Le repli de l’Occident a commencé avec la chute du communisme, en 1989. Privées de tout sens des réalités, nos élites triomphantes cherchèrent alors par une série d’initiatives à refaire le monde à leur image, abandonnant au passage plusieurs régions du monde parmi les plus essentielles stratégiquement parlant. Elles ont voulu exporter leur système politique, et le résultat est là aujourd’hui : les pays occidentaux sont plus faibles et plus menacés que jamais ils ne l’ont été durant la guerre froide.

Le déclin géopolitique de l’Occident transparaissait déjà au lendemain de l’invasion de l’Irak, en 2003, il est aujourd’hui parfaitement visible avec le départ d’Afghanistan des forces de la coalition américaine. L’Iran est désormais la puissance dominante en Irak. Avec l’effondrement de l’État afghan et de son armée régulière, l’avenir est aux mains des talibans et des pays voisins, aspirés dans le vortex de la vacance du pouvoir.

Après des années d’interventions occidentales et des centaines de milliers de morts, Bachar El-Assad est toujours au pouvoir en Syrie, où la Russie tire les ficelles. Depuis 2011 et la chute de Mouammar Kadhafi, orchestrée par les Occidentaux, la Libye est un État livré à l’anarchie et une porte d’entrée pour le trafic d’êtres humains vers l’Europe.

Décomposition culturelle

Depuis quelques mois, le recul occidental s’accélère. En juin, la rencontre entre Joe Biden et Vladimir Poutine à Genève a exaucé le plus grand souhait du Russe. En acceptant l’achèvement du chantier du gazoduc Nord Stream 2, le président américain donne à la Russie le pouvoir de fermer le robinet dans les pays de transit. L’Ukraine est laissée sur le bord du chemin, et la Pologne et les États baltes exposés à la puissance grandissante de Moscou.

La décomposition de l’Occident n’est pas seulement une réalité géopolitique : c’est aussi un fait culturel et intellectuel. Dans de grands pays occidentaux, certains milieux puissants dans l’opinion considèrent leur propre civilisation comme un agent essentiellement malfaisant. Pour les adeptes de ce point de vue “hyperlibéral” [dans le sens premier de libéralisme, progressisme, défense des libertés individuelles], très nombreux dans l’enseignement supérieur, les valeurs occidentales de liberté et de tolérance se résument peu ou prou à de la domination raciale. En tant que bloc culturel, si tant est qu’il existe encore en ce sens, l’Occident doit être démantelé.

Cet hyperlibéralisme ne se présente pas comme un point de vue parmi d’autres, susceptible d’être soumis à l’examen et discuté publiquement. C’est un catéchisme dont l’application est garantie par la pression des pairs, et par des sanctions professionnelles. Ses zélateurs rejettent l’existence de phénomènes comme la “cancel culture”, selon eux de simples épouvantails brandis sans aucun fondement par la droite. Pour autant, ils sont convaincus aussi que tout désaccord manifeste une volonté répressive.

Interdits idéologiques

En vertu de ce credo hyperlibéral, ne sont tolérables que les vérités jugées simples, allant de soi, à la morale impeccable. Faire le bilan des méfaits et des éventuels bienfaits qu’ont représentés les empires occidentaux pour les peuples qu’ils ont gouvernés est pour ainsi dire prohibé, de même qu’étudier l’implication d’États non occidentaux dans l’esclavagisme.

Certains à droite comparent ces interdits idéologiques à ceux qu’imposait le communisme. À la différence qu’aujourd’hui, dans les sociétés occidentales, les individus s’imposent volontairement ces restrictions dans leur liberté d’analyse.

Résultat, l’Occident libéral est au fond davantage un objet d’étude historique qu’une réalité contemporaine. Penser que l’humanité converge peu à peu autour des grandes valeurs libérales, c’est ne pas voir que les sociétés occidentales s’en éloignent à la vitesse grand V. Le prétendu “arc de l’histoire” [expression chère à Obama, qui la reprend à Martin Luther King, selon laquelle l’arc de l’histoire est long mais finit toujours par aller vers la justice] tend ainsi vers un modèle qui, en réalité, a cessé d’être.

Cela ne signifie pas pour autant que l’hyperlibéralisme l’a emporté. La démocratie, en tout cas lorsqu’elle fonctionne, pose des limites à l’orthodoxie idéologique. Le marché, malgré ses excès, produit des solutions alternatives. Des lieux encourageant le pluralisme intellectuel subsistent – certains même, à l’image de ce magazine, prospèrent.

