accès au logement, aux aides sociales et à l’emploi, l’interdiction du port du voile dans l’espace public et l’inscription dans la Constitution de la primauté du droit français sur le droit européen.

L’une des solutions, pour orienter les ardeurs politiques des Français vers un débat plus constructif, serait de transformer le fonctionnement des élections législatives. Durant son premier mandat, Emmanuel Macron avait promis d’instaurer une part de proportionnelle dans le scrutin – sans toutefois préciser dans quelle mesure – mais il avait rapidement abandonné cette idée face à l’opposition du Sénat, qui bloquait sa proposition de réforme constitutionnelle. Pourtant, le président aurait pu imposer une refonte des règles du scrutin avec une simple majorité parlementaire, sans modifier la Constitution.

Les législatives pourraient également être décalées et se tenir avant l’élection présidentielle, ce qui favoriserait une plus grande diversité dans la représentation des idées et un meilleur partage des pouvoirs entre l’exécutif et le Parlement.

Troisième possibilité : créer une sorte d’assemblée citoyenne chargée d’examiner des questions de société ou d’ordre constitutionnel sur lesquelles le gouvernement doit agir. Depuis 2016, l’Irlande dispose d’un organe de ce type, composé de citoyens bénévoles tirés au sort pour former un échantillon représentatif de la population. Emmanuel Macron s’était inspiré de cette méthode [en créant la Convention citoyenne pour le climat], chargée de faire des propositions pour lutter contre le changement climatique. Mais il n’a appliqué que quelques-unes des recommandations de la convention, réduisant ainsi à néant l’intérêt du processus.

Si rien de tout cela n’est fait…

Alors quelle est véritablement l’ampleur du risque populiste en 2027 si aucune réforme de ce type n’est appliquée et que la France reste un pays centralisé, à l’organisation verticale et dirigé par un technocrate ? Difficile à dire.

[L’ancien Premier ministre britannique] Harold Wilson aurait un jour déclaré qu’une semaine pouvait paraître longue en politique. À ce compte-là, cinq ans s’apparentent à une éternité. Nul ne saurait prédire qui pilotera la gauche radicale et l’extrême droite à ce moment-là. Jean-Luc Mélenchon a déjà 70 ans et Marine Le Pen trois défaites à son compteur.

L’avenir de la France dépendra aussi en partie de la capacité des gaullistes et des socialistes à surmonter les législatives du mois de juin et à reconstruire le clivage gauche-droite par la suite. Ou de l’aptitude des partis qui les remplaceront en cas d’échec, s’ils finissent anéantis – et sans doute ruinés – par la perte de leurs sièges à l’Assemblée.

Dans cinq ans, un candidat plus compétent que Marine Le Pen pourrait réussir à surfer suffisamment sur la vague de colère populaire à l’encontre des élites pour s’installer à l’Élysée – à condition de tirer parti du vote protestataire, qui, au premier tour, culminait à 57 % des suffrages, gauche et droite confondues. Un tel résultat plongerait l’UE dans une crise existentielle.

Jean-Yves Camus doute toutefois qu’un candidat populiste soit un jour en mesure de rassembler les mécontents de gauche et de droite pour remporter l’élection. Pour lui, le fossé sociologique est trop grand, et certains thèmes centraux, en particulier l’immigration, rendent illusoire toute volonté de fédérer les extrêmes.

La victoire du populisme anti-européen n’est pas une fatalité. Mais la France doit trouver une façon d’offrir davantage de choix politique à ses citoyens. Ça ne peut pas durer ainsi, il va falloir faire quelque chose.