04/01/2022

La société française est-elle en voie de paupérisation?

DÉCRYPTAGE - Alors que 70 % des Français reçoivent l’«indemnité inflation» de 100 euros, le sentiment de déclassement se propage dans le pays, alimentant une psychose collective d’appauvrissement.

La France compte aujourd’hui 38 millions de gens pauvres, «qui manquent du nécessaire» selon la définition classique des dictionnaires. Telle est en tout cas l’idée que s’en fait le premier ministre Jean Castex présentant en octobre dernier «l’indemnité inflation» de 100 euros, actuellement en cours de distribution à ses bénéficiaires.
L’intention est certes généreuse qui vise à les dédommager de l’envolée des prix des carburants. Toute personne de plus de 16 ans (à condition, pour les mineurs, de travailler) et gagnant moins de 2000 euros net par mois est éligible, soit 38 millions et 70 % de la population des classes d’âge concernées. Au total une facture de 3,8 milliards d’euros pour l’État.

Les Français sont-ils donc si nombreux à ne pouvoir subvenir par eux-mêmes à leurs dépenses de première nécessité? Le Secours catholique et le Secours populaire tiraient la sonnette d’alarme l’hiver dernier, estimant qu’ «1 million de gens ont basculé dans la pauvreté» à la suite de la crise sanitaire. De son côté, l’Insee évalue à 9,3 millions le nombre de personnes (14,6 % de la population) qui vivent «en dessous du seuil de pauvreté» selon la norme des statisticiens européens (ressources, y compris de redistribution, inférieures à 60 % du revenu médian qui partage la population en deux parts égales).

Que le gouvernement jouant les bons samaritains ratisse aussi large peut paraître démagogique. Mais ce faisant il rencontre les craintes de déclassement des Français eux-mêmes. Pas moins de «65 % déclaraient en septembre 2021 avoir le sentiment d’appartenir à la catégorie des ‘‘défavorisés’’, ‘‘classe populaire’’ ou ‘’classe moyenne inférieure’’, contre 59 % en 1999», selon les enquêtes périodiques du Crédoc (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie). La société française est-elle réellement en voie de paupérisation?

30 ans d’une grande métamorphose

Entre le centenaire de la mort de Marcel Proust et les 400 ans de la naissance de Molière, nous pourrons commémorer en 2022 deux événements certes moins «glamours» mais qui ont façonné en profondeur nos modes de vie ces trente dernières années. Le 30 mars 1992, l’usine de Renault-Billancourt, haut lieu de l’histoire industrielle et de ses luttes sociales, fermait définitivement, et, douze jours plus tard, le 12 avril, était inaugurée dans un enthousiasme délirant le parc de loisirs Euro Disney, rebaptisé Disneyland Paris deux ans plus tard.

Pour le politologue Jérôme Fourquet et le journaliste Jean-Laurent Cassely, cette conjonction, véritable «destruction créatrice» à la Schumpeter, symbolise un basculement fondateur. La France est alors passée d’une économie centrée sur la production et l’industrie à une société organisée autour de la consommation, des services et du tourisme. Cette «grande métamorphose» comme ils l’appellent est le sujet de leur livre devenu best-seller en deux mois, La France sous nos yeux. Rien de plus visible en effet que le remodelage de nos paysages qui s’est opéré en trois décennies. La disparition de 936 usines de plus de 50 personnes, pour s’en tenir à la recension faite depuis 2008, a laissé la place à quelque 5000 centres logistiques qui quadrillent tout le territoire. Une noria de poids lourds sillonne en permanence autoroutes et nationales alors que des files de camionnettes embouteillent les villes. «La plateforme logistique a remplacé la vieille gare de triage», résument les deux auteurs: il ne s’agit plus de desservir les usines, mais d’approvisionner les centres commerciaux.

Les qualifications demandées sont tout autant bouleversées. «Le cariste d’Amazon a remplacé le métallo de Renault.» Selon l’expression de l’économiste Patrick Artus, «partout en Occident les agents de logistique prennent le pas sur les soudeurs», au grand dam de la filière nucléaire, qui n’en trouve plus pour réparer ses cuvesFait aggravant, la désindustrialisation a été particulièrement violente en France ; la production industrielle constituait 24 % environ du PIB (Produit intérieur brut) au début des années 1980, elle n’y contribue plus aujourd’hui que pour 10 %.

