Le Point :« L'Arrêt » est un livre d'histoire sur le Covid-19. Or, cette histoire est loin d'être finie. Le virus tue toujours près de 100 000 personnes par mois…
Adam Tooze :Le livre porte sur le choc politique et économique mondial qu'a provoqué le Covid en 2020. Celui-ci continue à ravager la planète, mais ses effets ne sont plus les mêmes qu'il y a deux ans. On ne se pose plus aussi intensément la question de son impact sur la survie de la zone euro, sur le système politique américain ou sur la finance mondiale. C'est devenu un sujet local, ou remplacé par d'autres préoccupations importantes, comme la guerre en Ukraine. Cela dit, si un nouveau variant plus létal qu'Omicron devait faire son apparition, nous pourrions revenir rapidement à une situation cauchemardesque.
Que vous inspire l'entêtement de la Chine à maintenir sa stratégie « zéro Covid » malgré la poussée d'Omicron ?
Je ne pense pas qu'il faille considérer les Chinois comme des gens têtus ou naïfs. Rappelons-nous que leur stratégie « zéro Covid » a d'abord fonctionné de manière éclatante. Le problème de la Chine, c'est que les autres pays, à quelques exceptions près, ne sont pas parvenus aussi bien qu'elle à endiguer la propagation du virus. Pékin a toutefois commis deux erreurs : ne pas avoir favorisé la vaccination à trois doses de sa population - le niveau de vaccination des plus âgés est notamment très faible dans le pays. Et ne pas avoir développé de vaccin à ARN sur son sol alors même que le conglomérat local Fosun avait acheté la licence du sérum de Pfizer/BioNTech.
Certains ont vu dans le succès initial de la méthode chinoise la preuve que les régimes autoritaires seraient mieux armés pour surmonter les crises que les démocraties. Le confinement actuel de Shanghai semble leur donner tort…
Cette théorie est fausse, car la plupart des dictatures ont échoué à juguler le coronavirus. La Chine a un régime très particulier , avec un parti unique fort de près de 100 millions de membres et un système de commandement puissant et efficace. Aucun autre État n'est organisé de la même façon. Certainement pas la Russie, qui est nettement plus complexe à manœuvrer, et encore moins les pays occidentaux. Il n'est ni possible ni souhaitable de transposer chez nous l'organisation chinoise. Chacun doit trouver les meilleures solutions en fonction de son propre système de gouvernance. Et, quand survient une difficulté aussi grave que le Covid, il faut que le monde entier agisse de concert. On le sait désormais : si tous les pays s'étaient réellement concertés en 2020, on n'en serait pas là. Le Fonds monétaire international et la Banque mondiale disent depuis le début de la crise qu'il faut mettre en place une vaccination mondiale. Et nous ne l'avons toujours pas fait !
Quelles leçons doit-on tirer de nos difficultés à prévoir les crises ?
La première chose à faire serait d'augmenter nos investissements en matière de renseignement. Il faudrait ensuite investir davantage pour soutenir la recherche biomédicale. On pourrait bâtir, par exemple, une grande banque de données mondiale d'identification des virus ayant le plus de chances d'engendrer des mutations zoonotiques, c'est-à-dire des mutations qui les rendent transmissibles de l'animal à l'homme. Des experts proposent de construire une telle base depuis des années, moyennant environ 5 milliards de dollars ; un montant modique comparé aux dégâts provoqués par le Covid. Une somme du même ordre pourrait financer des recherches préparatoires afin d'accélérer le développement de futurs vaccins. Sans les travaux sur les syndromes respiratoires aigus sévères (Sras), lancés après l'épidémie de 2003 en Asie, les scientifiques n'auraient jamais trouvé aussi rapidement les sérums contre le Covid. Ils avaient un coup d'avance.
Que faudrait-il faire d'autre ?
Les spécialistes du sujet ont alerté depuis plus de vingt ans sur la menace d'une pandémie grippale très grave qui viendrait d'Asie. Il faut donc davantage écouter les experts qui tirent aujourd'hui la sonnette d'alarme, notamment en matière de réchauffement climatique. Il faut aussi mener des « stress tests », comme on le fait dans la finance depuis la crise de 2008, ou les renforcer quand ils existent, afin de mesurer sérieusement toutes nos fragilités.
Votre livre est sorti en septembre 2021 aux États-Unis. Quelques mois plus tard, la Russie envahissait l'Ukraine. Étions-nous assez préparés ?
