L’acte délégué de la Commission est considéré comme adopté si le Conseil ou le Parlement européens ne s’y opposent pas dans les deux mois. Le Parlement statue à la majorité de ses membres (353 voix sur 705), le Conseil à la majorité qualifiée (55 % des États membres représentant 65 % de la population européenne). Pour l’instant, ça passe à peu de chose près. Au Conseil, le poids de l’Allemagne, de l’Espagne, du Danemark, de l’Autriche et du Luxembourg ne permet pas de réunir une minorité de blocage. Les 65 % de la population européenne sont passés de peu : 67,48 %.
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Au Conseil, la Belgique peut tout faire basculer
Mais il suffirait que la Belgique rejoigne le camp antinucléaire pour que le pourcentage passe en dessous de la limite (64,91 %). Ce n’est pas un scénario à écarter : la Belgique a entamé le chemin vers la sortie du nucléaire d’ici à 2025… Autant dire que les diplomates français surveillent de près la position des Belges. Une chose est certaine : si les écologistes entrent dans une coalition en Allemagne après les élections du 26 septembre, la détermination de Berlin à faire échec à la France ne va pas faiblir… Il est hors de question que la France perde cette bataille. C’est dire si le conflit est radioactif !
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À Bruxelles, la diplomatie française travaille donc d’arrache-pied à soutenir un consensus pronucléaire en s’appuyant notamment sur les pays d’
Europecentrale et de l’Est. En mars, Emmanuel Macron a cosigné une lettre destinée à la Commission avec les leaders de la République tchèque (Andrej Babis), la Hongrie (Viktor Orban), la Pologne (Mateusz Morawiecki), la Roumanie (Florin Cîtu), la Slovaquie (Igor Matovic) et la Slovénie (Janez Jansa). La missive est claire : les sept défendent le principe de la neutralité technologique dans la transition écologique. Autrement dit, toute énergie qui ne produit pas de gaz à effet de serre doit être retenue. Le nucléaire en fait donc partie. La Pologne souligne qu’elle ne pourra pas en finir avec le charbon sans passer par le gaz naturel et le nucléaire. Les pays de l’ancien bloc soviétique sont des alliés naturels de la France, mais il ne faudrait pas que les questions liées à l’État de droit viennent compromettre cette harmonie…
Macron à la manœuvre
Le président français surveille la question comme le lait sur le feu. La semaine dernière, il a reçu Ursula von der Leyen pour un dîner de travail en vue de préparer la présidence française de l’UE, qui débutera le 1er janvier. La représentation française à Bruxelles a entamé un travail de fond pour cartographier l’état d’avancement des 250 textes européens en attente d’adoption afin d’identifier pour chacun l’état des lieux des rapports de force et les chances d’aboutir à un compromis. Dans le contexte de la taxonomie du nucléaire, la présidence française tombe à pic. Paris sera à la manœuvre en vue de faire adopter l’énorme paquet de la législation climatique présenté par la Commission le 14 juillet. Une place de choix pour contrer l’offensive allemande et consorts…
Quand la France et l’Allemagne se font face, c’est peu dire qu’Ursula von der Leyen se trouve dans la position la plus désagréable qui soit. Elle doit trancher et froisser l’un des deux tuteurs de sa présidence difficile. En outre, elle fait face, au sein même de son collège de commissaires, à l’hostilité du principal intéressé, le Néerlandais Frans Timmermans. L’homme est responsable du pacte vert, difficile de lui marcher sur la tête sans égard…
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Des commissaires antinucléaire
Interrogé par l’Assemblée nationale et le Sénat en juin 2020, Timmermans a eu l’habileté d’exprimer ses réserves avec courtoisie : il a affirmé que la Commission n’avait « rien contre le nucléaire » mais se demandait si c’est « un investissement raisonnable si le prix des énergies renouvelables continue de baisser ». Le commissaire néerlandais a un autre plan en tête : l’hydrogène pour décarboner la production d’acier en Europe. Comment ? En passant des partenariats avec les pays d’Afrique du Nord qui pourraient produire de l’hydrogène décarboné à partir de l’énergie solaire transportée en Europe par gazoduc. L’Allemagne approuve ! Le commissaire autrichien Johannes Hahn n’est pas non plus le dernier à s’opposer à la prise en compte du nucléaire dans la taxonomie.
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Pourtant, les rapports des experts commandés par la Commission ont tranché la question. Un groupe d’experts techniques sur la finance durable avait rendu un premier rapport qui n’était pas défavorable en mars 2020. Mais les experts indiquaient que l’impact du nucléaire sur les éléments autres du pacte vert (biodiversité, préservation des espaces naturels) méritait des travaux techniques plus poussés.