Paupérisation des métiers et donc de la société? «Services à la personne, chauffeurs VTC et livreurs: la nouvelle classe ancillaire (sic).» Fourquet et Cassely ne mâchent pas leurs mots qui voient dans «la crise des ‘‘gilets jaunes’’ le soulèvement des classes subalternes». Le déclassement est manifeste comparé aux emplois industriels d’antan qui ont servi d’ascenseur social aux «classes populaires». Et ils en concluent à «une démoyennisation par le bas» de toute la population.

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La «démoyennisation» en question

Les Trente Glorieuses de l’après-guerre, croissance ultrarapide et gains de productivité sans précédent, furent le sacre de la classe moyenne et son âge d’or. Le sociologue Henri Mendras avait qualifié avec émerveillement la période 1945-1975 comme «La seconde révolution française», titre de son ouvrage culte paru en 1988. La «toupie de Mendras» figurait une stratification sociale inédite, avec une classe dominante réduite à la portion congrue en haut, tout comme la classe populaire en bas tendait à s’effacer au profit d’«une classe moyenne» attrape-tout entre les deux. Est-on en train de revenir à une pyramide plus traditionnelle, avec un large socle de «classes laborieuses» (ou au chômage) de plus en plus nombreuses et qui s’estiment laissées pour compte?

Olivier Galland, chercheur au CNRS et spécialiste de la jeunesse, s’inscrit en faux contre une prétendue «démoyennisation»: «Cette classe à moindre pouvoir d’achat a toujours existé et elle était même plus nombreuse pendant les Trente Glorieuses, simplement, le sentiment qu’on pouvait s’en extraire était sans doute plus fort.» Les graphiques remontant à 1936 qu’il a publiés sur le site Telos indiquent certes un effondrement des catégories «ouvriers», «agriculteurs», «artisans, commerçants» et même «employés». Mais à l’inverse, les métiers de «cadres», 15 % des actifs aujourd’hui, sont en plein essor, tout comme «les professions intermédiaires» (professeurs des écoles, infirmiers, assistantes sociales, contremaîtres, etc.) qui représentent une personne en emploi sur quatre, selon l’Insee. «En réalité, on assiste plus à une recomposition de la classe populaire qu’à la fin de la classe moyenne: les ouvriers (surtout les non qualifiés) laissent progressivement la place aux travailleurs peu qualifiés des services. Mais ces groupes sociaux peuvent difficilement être rangés dans la classe moyenne», souligne Olivier Galland.

Sentiment de déclassement

En apparence, le déclassement des métiers ne se retrouve pas dans les statistiques de revenu des ménages. Si on inclut les prestations sociales, toutes les catégories socio-économiques réparties en dix déciles ont bénéficié d’une hausse de leur pouvoir d’achat en monnaie constante (compte tenu de l’inflation) d’au moins 17 % depuis 1996 selon l’Insee.

Seul hic, «ce n’est pas tant d’une paupérisation du bas à laquelle on assiste qu’à une élévation permanente du seuil d’entrée dans la classe moyenne, avec la création de nouveaux produits et de nouveaux désirs», expliquent Fourquet et Cassely. Pour maintenir leur niveau de vie et compte tenu des «dépenses contraintes» (les multiples abonnements imposés par la société numérique entre autres), de plus en plus de gens doivent emprunter. L’endettement privé grimpe tout aussi vite que la dette publique et la Banque de France considère que la dette totale des particuliers a doublé entre l’an 2000 et aujourd’hui, passant de 33,2 % à 66,5 % du PIB. Un foyer sur cinq doit souscrire un prêt à la consommation pour satisfaire ses besoins.