Non, nous n'avons pas vu venir cette guerre. La montée des tensions entre l'Ukraine et la Russie était évidente et systémique depuis plusieurs années. Mais on n'a pas assez pris au sérieux le président ukrainien Volodymyr Zelensky et son équipe : fin 2021, les analystes occidentaux les décrivaient encore comme des gens incompétents ou malhonnêtes. Et on n'a pas suffisamment travaillé - moi y compris, et je le regrette - sur l'impact de l'épidémie en Russie et en Biélorussie. Ou sur l'impact de la révolte du peuple biélorusse, qui a commencé en mai 2020. Tout cela a pesé sur les nerfs de Vladimir Poutine. Cela étant, il était très difficile de prévoir une décision aussi autodestructrice pour la Russie que cette invasion.
A-t-on sous-estimé le côté irrationnel du président russe ?
On a surtout eu un problème de renseignement. L'Occident manque d'informations sur le Kremlin. Nos services ont surestimé l'influence des acteurs économiques russes, notamment les oligarques, sur Vladimir Poutine, et ils ont sous-estimé le poids des tenants de la ligne sécuritaire autour de lui - même s'il semble s'agir d'un groupe très restreint.
Les sanctions contre Moscou nous ont-elles fait entrer dans une nouvelle ère économique ?
La Russie n'est pas une pièce assez importante du commerce mondial pour que les sanctions à son égard puissent modifier en profondeur le cours des choses, à part dans les secteurs de l'énergie et des matières premières.
Dans l'Histoire, les sanctions économiques ont rarement fonctionné…
C'est vrai. Mais la question est : qu'est-ce qu'on en attend des sanctions contre la Russie ? Si le but est de porter préjudice au régime de Poutine et de limiter sa capacité d'action, c'est la bonne chose à faire. Il n'est pas acceptable de commercer avec un pays qui en attaque un autre de la sorte. Les Allemands devraient d'ailleurs arrêter de tourner autour du pot et permettre aux alliés d'aller plus loin en stoppant les achats de pétrole et de gaz russes. Les Allemands doivent comprendre que le monde est plus dangereux qu'ils ne l'avaient imaginé.
Est-on dans un moment de démondialisation ?
Je crois que nous sommes plutôt dans une phase de reconfiguration de la mondialisation. Certes, celle que nous avons connue, avec des interconnexions technologiques et industrielles très profondes, disparaît. Mais l'on peut constater que les sanctions prises par Donald Trump contre la Chine n'ont pas produit beaucoup d'effets. Et que les entreprises remplacent leurs chaînes logistiques internationales par d'autres chaînes logistiques internationales. On ne voit pas tellement de relocalisations. Quant à la finance, elle reste largement globalisée. Sur le plan géopolitique, il y a bien une polarisation et des tensions, mais pas encore de division du monde en plusieurs blocs. Pour le moment, il n'y a pas un nouveau rideau de fer entre l'Amérique et la Chine.
À vous lire, les Chinois étaient mieux préparés que les Occidentaux à l'émergence d'une grave crise comme le Covid. Pourquoi ?
Depuis 2018, le régime de Xi s'est mis à identifier les principaux risques de déstabilisation du pays. Il y avait le risque qu'un virus comme le Covid arrive. Mais aussi celui qu'une crise financière liée à l'immobilier survienne. Voilà pourquoi Pékin a récemment mis en œuvre une politique, dite de la « ligne rouge », visant à faire éclater la bulle immobilière - on verra si cela fonctionne. Il y avait aussi la menace que les oligarques de la tech, comme Jack Ma, deviennent incontrôlables - Pékin les a écartés. Évidemment, les dirigeants occidentaux ne peuvent pas faire la même chose et menacer les patrons des Gafam de les mettre en prison. Mais, il n'empêche, leur domination est problématique chez nous aussi. Et, de ce point de vue, ce que fait l'Union européenne pour les entraver va dans le bon sens.
Le risque d'une invasion chinoise de Taïwan est considéré comme l'une des principales menaces géopolitiques…
Si Xi Jinping décide d'envahir Taïwan, ce sera la troisième guerre mondiale ! Car les accords de défense liant l'Amérique à Taïwan sont très solides. Il serait extrêmement difficile pour un président américain de laisser l'île se faire attaquer sans déclencher une riposte massive. La détermination de Pékin à réintégrer Taïwan dans son giron est très sérieuse. Mais je ne suis pas certain que cela arrive bientôt. Les Chinois manquent de relais d'influence à Taïwan, la population leur est hostile, et le risque qu'une opération militaire amphibie débouche sur une catastrophe est immense. J'espère que Xi est quelqu'un de plus rationnel que Poutine.