La déliquescence du libéralisme occidental ne veut pas dire non plus que nous vivions désormais dans un monde post-occidental. Les arguments en faveur d’un déclin de l’Occident ne sont bien souvent que des relectures des théories du politologue américain Samuel Huntington sur le fameux choc des civilisations, associées aux prophéties sur l’inéluctable suprématie chinoise.

Fascisme, communisme et nationalisme

Ces pronostics ne sont pas sans pertinence, dans la mesure où, effectivement, la puissance occidentale est en net recul. Mais ils passent à côté de ce que le monde contemporain a de plus frappant : ce sont encore et toujours des idées occidentales qui prédominent. À ceci près que ce ne sont pas les idées libérales traditionnelles, mais un mélange de concepts venus du fascisme, du communisme et du nationalisme intégral.

Tout ennemies déclarées de l’Occident qu’elles sont, la Chine comme la Russie sont bien dominées par des idées venues d’Occident. Il en est de même de l’Inde et du nationalisme de Narendra Modi, et de certains mouvements islamistes. Aujourd’hui, ce n’est pas à l’avancée de cultures étrangères qui le menaceraient qu’est confronté l’Occident, mais à ses propres spectres.

L’étude des classiques occidentaux est activement encouragée dans les universités chinoises. Les textes y sont souvent enseignés en version originale latine ou grecque – une pratique qui n’est plus obligatoire à Princeton, car jugée raciste. L’intelligentsia issue de la méritocratie chinoise se distingue d’ailleurs à sa fine compréhension de la pensée politique occidentale, souvent supérieure à celle de bien des universitaires occidentaux.

Carl Schmitt et l’unité nationale

Les œuvres d’Alexis de Tocqueville, d’Edmund Burke et de Thomas Hobbes, mais aussi celles de penseurs du XXe siècle comme Michel Foucault, y sont décortiquées. L’œuvre du juriste allemand Carl Schmitt (1888-1985) est considérée aujourd’hui comme celle la plus à même d’éclairer l’évolution politique de la Chine.

Carl Schmitt doit sa reconnaissance dans le monde universitaire allemand à son travail sur l’influence des idées théologiques sur la jurisprudence en Occident. Dans les années 1920, il théorisa un ensemble d’idées qui allait permettre de formuler et de justifier la loi des pleins pouvoirs de 1933, qui établit officiellement le régime nazi.

En 1932, Carl Schmitt publie La Notion de politique, où il avance que la politique n’est pas un dialogue entre membres d’une même communauté ayant des intérêts et des valeurs pouvant diverger, mais un combat entre ennemis, une forme de guerre, en somme. La théorie juridique de Schmitt n’est pas radicalement nouvelle, ni même nécessairement antilibérale. Une position semblable s’exprime déjà dans l’œuvre de Hobbes.

Assimilation forcée

La différence réside en revanche dans la conception que chacun de ces deux penseurs a du politique, et de l’État. Alors que Hobbes est convaincu que le rôle de l’État est de protéger les individus de la violence et de l’insécurité (une position fondamentalement libérale), Schmitt charge le souverain d’œuvrer à l’unité du peuple.

C’est cet aspect de la pensée de Schmitt qui, manifestement, séduit le plus le pouvoir chinois. Puisque l’État et le peuple ne font qu’un, les minorités peuvent être opprimées, voire annihilées, au nom de la sûreté publique. L’assimilation forcée des Tibétains, des Kazakhs, des Ouïgours et d’autres minorités à la culture des Han, l’ethnie dominante, ne relève donc pas de l’oppression : c’est un moyen nécessaire pour protéger l’État contre des forces destructrices.

Les idées du juriste allemand sont taillées sur mesure pour justifier la répression croissante exercée par Xi Jinping. En 2020, lors d’un discours à Hong Kong, Chen Duanhong, professeur de droit à Pékin, puisait ainsi dans la pensée de Carl Schmitt pour plaider en faveur de la loi de “sécurité nationale” : en exerçant son autorité souveraine pour supprimer les libertés dans l’ancienne colonie britannique, l’État chinois ne fait ni plus ni moins qu’assurer son avenir.

