14/10/2021

Bilan du quinqennat: mystère de la personnalité d'Emmanuel Macron, par Marcel Gauchet

Chapitre inédit : le mystère de la personnalité d'Emmanuel Macron, par Marcel Gauchet dans "comprendre le malheur français"

Par ses choix de vie et son tempérament, le président est à la fois un personnage transgressif et un enfant de l'époque. Marcel Gauchet se penche sur le "mystère Macron" dans un chapitre non publié de son livre. Le voici en exclusivité.

On trouvera ici un chapitre inédit de Macron, les leçons d'un échec, paru le 6 octobre aux éditions Stock. Il était initialement prévu dans le plan de l'ouvrage mais, après réflexion, Marcel Gauchet et ses co-auteurs, le journaliste Eric Conan et le philosophe François Azouvi, ont choisi de l'écarter, afin de se concentrer exclusivement sur les faits et les actes du quinquennat. Le "mystère Macron" n'en conserve pas moins son intérêt, en arrière-plan. C'est pourquoi nous sommes heureux de le proposer en exclusivité à nos lecteurs. L'ouvrage étant un livre d'entretien, le chapitre inédit en conserve bien entendu le format.

Plus le temps passe, plus il parle et agit, plus l'énigme de la personnalité d'Emmanuel Macron s'épaissit : au terme de son mandat, il demeure difficile de le situer dans la typologie des hommes politiques français. Il n'est réductible ni à sa formation et à son parcours politique ni à ses origines familiales et à sa jeunesse, laquelle est nimbée d'un tabou relatif au couple atypique qu'il forme avec son ancienne enseignante de lycée. Deux commentateurs, Emmanuel Todd et Paul Thibaud, ont insisté sur l'importance de cette situation familiale, le premier pour dire que nous étions "gouvernés par un enfant", le second estimant qu'il fallait voir dans ce couple fusionnel "le creuset de sa personnalité" et qu'après une adolescence passée dans "une bulle chaude et protectrice" cette forme de solitude perdurait dans un face-à-face avec son épouse. Est-il légitime d'évoquer cette dimension psychologique pour comprendre Emmanuel Macron ?

On voudrait pouvoir mettre à distance les considérations d'existence privée. Mais, dans ce cas, étant donnée la singularité du personnage, dont la dimension psychologique est incontournable, on ne peut guère les éviter. En-deçà de la bizarrerie de ce couple, il y a un antécédent curieux, très précoce, qui est le choix, à dix ans, d'aller vivre avec sa grand-mère. Il s'est formé sous le signe de la transgression des repères générationnels. Il a choisi la génération de ses grands-parents de préférence à celle de ses parents et il a épousé une femme de la génération de ses parents. Cela en fait typiquement un enfant de son époque, sur un plan psychologique profond, parce qu'il a vécu dans son être le dérèglement des repères générationnels et familiaux caractéristique du moment individualiste que nous vivons. Il ne s'est pas contenté de le subir, comme tout le monde, il se l'est approprié, il en a fait la matrice de sa personnalité.

Vous dites que par son parcours de jeunesse transgressif il est contemporain de l'esprit du temps. Mais ce n'était tout de même pas si fréquent à l'époque !

C'était même très peu banal. Son cas est d'emblée très singulier. Il est de son temps au sens où il l'épouse, s'en sert, en fait sa chair. Cela dit quelque chose du personnage dans sa dimension subjective, transgressive, et peut-être sans limites.

Une transgression qui l'aurait paradoxalement placé dans une "bulle chaude et protectrice" ?

Je ne suis pas sûr que cette bulle ait été tellement chaude et protectrice. De l'extérieur peut-être, mais de l'intérieur, j'en doute. C'est quelqu'un qui a du mal à trouver sa place. Et donc, sa seule place possible, c'est la première, la place d'exception ! C'est quelqu'un qui se met en dehors des règles communes, et donc quelqu'un qui est fait pour la première place, la seule qui lui convienne. Et ce, au-delà de l'ambition politique banale. Il était inimaginable pour lui de jouer le jeu du cursus politique classique.