Selon vous, la crise du Covid est la preuve que les grands pays disposent de moyens pour faire face à n'importe quel défi, comme le réchauffement climatique ou la pauvreté. Alors, qu'attendons-nous ?
En effet, nous avons les moyens de régler ces problèmes. C'est une affaire de volonté politique. Seulement, pour l'heure, nos dirigeants n'ont pas réussi à se mettre d'accord pour former des coalitions capables de les résoudre. Ce n'est pas une question de nature humaine, selon moi, mais d'organisation politique.
Vous citez l'économiste J. M. Keynes : « Ce que nous voulons faire, nous pouvons le financer. » N'y a-t-il pas de limite à l'endettement public ?
Ce que voulait dire Keynes, à raison, c'est que le vrai sujet n'est pas la capacité à lever de l'argent, mais la volonté d'agir. Au niveau des États, la finance est contrôlable ; on peut créer des structures dans lesquelles on loge et gère la dette. Le problème, ce sont surtout les difficultés politiques, matérielles et d'ingénierie qu'il faut affronter pour résoudre les défis majeurs, notamment sur les plans biomédical et climatique. Ces contraintes sont bien plus paralysantes que celles de la finance.
Pendant la crise du Covid, vous vous êtes entretenu par visioconférence avec Emmanuel Macron , qui vient d'être réélu. Quel regard portez-vous sur lui ?
Je lui ai parlé en 2020, avec d'autres experts ; l'échange a porté sur les vaccins. Si j'avais été un électeur français, j'aurais voté pour lui sans hésitation au second tour de la présidentielle. Je suis d'accord avec sa priorité, qui est de faire en sorte que le taux d'emploi en France atteigne son plein potentiel. Cependant, je crains qu'il ne parvienne pas à réunir une coalition suffisante pour faire passer ses réformes. Votre système politique fait qu'on n'a pas à bâtir une coalition avant l'élection : pour gagner, il suffit d'arriver premier ou deuxième du premier tour, puis on se retrouve au second tour contre un candidat des extrêmes facile à battre, comme Marine Le Pen. Or, l'idée que l'on puisse porter un programme technocratique impopulaire et être élu grâce à la fragmentation politique me paraît problématique… D'ailleurs, de nombreux Français ne veulent pas des réformes de Macron, notamment celle des retraites. Ils préfèrent « l'État qui protège », l'un de ses précédents slogans.
On a rarement vu dans l'Histoire un tel niveau de dépenses publiques en France, et pourtant la plupart des Français estiment que Macron est un affreux néolibéral. Sont-ils aveugles ?
Non, ils ne sont pas aveugles : ils savent bien ce que Macron voudrait être au fond de lui s'il n'était pas empêché par les événements. Avant la crise du Covid, les dépenses publiques françaises étaient orientées à la baisse, même si on ne peut pas parler de coupes massives. Ce sont les crises, avec les Gilets jaunes puis le Covid, qui ont déclenché ce torrent de prodigalité. Macron aimerait diminuer le niveau des dépenses publiques, tout en préservant le rôle de l'État comme acteur de souveraineté, capable d'arbitrer entre les différents groupes d'intérêts. Ce n'est pas contradictoire : cela ressemble à la tradition allemande du néolibéralisme.
EXTRAITS
Un choc économique inouï
Il y a eu d'innombrables débats sur le « choc chinois », c'est-à-dire sur l'impact de la mondialisation et de la brutale augmentation des importations venues de Chine sur les marchés du travail occidentaux au début des années 2000. Le SARS-CoV-2 fut un autre « choc chinois », mais d'une puissance redoublée. Aux temps anciens de la Route de la soie, des maladies infectieuses avaient déjà voyagé d'est en ouest pour se propager en Eurasie. Dans l'Antiquité, la propagation était limitée par la lenteur des voyages. À l'époque de la marine à voile, ceux qui portaient ces maladies mouraient généralement en route. En 2020, le coronavirus se déplaçait au rythme du train à grande vitesse et de l'avion à réaction. Wuhan en 2020 était une métropole aisée de migrants récents. La moitié de ses habitants allaient quitter la ville pour célébrer le nouvel an chinois. Le SARS-CoV-2 n'eut besoin que de quelques semaines pour se disséminer dans toute la Chine puis dans la quasi-totalité du reste du monde. Un an plus tard, le monde chancelait sur ses bases. Jamais, dans toute l'histoire du capitalisme moderne, 95 % des économies du monde n'avaient subi une contraction simultanée du produit intérieur brut (PIB) par tête comme cela arriva dans la première moitié de l'année 2020. Plus de 3 milliards d'adultes furent mis au chômage ou contraints de travailler depuis chez eux. Mille six cents millions de jeunes furent privés d'école et d'université. Sans parler du bouleversement sans précédent de la vie de famille, la Banque mondiale estime que la perte de revenus sur la vie entière due à ce gaspillage de capital humain pourrait avoisiner les 10 000 milliards de dollars. Le fait que le monde ait voulu collectivement cet arrêt de l'activité rend cette récession absolument sans précédent.