Nationalisme intégral

Schmitt fournit un modèle au nationalisme intégral de Xi. La construction d’États-nations homogènes n’a pas commencé avec le national-socialisme allemand. En Europe, il trouve une origine dans la France révolutionnaire. Au début des années 1790, les Jacobins s’appuient sur une certaine idée de la nation pour écraser le soulèvement populaire des chouans en Vendée, dans une répression dont le bilan pourrait avoir dépassé les 100 000 morts.

La construction de l’État-nation français s’est poursuivie au XIXe siècle en s’appuyant sur les institutions que sont la conscription militaire et l’école, et en éradiquant la diversité des langues et des cultures qui existaient sous l’Ancien Régime*.

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les nettoyages ethniques sont devenus un instrument clé de la construction d’une nation. L’effondrement des empires austro-hongrois, ottoman et russe favorise l’émergence d’États-nations qui revendiquent leur droit à l’autodétermination, par ailleurs affirmé par le président des États-Unis Woodrow Wilson, en 1919, dans le traité de Versailles. L’Américain ambitionne de reconstruire une Europe d’États-nations fondés sur la citoyenneté. Cependant, nombre de ces États renferment des minorités parfois nombreuses, et d’importants transferts de populations se produisent dans les années suivantes. Beaucoup fuient ou sont chassées – 1,5 million de Grecs quittent la Turquie, et près de 400 000 Turcs la Grèce, par exemple.

Basculement totalitaire

Le phénomène se poursuit pendant la Seconde Guerre mondiale, au cours de laquelle les nazis assassinent des millions de personnes dans les territoires qu’ils occupent en Europe de l’Est et en Union soviétique, et entreprennent l’extermination systématique des juifs. Staline ordonne la déportation des peuples dont il met en doute la loyauté envers l’État soviétique (tels les Tchétchènes et les Tatars de Crimée), qui pour beaucoup ne survivront pas à leur voyage vers l’Asie centrale ou mourront peu après leur arrivée.

En Chine comme dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, la pensée de Carl Schmitt sert de vecteur à un basculement totalitaire. On a cessé de faire la différence entre autoritarisme et totalitarisme, vue aujourd’hui comme une relique désuète de la guerre froide. Cette différence a pourtant le mérite de faire une distinction cruciale entre les régimes illibéraux.

L’État autoritaire est dictatorial dans ses méthodes mais limité dans ses objectifs, alors que l’État totalitaire, lui, entend transformer la société et s’immiscer dans tous les aspects de la vie. La Chine de Xi Jinping est passée du côté du totalitarisme. Le Parti communiste chinois, qui fêtait son centenaire le 1er juillet dernier, est fort de 95 millions de membres, et c’est par son entremise que l’État étend son emprise dans toute la société.

État-nation coercitif

La Chine se représente à elle-même comme une civilisation-État fondée sur les idées confucéennes d’harmonie sociale. Pour autant, Xi conserve pour référence Mao Zedong, qui, de 1949 au milieu des années 1970, entreprit de détruire la culture chinoise au nom d’une sinistre utopie occidentale.

L’évolution de la Chine vers un autoritarisme moins envahissant telle que semblait la vouloir Deng Xiaoping, à la tête de la République populaire de 1978 à 1989, a été annulée, au profit d’un regain totalitaire. La Chine est aujourd’hui le laboratoire de la construction d’un État-nation coercitif, dont les plus proches inspirations historiques sont à chercher dans l’Europe de l’entre-deux-guerres.

La Russie de Poutine et la Chine de Xi sont souvent appréhendées comme des régimes similaires. L’idée n’est pas sans fondement, puisque les deux pays sont vecteurs de projets occidentaux. Lénine a ainsi toujours avancé que la révolution bolchevique s’inscrivait dans le droit fil de la tradition jacobine des Lumières. Une forme de terreur à visée édifiante a, de fait, caractérisé l’État soviétique dès sa fondation, en 1917. Et même après la rupture sino-soviétique, dans les années 1960, Mao continua à emprunter au modèle soviétique, d’inspiration occidentale.

Un État russe faible

Cependant, les différences sont profondes entre la Russie et la Chine d’aujourd’hui. La Russie de Poutine est un régime autoritaire dont l’État, quoique violent, est faible. Il a pour épine dorsale les services de renseignements, qui datent de l’époque soviétique, mais qui sont pour certains semi-privatisés et travaillent parfois dans une collusion opaque avec le crime organisé. L’autorité de Poutine semble incontestée au Kremlin, mais il ne l’exerce qu’avec le consentement tacite d’oligarques qui, de leur côté, dépendent de ses pratiques népotistes.