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Commencer, à la façon d'un François Hollande, comme conseiller général, pour devenir président du Conseil départemental, puis président d'une obscure commission à l'Assemblée, puis secrétaire d'État, puis ministre, puis premier secrétaire d'un parti qui, éventuellement, vous accorde le droit d'être candidat à la présidentielle, c'était, pour Macron, inenvisageable. Il ne pouvait être question pour lui que de faire son propre chemin vers une place qui est à part de toutes les autres, même si probablement, il n'en avait pas la conscience claire...

Cette ambition suprême vous semble très précoce ?

Elle ne se manifeste certainement pas sous la forme : "Je veux être président de la République". Mais sous la forme : "Là où je suis, je ne peux être que le premier."

Mais, durant son parcours, il a évolué dans des univers très différents. Sa première passion fut le théâtre - il n'y a pas tellement d'hommes politiques capables de monter sur les planches - puis il s'est intéressé à la philosophie jusqu'à collaborer avec Paul Ricoeur, avant de se lancer dans le métier de banquier...

Essayons de trouver un fil conducteur dans ce parcours. Emmanuel Macron est quelqu'un qui ne se situe jamais dans le cursus ordinaire, même s'il a fini par rejoindre la filière consacrée, Sciences Po-ENA. Le théâtre est assez exceptionnel dans ce milieu, mais la philosophie aussi. Il a eu cette curiosité intellectuelle, très rare. Il a fait un vrai cursus, passé ce que l'on appelait à l'époque un DEA. C'est bien le premier, et sans doute le dernier, président de la République qui aura eu un DEA de philosophie. Cela dit une volonté de s'armer intellectuellement. C'est un homme très autocentré, mais qui se préoccupe des munitions à réunir pour la suite des opérations. Ce n'est pas un égolâtre confit dans l'autosatisfaction. On a beaucoup parlé de narcissisme à son sujet. Cela ne me semble pas le mot exact. Il ne convient pas à quelqu'un qui pense plutôt destinée qu'amour de lui-même. Il s'agit pour lui de poursuivre une étoile, plus qu'une position déterminée. C'est un homme d'action, mais qui sait que, pour l'action, il faut de la réflexion ; ce qui le met très à part de ses prédécesseurs directs et du milieu politique en général.

Vous semblez considérer que tout cela était délibéré, qu'il s'est armé de façon consciente pour une ambition publique.

Je ne dis pas du tout ça. Je parle d'une ambition par-devers soi. L'ambition d'être quelque chose, d'aller quelque part. Une ambition qui n'a pas d'objet spécifique, sinon qu'elle veut aller le plus loin possible.

Pourquoi le choix de la philosophie, plutôt que l'économie, l'histoire ou le droit ?

Parce que cela arme beaucoup moins ! Par sa vision générale, la philosophie fournit un équipement intellectuel et une capacité rhétorique très supérieurs à ce que peut donner par exemple l'économie, même si c'est la discipline reine dans notre monde. L'économie enferme dans une spécialité ; la philosophie ouvre et laisse indéterminé le champ où on va appliquer le type de réflexion qu'on a pu développer.

"Personne ne peut jouer à tous les postes en même temps et c'est ce que Macron, étrangement, semble ignorer"
Après ses origines et sa formation, une personnalité politique se définit souvent par un entourage fidèle. Lequel semble absent chez lui. Il n'a pas d'équipe permanente, de proches influents ou d'amis connus. D'où l'image d'une solitude maintenue. Et quand il choisit personnellement des collaborateurs, ces choix sont médiocres : Benjamin Griveaux, Christophe Castaner, Nathalie Loiseau, Gilles Le Gendre, Sibeth Ndiaye, Alexandre Benalla, etc. Il n'a pas créé un seul personnage macronien d'envergure.