« Tout doit changer pour que rien ne change »
En matière de politique économique, la réaction immédiate au choc du coronavirus tira directement les leçons de 2008. La politique budgétaire frappa encore plus fort et plus vite. L'intervention des banques centrales fut même bien plus spectaculaire. La réunion des deux - politique budgétaire et politique monétaire - confirmait et confortait les principes essentiels des doctrines économiques naguère défendues par les keynésiens radicaux. […] Mais, si séduisante que soit cette idée, nous ne pourrons pas revenir au temps du keynésianisme de l'après-guerre. Et ce n'est certainement pas l'ambition des banquiers centraux du XXIe siècle, qui sont loin d'être des révolutionnaires. Leur pratique est celle des conservateurs bismarckiens de la seconde moitié du XIXe siècle : « Tout doit changer pour que rien ne change. » En 2020, en ce qui concerne au moins le système financier, le « managérialisme » l'a encore une fois emporté, mais il fut moins un exercice de manipulation technocratique toute-puissante qu'un effort chaotique pour préserver un statu quo devenu dangereux. Le « too big to fail » est devenu un impératif systémique total. Mais dont l'effet est de déclencher des cycles de plus en plus vertigineux de croissance et de spéculation alimentés par la dette. Cela peut-il continuer ?
Le risque politique américain
Les États-Unis au XXIe siècle sont un pays où le pouvoir politique est partagé entre deux partis, dont l'un, le Parti républicain, œuvre depuis plusieurs dizaines d'années à empêcher la construction d'un appareil d'État adapté à une société avancée, et à le démanteler là où il existe. Et, dans les moments de crise nationale, comme l'a montré 2008 et l'a confirmé 2020, le Parti républicain n'a plus de vision du gouvernement à long terme ni même à court terme. Il s'est révélé au grand jour comme un instrument de la défense indisciplinée d'intérêts particuliers et l'expression non pas d'une politique nationale élaborée mais d'un affect.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Ce blog est ouvert à la contradiction par la voie de commentaires. Je tiens ce blog depuis fin 2005; je n'ai aucune ambition ni politique ni de notoriété. C'est mon travail de retraité pour la collectivité. Tout lecteur peut commenter sous email google valide. Tout peut être écrit mais dans le respect de la liberté de penser de chacun et la courtoisie.
- Je modère tous les commentaires pour éviter le spam et d'autres entrées malheureuses possibles.
- Cela peut prendre un certain temps avant que votre commentaire n'apparaisse, surtout si je suis en déplacement.
- Je n'autorise pas les attaques personnelles. Je considère cependant que ces attaques sont différentes des attaques contre des idées soutenues par des personnes. Si vous souhaitez attaquer des idées, c'est bien, mais vous devez alors fournir des arguments et vous engager dans la discussion.
- Je n'autorise pas les commentaires susceptibles d'être diffamatoires (au mieux que je puisse juger car je ne suis pas juriste) ou qui utilisent un langage excessif qui n'est pas nécessaire pour l'argumentation présentée.
- Veuillez ne pas publier de liens vers des publicités - le commentaire sera simplement supprimé.
- Je suis pour la liberté d'expression, mais il faut être pertinent. La pertinence est mesurée par la façon dont le commentaire s'apparente au sujet du billet auquel le commentaire s'adresse. Si vous voulez juste parler de quelque chose, créez votre propre blog. Mais puisqu'il s'agit de mon blog, je vous invite à partager mon point de vue ou à rebondir sur les points de vue enregistrés par d'autres commentaires. Pour ou contre c'est bien.
- Je considère aussi que la liberté d'expression porte la responsabilité d'être le propriétaire de cette parole.
J'ai noté que ceux qui tombent dans les attaques personnelles (que je supprime) le font de manière anonyme... Ensuite, ils ont l'audace de suggérer que j'exerce la censure.