Pour montrer où réside l’avenir de la Ruhr, Sopna Sury fait une heure et demie de route vers le nord, jusqu’au Pays de l’Ems [frontalier des Pays-Bas]. Une fois à la centrale au gaz de Lingen, la directrice [de l’exploitation de l’hydrogène] de RWE Generation [filiale du groupe énergétique allemand RWE] grimpe dans un monte-charge et gagne le toit du bâtiment de la turbine, 50 mètres plus haut. “Ici, on comprend l’importance que ce site aura pour la Ruhr”, déclare-t-elle en désignant un transformateur, juste derrière la clôture de l’usine.

Venant de toutes les directions, des lignes électriques convergent sur les générateurs. Sopna Sury montre celles qui viennent du nord. “Elles apportent l’électricité des parcs d’éoliennes de la mer du Nord.” Puis elle se tourne vers le sud. “Par là, ce sont des gazoducs qui vont directement dans la Ruhr.”

Reconversion verte

Cette combinaison des réseaux électrique et gazier va faire de Lingen “la centrale électrique de la Ruhr”, ajoute-t-elle. Une centrale pour la reconversion verte de la région et de son industrie lourde. Les usines chimiques et les aciéries du coin ne tourneront plus au charbon, pétrole et gaz naturel mais à l’hydrogène vert, produit à partir du vent et du soleil, made in Lingen. Si tout se passe comme prévu, dans trois ans, il y aura ici un électrolyseur de 100 mégawatts, dix fois plus que le plus grand d’Allemagne actuellement. Il permettra de fabriquer de l’hydrogène en quantité industrielle.

Et c’est Sopna Sury, une femme délicate aux origines indiennes, qui doit mettre en route cette transformation historique. Comme si le défi n’était pas suffisant, elle travaille dans un secteur où les hommes ont longtemps donné le ton. Ces ingénieurs et ces patrons régnant sur d’énormes sites industriels aux cheminées fumantes ont imprimé leur culture sur la région de la Ruhr depuis près de deux cents ans. L’industrie du charbon et de l’acier a jadis fait de l’Allemagne la première puissance économique du continent. Depuis plus de trente ans, elle est synonyme de déclin, de perte d’emplois et de craintes pour l’avenir.

Sopna Sury est fermement convaincue que la Ruhr peut renouer avec son glorieux passé. Ce qui la rend si optimiste, ce sont précisément les infrastructures fossiles de la région : tous ces kilomètres de gazoducs et de lignes électriques qui étaient considérés comme un fardeau pour l’environnement. Il faut juste les adapter, explique-t-elle. Cela coûtera moins cher que de poser de nouvelles lignes, et, surtout, cela fera gagner du temps : le premier qui réussira la transition aura les meilleures chances de survivre.

La région pourrait alors devenir gagnante.”

La peur du changement, elle ne semble pas la connaître. Elle a grandi à Neuss [en Rhénanie-du-Nord-Westphalie], est diplômée en sciences économiques et a commencé sa carrière au sein du cabinet de conseil McKinsey, où elle a aidé les banques et les services financiers dans leur transformation numérique. Elle ne voulait pas seulement donner des conseils mais aussi conduire elle-même le changement, prendre des décisions et “en être responsable”.

Du nucléaire à l’hydrogène

Le secteur de l’énergie paraissait idéal pour cela : rares sont les domaines de l’industrie où la pression en faveur du changement est aussi forte. Début 2011, lorsqu’elle est entrée chez l’exploitant nucléaire E.ON [groupe énergétique allemand], elle ne pouvait pas imaginer que cette pression deviendrait aussi importante. Trois mois plus tard, la centrale de Fukushima [au Japon] explosait. La chancelière Angela Merkel, qui, quelques mois auparavant, avait prolongé la durée d’exploitation des centrales nucléaires, décide alors que l’Allemagne doit sortir rapidement de cette technologie risquée. Aujourd’hui, le pays doit fermer non seulement ses centrales nucléaires mais aussi ses centrales à charbon et combler le vide par les énergies renouvelables. Une expérience inédite.