Ce n'est pas l'homme d'un groupe de proches, comme c'est fréquemment le cas, un groupe qui se forme dans la jeunesse, à l'Université, au Parti, au sein d'une promotion de l'ENA. C'est un homme qui a eu des parrains. Toute sa carrière a été faite par des gens qui l'ont détecté et promu. Il a séduit des aînés : Alain Minc, Jacques Attali, Jean-Pierre Jouyet. Il s'est tourné vers des gens en position de le sortir du lot, plutôt que se battre en meute. Il a été repéré comme le plus brillant de sa génération d'énarques par des gens bien placés, toujours en quête de talents à promouvoir. Le revers de la médaille, c'est qu'il est seul ; c'est son talon d'Achille. La recherche de la singularité va de pair chez lui avec une absence manifeste de la capacité à distinguer les meilleurs parmi ceux qui l'entourent. Il en a bénéficié, mais il ne possède pas ce talent lui-même, et c'est sa limite. Cette lacune est un mystère et un mystère de grande conséquence. Car la politique est un sport d'équipe et le métier du pouvoir est un métier de sélectionneur. Personne ne peut jouer à tous les postes en même temps et c'est ce que Macron, étrangement, semble ignorer.

Des esprits malveillants, invoquant le cas d'Edouard Philippe, diraient qu'il sait les discerner mais qu'il n'en veut pas, de peur qu'ils lui fassent de l'ombre...

Edouard Philippe existait comme une figure en vue avant de devenir son Premier ministre. C'est moins un choix personnel de Macron que la sociologie d'un milieu politique qui l'a propulsé comme le Premier ministre qui s'imposait. J'exclus complètement l'hypothèse selon laquelle il craindrait que d'autres lui fassent de l'ombre. D'abord parce qu'il n'y a personne pour lui faire de l'ombre ! Si ces grands formats existaient, ils ne lui demanderaient pas son autorisation pour se mettre entre lui et le soleil !

Ajoutons qu'il a fait montre de grande ingratitude à l'égard des parrains - Alain Minc, Jean-Pierre Jouyet, Jacques Attali, François Hollande - qui l'ont beaucoup aidé...

C'est un homme d'action. Il a une idée instrumentale des gens. Ils lui servent à un moment donné, puis ils ne lui servent plus. Il s'en désintéresse, sans méchanceté. C'est quelqu'un qui est manifestement à la poursuite de quelque chose. De quoi ? On aimerait bien le savoir plus clairement. Parce que ce n'est pas un ambitieux au sens banal du mot. Il est conduit par le sentiment d'une espèce de destinée qui lui fait se servir des gens ou des circonstances pour y parvenir, avec une remarquable plasticité.

Il est enfermé, en revanche, dans cette dimension personnelle qui lui rend difficile de penser quoi que ce soit de collectif. A cet égard, il est bien le fils de son temps. Or un président de la République, qu'il le veuille ou non, n'est pas seulement le porteur d'une option politique, mais le responsable d'une communauté politique, et par conséquent un arbitre entre lui-même et les autres. Or il a manifestement de la peine à assumer ce recul. Ce n'est pas un vrai politique, quels que soient ses talents par ailleurs, mais un homme de l'ère psychologique, d'où ce contraste entre sa difficulté à jauger les personnes en fonction de leur capacité de mener une tâche à bien et son évidente capacité d'empathie. Car c'est quelqu'un qui a le don de lire dans les pensées de son interlocuteur. Ce qui peut l'amener à faire des bourdes : il est emporté par le lien qu'il noue avec son interlocuteur. C'est sans doute ce qui lui est arrivé, par exemple, quand il a déclaré en Algérie que la colonisation avait été un "crime contre l'humanité". Il y a un prix du pouvoir de séduction qu'il possède au plus haut point. Ce pouvoir, en effet, fonctionne exclusivement dans les rapports interpersonnels. On séduit des personnes, on ne séduit pas un peuple. Macron n'a pas réussi à séduire les Français. C'est la limite fondamentale sur laquelle bute sa faculté de convaincre et d'entraîner.