Le spectre de Fukushima et de Tchernobyl
La Commission a donc commandé d’autres études afin de vérifier la compatibilité du nucléaire avec le principe du DNSH (Do No Significant Harm, « ne nuit pas significativement »). En mars 2021, le rapport du Centre commun de recherche européen (CCR) conclut dans le sens de la France : « Les analyses n’ont révélé aucune preuve scientifique que l’énergie nucléaire est plus dommageable pour la santé humaine ou l’environnement que d’autres technologies de production d’électricité déjà incluses dans la taxonomie comme activités soutenant le changement climatique. »
Les ministres de l’Environnement de l’Allemagne et ses alliés sentent que la partie est en train de basculer en leur défaveur. En découvrant les rapports, ils écrivent aussitôt une lettre à la Commission évoquant les catastrophes de Fukushima et de Tchernobyl. « Pour cette raison, nous avons été déconcertés d’apprendre que, de l’avis du CCR, rien n’indique que la technologie à haut risque qu’est l’énergie nucléaire est plus dommageable pour la santé humaine et l’environnement que d’autres formes d’énergie de production, comme les énergies éolienne et solaire », s’étonnent les signataires, qui pointent du doigt les lacunes méthodologiques du rapport.
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Les experts tranchent pour le nucléaire
La conclusion du CCR aurait pu clore le dossier. Certainement pas. Deux autres groupes d’experts ont été sollicités par la Commission afin de contre-analyser le rapport du CCR : le groupe d’experts de l’article 31 du traité Euratom et le Comité scientifique sur la santé, l’environnement et les risques émergents (SHEER). Le 2 juillet, les deux rapports corroborent l’étude du CCR.
Les experts Euratom valident l’enfouissement des déchets dans les couches géologiques profondes, ce que le rapport du CCR avait déjà fait en ces termes : « Actuellement, il existe un large consensus scientifique et technique sur le fait que l’élimination des déchets radioactifs de haute activité et à longue durée de vie dans des formations géologiques profondes est, dans l’état actuel des connaissances, considérée comme un moyen approprié et sûr de les isoler de la biosphère sur de très longues périodes. »
Une opinion dissidente de l’experte allemande
Il faut cependant lire l’opinion dissidente (publiée en annexe II) de l’experte allemande Claudia Engelhart pour mesurer l’opposition à laquelle Paris et ses alliés doivent faire face et à partir de quels arguments. Elle estime que le mandat confié au groupe d’experts était trop étroit et ne prenait pas en compte le principe du « pollueur-payeur », celui de ne pas imposer aux générations futures des charges indues. Selon elle, le coût de la prolifération des parcs nucléaires et de leur sécurité n’était pas non plus couvert par l’analyse, ce qui ne permet pas de conclusions sérieuses.
Deuxième argument : la sûreté nucléaire, aussi bonne soit-elle, ne peut exclure un risque résiduel. Or ce risque résiduel ne qualifie pas le nucléaire parmi les énergies durables. Que se passe-t-il en cas d’accident nucléaire ? L’experte allemande reproche au rapport du CCR de ne prêter qu’un rôle mineur aux accidents graves et à leurs conséquences dévastatrices : radioactivité longue sur de vastes zones, relocalisation des personnes à long terme, restrictions sur les approvisionnements alimentaires, sans parler des conséquences psychologiques, économiques, sociétales… En somme, en cas de nouveau Tchernobyl (risque qui ne peut être exclu), on ne peut pas conclure que le nucléaire remplit le critère DNSH.
« Des charges abusives pour les générations futures »
L’experte allemande souligne que les accidents peuvent aussi être causés par des actes de terrorisme et qu’aucune autre technologie durable n’exige un tel niveau de surveillance. Sur l’enfouissement des déchets dans les couches géologiques profondes, Claudia Engelhart rappelle que nous manquons d’expérience pratique et qu’une incertitude existe sur l’évolution climatique ou les risques d’intrusions humaines. À ses yeux, l’enfouissement exige un consensus social qui doit être maintenu sur une longue période.
On retrouve pas mal de ces arguments dans le courrier adressé à la Commission par l’Allemagne, l’Espagne, le Luxembourg, le Danemark et l’Autriche. « Après plus de soixante ans d’utilisation de l’énergie nucléaire, pas un seul élément combustible n’a été éliminé de façon permanente partout dans le monde, relevaient les ministres signataires. Nous n’avons aucune expérience opérationnelle avec des dépôts géologiques profonds pour les déchets hautement actifs. Pour les décennies à venir, il n’y aura pas une solution efficace d’élimination des déchets pour les grandes quantités de déchets dangereux générées. Cela viole le principe pas de charge excessive pour les générations futures décrit par le CCR. »
Une majorité introuvable
Pour finir, ils pensent qu’inclure le nucléaire dans la taxonomie nuirait à la crédibilité de la transition vers un monde propre, décarboné. « De nombreux épargnants et investisseurs perdraient confiance dans les produits financiers commercialisés comme durables s’ils devaient craindre qu’en achetant ces produits ils financent des activités dans le domaine de l’énergie nucléaire », concluent-ils, à l’unisson de bon nombre d’ONG écologistes.
Au Parlement européen, la majorité n’est pas non plus aisée à trouver. Le nucléaire mobilise les Verts et fracture les autres familles politiques ? Même Pascal Canfin, le président de la commission ENVI, soutien du président Macron, ne se risque pas à trancher clairement. En tout cas, pas tant que la Commission n’aura pas publié son acte délégué… Pour le rendre acceptable, il faudrait élaborer des conditions qui rendent le nucléaire compatible avec la taxonomie uniquement dans la mesure où il aide à la transition vers des énergies renouvelables. Un casse-tête qui n’a peut-être pas de solution.
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