En 2017, le Kremlin a refusé de célébrer les 100 ans de la révolution russe, Poutine ayant déclaré : “Qu’y a-t-il donc à fêter ?” Certains Russes favorables au régime jugent que Poutine, pur produit du système soviétique, est un dirigeant fondamentalement anticommuniste, et cette opinion n’est pas totalement infondée. Pour autant, les grandes institutions comme les méthodes politiques de Poutine sont bien héritées de l’ère soviétique. Il y a longtemps que la Russie a renoncé au fantasme de la révolution internationale, et même à une volonté de transformer la société, mais l’État par l’entremise duquel règne Poutine reste léniniste dans sa structure.

Croire que les menaces qui se dressent contre l’Occident émanent de l’extérieur est une pensée rassurante pour les progressistes. Cela autorise à oublier le rôle que joua toute une génération, à gauche, en minimisant l’effroyable bilan humain du communisme en Russie et en Chine. Cela autorise aussi à éluder la complicité de l’Occident dans les crimes actuels.

La volonté d’éradication du peuple ouïgour est l’exemple le plus criant de l’oppression qui s’exerce aujourd’hui en Chine. L’enfermement des Ouïgours dans des camps de concentration, la destruction de leurs mosquées et de leurs cimetières, leur déportation et mise au travail forcé dans des usines (qui pour certaines fourniraient des marques occidentales), les viols, les avortements et les stérilisations forcés constituent des crimes contre l’humanité.

Mais la moindre initiative contre ces crimes se heurte très rapidement à la puissance économique chinoise, qui a le pouvoir de détraquer les marchés mondiaux que l’Occident a bâtis et dont il est aujourd’hui totalement dépendant.

Le contre-exemple chinois

La répression exercée contre les minorités en Chine est éclairante, car elle vient ébranler un discours de gauche tout à fait lénifiant : le monde moderne est fondé sur des innovations scientifiques et technologiques qui exigent des sociétés ouvertes ; donc la dictature, non seulement c’est mal, mais c’est inefficace et improductif ; de ce fait, seules les sociétés libérales ont un avenir à long terme. Voilà un mythe que la Chine fait voler en éclats. Dans l’après-Mao, c’est bien un régime dictatorial qui présida à un processus de création de richesse d’une ampleur et d’une rapidité inédites dans l’histoire.

Aujourd’hui, il n’est pas certain que les élites occidentales soient encore capables d’avoir un raisonnement stratégique. Bien souvent, leurs grandes politiques sont avant tout performatives. Les programmes visant à réduire à zéro les émissions de CO2 sont extrêmement coûteux et n’empêcheront pas le dérèglement climatique. Ces montants colossaux seraient mieux employés à travailler à notre adaptation à un déréglement climatique déjà en cours. Mais pour cela, il faudrait un raisonnement réaliste, mais c’est une pensée que les leaders d’opinion occidentaux jugent défaitiste, voire immorale.

Une conception du monde qui s’était fortement enracinée dans l’intelligentsia occidentale durant toute la période moderne, et qui a dominé le monde de l’après-guerre froide, est aujourd’hui en pleine désintégration. Ces scénarios selon lesquels l’humanité évoluerait vers des valeurs progressistes ne sont que des parodies de monothéisme, où la providence rédemptrice a cédé la place à une prétendue logique à l’œuvre dans l’histoire. Abattez ce mythe, et la mode de vie libéral pourrait n’avoir été qu’un simple accident de l’histoire.

Les régimes fondés par Xi et par Poutine finiront inévitablement par tomber. Mais si l’on peut se fier à l’histoire et à sa longue dérive, à ces régimes succéderont l’anarchie et de nouveaux despotismes. Le libéralisme occidental est mort, et ce sont des idées occidentales illibérales qui façonnent aujourd’hui l’avenir. L’Occident n’est pas à l’agonie, il vit encore à travers les tyrannies qui le menacent. Incapables de comprendre cette réalité paradoxale, nos élites regardent d’un œil vide le monde qu’elles croyaient aller de soi disparaître dans les ténèbres.