"Il débute avec les idées toutes faites du progressisme libéral libertaire, mais il s'aperçoit rapidement que cela renvoie à quelque chose de très spécifique et de très lourd dans l'histoire de France"
Que diriez-vous de son rapport personnel à la France, et d'abord à son histoire ? La connaissait-il avant ? La connait-il mieux aujourd'hui ?

Comment le savoir avec précision ? Mais vous avez raison, c'est une question cruciale, car on ne peut pas ne pas être frappé par la déshistorisation du discours politique en général. La gauche était historienne à la fois par fierté patriotique envers l'héritage de la Révolution française et par ancrage dans la culture marxiste. Elle a cessé de l'être, paradoxalement, avec le bicentenaire de 1789. Jean-Pierre Chevènement est à cet égard le dernier des Mohicans. Ne parlons pas du Général de Gaulle, à droite, pour lequel la question politique se ramenait à l'exigence de s'inscrire dans le fil d'une grande histoire. Ses héritiers proclamés n'ont pas l'air de s'en souvenir. Cette dimension s'est complètement évanouie chez le personnel politique actuel au profit du langage de l'économie. Ce n'est pas sans rapport, à mon sens, avec le désamour entre le peuple et ses gouvernants. La fonction non dite, mais essentielle, de la politique est d'être la gardienne du lien avec l'histoire qui a fait l'identité d'un pays. Sa vacance est source d'une frustration profonde.


A la différence de ses deux prédécesseurs, Nicolas Sarkozy et François Hollande, on a le sentiment que Macron sait que l'histoire existe et compte. Mais il est difficile de cerner en quoi elle consiste pour lui. Je tendrais à penser qu'il en a découvert le poids en étant au pouvoir. C'est un point sur lequel je corrigerais le jugement d'Emmanuel Todd : si Macron est un enfant, c'est un enfant qui apprend, et très vite ! Ainsi, son revirement sur la laïcité est spectaculaire : il débute avec les idées toutes faites du progressisme libéral libertaire, ouverture, tolérance, etc. mais il s'aperçoit rapidement que cela renvoie à quelque chose de très spécifique et de très lourd dans l'histoire de France. D'où une correction de trajectoire qui témoigne du souci de s'inscrire dans une continuité historique.

Donc, l'élève apprend, mais semble de plus en plus prudent à mesure qu'il découvre, et agit de moins en moins...

Il faut dire à sa décharge que les circonstances ne lui facilitent pas la vie. Il a eu une belle occasion, avec la commémoration de la Grande Guerre, mais il l'a manquée. C'était le moment d'empoigner le sentiment national dans ce qu'il a de plus respectable pour en faire une force de rassemblement politique ; mais il est passé à côté, tout comme son prédécesseur. C'était mal parti, sous l'étiquette ridicule d'une "itinérance mémorielle" et son verbe n'est pas parvenu davantage à faire vivre l'empreinte fédératrice de cette terrible épreuve. Il n'a pas l'art de se mettre de plain-pied avec les gens et de donner son épaisseur historique au discours politique. Il ne suffit pas d'en avoir l'idée ; il faut en outre pouvoir l'incarner.

Que savait-il des réalités de la société française quand il est arrivé au pouvoir ? A-t-il aussi appris dans ce domaine ?