Au beau milieu de cela se tient Sopna Sury, dans son tailleur-pantalon bleu nuit sur lequel elle a enfilé une veste de signalisation, les lunettes de protection de son casque de chantier rabattues. Elle nous conduit ainsi équipés dans un hangar. À l’intérieur, un enchevêtrement de gazoducs jaunes. Actuellement, la majeure partie du gaz qui transite ici provient des Pays-Bas. Les Néerlandais en cesseront la production dans quelques années, car elle provoque de forts tremblements de terre dans la région.

Pour la révolution allemande de l’hydrogène, c’est un heureux hasard. “À ce moment-là, on pourra utiliser les conduites qui partent de Lingen pour transporter l’hydrogène sorti de nos électrolyseurs jusqu’à la Ruhr”, explique Sopna Sury. L’une des plus anciennes mène directement au parc chimique de Marl [en Rhénanie-du-Nord-Westphalie], où des travaux d’extension sont en cours jusqu’à la raffinerie de BP à Gelsenkirchen-Scholven. Le groupe britannique, qui est l’un des principaux partenaires commerciaux de Sopna Sury, a monté le consortium pour la promotion de l’hydrogène GET-H2 avec, entre autres, RWE, [le groupe chimique] Evonik et le gestionnaire de réseau gazier Open Grid Europe. “L’hydrogène vert produit par RWE dans le cadre de GET-H2 réduira drastiquement nos émissions de CO2”, assure Thomas Frewer, chargé de la question chez BP.

Derrière lui se dresse un hydrocraqueur, un monstre de tuyaux et de cuves sous pression qui extrait le soufre du pétrole grâce à l’hydrogène pour fabriquer des carburants. Le système engloutit d’énormes quantités d’hydrogène. Celui-ci est produit à partir de pétrole brut et de gaz naturel fournis à cet effet. Ce qui laisse de sales traces dans le bilan carbone de BP. L’hydrogène vert de Lingen devrait y remédier.

Il faut pour cela que les nouvelles petites usines expérimentales deviennent de grands complexes de production, faute de quoi elles ne seraient pas rentables. C’est ce qu’on appelle “l’effet d’échelle”. Dans la région de la Ruhr, tous les ingrédients sont réunis, y compris un système de conduites qui transportent jusqu’à présent de l’hydrogène “gris”, issu de sources fossiles.

Si Sopna Sury parvient à ses fins, ces canalisations transporteront bientôt du gaz “vert” jusqu’aux grands groupes industriels comme ThyssenKrupp. Sinon, les aciéries et les usines chimiques risquent de partir sous des cieux où l’électricité verte est bon marché et peut être produite en grande quantité, en Scandinavie ou dans les régions ensoleillées du Sud.

Mais ce qui préoccupe le plus la directrice de RWE pour le moment, c’est que l’Union européenne risque d’exiger qu’on presse le pas. La présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, a présenté [mi-juillet] son programme Fit for 55 [un paquet de mesures pour réduire les émissions de CO2 d’au moins 55 % d’ici à 2030]. Sopna Sury craint que la Commission ne fixe la barre trop haut et oblige RWE à ne faire appel qu’à des sources vertes pour produire son hydrogène. De son point de vue, les électrolyseurs devraient pouvoir recourir au gaz naturel au moins au début, si les parcs éoliens de la mer du Nord ne fournissent pas assez d’électricité verte à Lingen.

Bruxelles pourrait aussi exiger que l’électricité verte servant à la production d’hydrogène provienne d’installations éoliennes ou solaires construites expressément à cet effet. Pour le moment, on peut acheter l’électricité aux parcs existants. “Ça compliquerait considérablement les choses”, confie Sopna Sury.

Ce n’est pas ce qui va entamer son allant. Son père est venu d’Inde pour faire un stage à Bielefeld dans les années 1950. “Il était ingénieur en mécanique et enthousiasmé par la marque made in Germany”, raconte-t-elle. Il a fini par s’installer en Allemagne. Il serait sûrement fier de l’engagement de sa fille pour le made in Germany.