De surcroît, la paupérisation s’exprime moins en termes pécuniaires - pouvoir d’achat théoriquement préservé en 25 ans pour toutes les classes - que dans les modes de vie. Des vies mutilées pour beaucoup. La France «qui se présente à nos yeux» est celle du «hard discount» et de la frénésie du Black Friday, «le seul moment de l’année où pour certains il est possible d’acheter un téléphone portable électronique ou un écran plat neuf», note Fourquet. Il décrit ainsi «une économie de la débrouille» dont les infrastructures sont constituées par les plateformes d’achat/vente d’objets usagers, tels Leboncoin et Vinted.

Plus encore, c’est tout un environnement physique qui se détériore. «Échangeurs d’autoroutes, lotissements, alignements de ronds-points… Comment la France est devenue moche», s’alarmait le magazine Télérama dans un dossier de février 2010 et réactualisé il y a deux ans au moment de la révolte des «gilets jaunes».

Au centre de gravité de la vie quotidienne, la voiture représente une charge de plus en plus difficile à assumer, sans même parler des défis de la voiture électrique. Ainsi le modèle le plus vendu en 2021 aura été cette année encore, la Dacia Sandero de la filiale low cost de Renault, qui est fabriquée en Roumanie et au Maroc. À l’origine, le constructeur au losange avait racheté la firme roumaine Dacia (1999) pour conquérir les marchés émergents ou en développement. Or une vingtaine d’années plus tard, la low cost de Dacia fait le bonheur des Français. Est-ce le signe de leur «tiers-mondialisation» que stigmatise Éric Zemmour?

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L’échec du modèle de redistribution

En 1995, Jacques Chirac, alors candidat à l’Élysée, faisait campagne sur «le désarroi populaire, la facture sociale qui menace - je pèse mes mots - l’unité nationale», disait-il. Un septennat et quatre quinquennats plus tard, le diagnostic n’a pas pris une ride.

La montée des inégalités, complainte universelle, n’est certainement pas propre à la France, elle y est même beaucoup moins marquée qu’ailleurs comme le rappellent à l’envi l’OCDE et le FMI. La spécificité française est d’une autre nature que l’Insee cerne parfaitement dans son rapport 2021 sur les revenus et le patrimoine, à travers trois chiffres simples. Tout d’abord les inégalités de revenus primaires (avant redistribution) entre le premier décile des gens les plus pauvres et celui des plus aisés vont de un à treize. Cet écart, l’un des plus profonds parmi les pays avancés, est ramené à sept en raison des transferts sociaux et fiscaux en argent, ce qui fait de la France un des pays les moins inégalitaires pour les revenus. Troisième étape, la prise en compte des transferts en nature: «En raison de leur ampleur, les services publics de santé et d’éducation jouent un rôle déterminant dans la réduction des inégalités», souligne l’Insee, qui considère que l’écart de «niveau de vie élargi» n’est plus que d’un à trois entre les deux déciles extrêmes.

La redistribution fonctionne. «Il est certain que 30 % de la population, les trois déciles inférieurs tomberaient dans la misère en l’absence des aides sociales en espèces», selon l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES). Cette sujétion aux aides publiques, par définition incertaines, est-elle à l’origine de la crainte de déclassement qui obsède près des deux tiers des Français selon le Crédoc notamment?

«La paupérisation de la France d’ici à 2030-2035»: peu avant la crise financière mondiale de l’hiver 2008, l’austère Revue administrative avait publié une liste des dix facteurs explicatifs qui pouvaient faire craindre un appauvrissement collectif: «Désindustrialisation, départ à l’étranger des centres de décision, des laboratoires de recherche, poids des prélèvements obligatoires, immigration, vieillissement de la population, contraintes européennes, prélèvements financiers liés aux investissements étrangers, affaiblissement de la recherche fondamentale et émigration des chercheurs.» Cette grille de lecture qui ne brille guère par son optimisme reste pertinente à entendre la rumeur publique («paupérisation de l’hôpital, de l’université, de la recherche», etc).

Les rafistolages de la redistribution sont manifestement impuissants à éradiquer la psychose de paupérisation, ses réalités et ses fantasmes. Faudrait-il renouer avec l’optimisme provocateur d’un Montesquieu du siècle des Lumières: «Un homme n’est pas pauvre parce qu’il n’a rien, mais parce qu’il ne travaille pas» ?

Source Figaro


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