Il a appris à ses dépens. Ce qu'il en sait au départ, à en juger par son discours, c'est la collection de lieux communs, pas forcément faux, qui s'accumulent dans les rapports administratifs depuis vingt ans. C'est la culture de l'inspection des Finances et plus largement des élites administratives en charge de la gestion du pays. Encore une fois, ce n'est pas que cette connaissance soit inexacte. Elle est juste en termes de données chiffrées sur la situation difficile du pays et de repérage des blocages profonds qui empêchent d'opérer les réformes indispensables. Mais la pertinence de cette connaissance ne l'empêche pas de souffrir d'un vice rédhibitoire du point de vue politique, qui est d'ignorer la façon dont cette situation est vécue par la masse des Français. Car il y a un grand décalage entre ce que disent ces données objectives, relativement par exemple au maintien du pouvoir d'achat ou à la limitation des inégalités, et ce que vivent les Français de base. Les gens ne vivent pas dans une économie, mais dans une société, dans une culture et dans une histoire, avec les questions qui en naissent relativement au sens de ce qui se passe et aux perspectives qui en découlent pour leur avenir et celui de leurs enfants. C'est sur ce terrain que se cristallise le malheur français, compatible avec des bonheurs privés du moment. Rien de cette alchimie n'apparaît dans ce que le système gestionnaire est en mesure d'appréhender, y compris en dehors de l'économie. Les chiffres de la délinquance ne restituent pas la signification de l'insécurité pour ceux qui la subissent. Macron est arrivé au moment où ce décalage devenait insupportable au point de disqualifier les partis de gouvernement qui le tenaient depuis plus de trente ans. C'est ce qui lui a permis de gagner parce qu'il a su s'en faire l'écho, mais il n'en savait pas plus pour autant. Il est clair qu'il n'avait qu'une idée très floue de ce que Christophe Guilluy appelle "la France périphérique". Il en connaissait ce qu'un ministre de l'Economie est fondé à en savoir, Mais il ignorait largement l'expérience de ces populations et la manière dont elles la pensent, dont elles évaluent leur vie de tous les jours.

Méconnaissance renforcée par le fait qu'il n'avait jamais été élu local...

A ceci près que la plupart des élus locaux, quand ils sont désignés à des fonctions nationales, semblent tout oublier des réalités locales qui sont supposées leur être familières. Tellement le discours public, à droite comme à gauche, est formaté par un langage obligatoire, un sabir moralo-économique qui fonctionne comme un filtre : il ne laisse pas passer les réalités dérangeantes. Et ce filtre, apparemment, va jusqu'à conditionner la pensée. Ce n'est donc pas vraiment le fait que Macron ait été dépourvu d'expérience locale qui explique son ignorance du vécu des Français de base, c'est le fait qu'il n'existe pas de langage pour en parler. Les catégories dont disposent nos élites dirigeantes ne comportent pas de place pour l'expérience de leurs administrés. C'est là que se loge la crise de la représentation. De ce point de vue, Macron est sur la même ligne de départ que ses adversaires politiques. Je ne vois pas que ses concurrents, avec leur bagage d'élus locaux, tiennent un discours beaucoup plus en phase avec les préoccupations des Français. Mais Macron est arrivé au moment où ce discours aseptisé et stratosphérique avait atteint son point de décrédibilisation maximal. Il a suffi qu'il souligne cet écart et qu'il parvienne par instants, même de manière vague, à faire entendre un autre son de cloche pour que ce cadre intellectuel perde toute autorité. Il a été élu grâce à la décomposition de ce discours hérité du duopole mitterrando-chiraquien. Il a su percevoir que quelque chose ne collait plus dans cette parole officielle et qu'elle avait grand besoin d'un retour sur terre. Après, la promesse ne suffisait pas. Autre chose était de bâtir une véritable démarche alternative. C'est là qu'il s'est retrouvé victime de sa promesse.

"Le talent chamanique d'un candidat en campagne est de se laisser habiter par les attentes des publics auxquels on s'adresse, et Macron en a montré beaucoup"


N'est-ce pas contradictoire de dire à la fois qu'il était prisonnier de ce discours de surplomb et qu'il a gagné parce que les gens ont vu en lui quelqu'un qui pouvait apporter autre chose ?

Non. Il savait qu'il en était prisonnier, et il le savait suffisamment pour le dire et témoigner par éclairs de sa conscience de la chose. C'est la part de sincérité de la "Grande marche" qui a lancé sa campagne. Mais il ne le savait pas suffisamment pour parvenir à s'en libérer. Tout cela se joue dans une zone qui n'est pas celle de la conscience claire, mais celle d'intuitions plus ou moins confuses qui se nourrissent des interactions avec les publics lors d'une campagne. Le talent chamanique d'un candidat en campagne est de se laisser habiter par les attentes des publics auxquels on s'adresse, de se mettre en phase avec elles, et Macron en a montré beaucoup. Mais cela s'oublie vite une fois installé dans la solitude du pouvoir. Ces revirements déceptifs sont un classique de la vie politique. La campagne de Nicolas Sarkozy en 2007 en a offert un autre exemple parlant. Il est au départ le candidat d'un courant américanophile et européiste bien décidé à liquider les vieilleries nationales. Mais il a un concurrent sérieux en la personne de Dominique de Villepin, qui se présente, lui, comme un héritier du gaullisme pur et dur. Il lui faut donc s'armer de ce côté. Cela donne le fameux discours de Toulon et sa célébration enflammée de la mémoire française. C'est un triomphe. Sarkozy comprend que c'est le filon et il poursuit sur cet élan. Une fois vainqueur, le naturel reviendra au galop et il ne restera pas grand-chose de cette inspiration dans sa ligne de conduite. De la même façon, la volonté d'écoute affichée initialement n'a pas laissé d'empreinte durable sur la gouvernance macronienne. Que sont devenues les enquêtes des premiers marcheurs de Macron ? Personne n'a plus l'air, même, de se souvenir de leur existence. Ceux qui ont cru que la démarche allait se traduire dans un autre style d'exercice du pouvoir en ont été pour leurs frais.

Que diriez-vous de sa façon d'occuper la fonction présidentielle ? Il commence par jouer les Jupiter pour se retrouver, lors du "Grand débat" de la crise des gilets jaunes, en bras de chemise à parler pendant quatre-vingt-dix-sept heures devant toutes sortes de cénacles, des enfants aux intellectuels en passant par les ménagères...

Il faut repartir de ce qui a été son problème au départ. Une fois élu, il a été saisi par l'impératif de se crédibiliser dans une fonction régalienne pour laquelle il n'était pas taillé a priori. Jeune, jamais élu, il fallait qu'il dissipe les doutes sur sa capacité de faire le chef. D'où Jupiter. D'où cette prétention à une verticalité qui a brouillé d'emblée le message de sa campagne en en prenant le contrepied. Avec très vite un deuxième brouillage : alors que la parole jupitérienne est supposée devoir être rare, altitudinaire et définitive, ce drôle de Jupiter va parler tout le temps, souvent trop et trop vite, et de manière dangereusement oscillatoire.

Ce qui frappe, au total, dans son attitude, c'est une grande incertitude sur la manière d'occuper la place qui est la sienne, comme si jouer tous les rôles de la pièce était l'assurance d'avoir la bonne réponse. Peut-être n'a-t-il pas encore trouvé le point d'équilibre et la juste longueur d'onde pour s'adresser aux Français. D'où le flottement entre familiarité et distance, autoritarisme et de laxisme qui le rend si difficile à cerner.

Qu'en est-il du macronisme, terme qui s'est imposé dans les médias sans jamais que son contenu soit bien défini ? Le candidat Macron avait promis l'avènement d'un "nouveau monde". Quelle était son ambition politique en arrivant ?

Le "macronisme" est une commodité de langage, plus qu'une doctrine, à l'évidence. Il y a bien une perception organisatrice, cela dit, à la base de son action, celle d'un dynamisme entravé, d'un potentiel étouffé. Sa ligne directrice, au fond, se ramène à la volonté de libérer les énergies françaises, avec la conviction que ce pays est potentiellement riche de possibilités qui ne sont pas exploitées, parce qu'elles sont prisonnières d'un carcan d'héritages devenus absurdes. Ce qui est loin d'être faux, d'ailleurs. Une vision beaucoup plus qu'un programme, qui laisse entièrement ouverte la question douloureuse des moyens d'exécution.

Était-ce une vision différente de celle des strauss-kahniens qui l'ont rejoint et qui voulaient libérer les autonomies individuelles par le marché et le droit ?

Sauf que chez Strauss-Kahn, on restait dans un registre classiquement social-démocrate : produire pour distribuer. Le dessein de Macron vise beaucoup plus large. Il s'agit de réconcilier les Français avec l'Europe et faire de la France le leader européen qu'elle devrait être et qu'elle a cessé d'être à cause de l'impéritie de ses prédécesseurs. C'est la part de sa vision qui vire à l'illusion. Il se trompe sur la place de la France dans l'Europe et sur la place de l'Europe dans le monde, avec une bonne partie des élites françaises.

Macron est l'homme de cette vision, convaincu de son rôle inspirateur, avec, du coup, un dédain assez gaullien pour la piétaille destinée à la mettre en oeuvre. Sa négligence à l'égard des députés de son mouvement est stupéfiante. De Gaulle n'avait pas une haute estime des godillots gaullistes, mais il les soignait. Macron, lui, ne prend même pas cette peine. Son deuxième Premier ministre, Jean Castex, est sûrement un administrateur estimable, mais il n'a aucun poids politique. C'est visiblement sans importance aux yeux de son patron. Cette vision pragmatique et floue des moyens politiques de l'entreprise à mener possède un avantage : elle peut s'adapter aux circonstances. Mais elle a le grave inconvénient de ne pas embarquer les Français dans le projet. Ils y assistent de loin, sans débat sur les choix qu'il implique et sans relais audibles pour le défendre. Et je ne reviens pas sur les raisons qu'il y a de douter de la pertinence de ses objectifs.

Cette vision floue n'est-elle pas le fruit d'un malentendu : il n'est en fait pas le premier d'un nouveau monde à venir, mais plutôt le dernier d'un ancien monde - la grande parenthèse libérale et mondialiste, qui se termine sous nos yeux. Il voulait faire du Thatcher et du Blair et il se trouve confronté au retour des États-nations !

Je ne suis pas sûr qu'il vive ce basculement comme une contradiction. Je pense qu'il le perçoit assez bien, mais qu'il n'a pas trop de peine à le faire rentrer dans son cadre. Le retour des États-nations, très bien, mais grâce à la libéralisation, renforcer la France. Il accommode la conjoncture à sa vision, en étant convaincu qu'il est celui qui peut résoudre la quadrature du cercle. Redonner sa place mondiale à la France en l'alignant sur la norme libérale mondiale. D'où son premier geste, qui a sidéré tout le monde : faire venir Donald Trump et Vladimir Poutine à Paris, nous remettre dans la cour des Grands.


Ce n'est pas un mondialiste naïf qui croit être dans le coup en allant passer ses vacances aux États-Unis, comme Nicolas Sarkozy. Il entend conjuguer libéralisme et vitalité de la France, grâce à l'Europe ; l'usage du "en même temps" est chez lui un article de foi. Ce n'est pas un banal nowhere. Sa confiance dans le potentiel du pays lui a même fait croire un peu trop vite que les Français allaient comprendre des mesures financières comme la transformation de l'ISF, destinées à ses yeux non pas à favoriser les riches, mais à encourager l'investissement, donc la vitalité de notre tissu économique. Là, il avait mal mesuré l'obstacle !

Que pensez-vous de l'envers surprenant de ce personnage surprenant, à savoir la haine particulière qu'il suscite, comme aucun président n'en a jamais suscitée ?

C'est un vrai mystère, en effet. La part faite des oppositions que rencontre inévitablement toute action politique dans un système démocratique, voire celle du ressentiment que peut provoquer une brillante réussite, il y a dans l'hostilité vindicative qui poursuit Emmanuel Macron une nuance spécifique difficile à comprendre. Je ne lui vois d'autre explication que le sentiment que celui qui est au pouvoir y est en tant qu'individu et non en tant que représentant de la collectivité. Comme s'il était une sorte d'usurpateur devenu président pour sa seule satisfaction personnelle.

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