"Nous sommes le canari dans la mine de charbon", alerte Gordon Murray, habitant de Lytton, au Canada, sur la chaîne CBC*. Au fond des mines, quand le canari mourait, les hommes disposaient de quelques minutes pour sauver leur peau. Ces petits oiseaux trimballés en cage donnaient l'alerte, au prix de leur vie, sur l'imminence d'un coup de grisou, une explosion soudaine causée par l'accumulation d'imperceptibles – inodores et invisibles – gaz toxiques. Le village de Lytton a disparu à 90%, ravagé par les flammes après que le thermomètre a atteint 49,6 °C, un record dans cette zone du globe. Désormais, Gordon Murray signale un autre drame imminent : "Le réchauffement climatique est en marche, et il avance vite."
Si vite qu'il n'échappe désormais à personne : de Madagascar, où deux années consécutives d'une terrible sécheresse menacent plus d'un million de personnes, dans ce que l'ONU qualifie de première famine liée au réchauffement climatique, à l'Europe, tiraillée entre vagues de chaleur au sud et pluies diluviennes au nord. En Allemagne, au moins 42 personnes sont mortes, entre le 14 et le 15 juillet, dans des inondations d'ores et déjà attribuées au réchauffement climatique par une partie de la classe politique. Fin juin, des villages du Sommerset*, en Angleterre, avaient eux aussi connu "des inondations sans précédent" après des pluies torrentielles, tandis que, quelques jours plus tard, la presse indienne* se faisait l'écho d'un phénomène similaire au Népal. Ça commence à faire beaucoup de canaris.
"Le problème, c'est que nous n'acceptons la réalité du changement climatique que lorsqu'elle est là et non pas lorsque la communauté scientifique l'anticipe." Le climatologue Jean Jouzel se souvient d'avoir fait un pari, il y a une vingtaine d'années : la prise de conscience viendra quand le changement climatique sera perceptible par tous. "Je me disais que cela se passerait vers 2030", précise-t-il. Une approximation de 10 ans, dû à ce que les modèles ne pouvaient anticiper : la puissance des réseaux sociaux et le développement des chaînes d'information en continu. "Nous avons une vision planétaire de ce qui se passe, ce qui n'était pas le cas il y a 20 ans, résume le climatologue.
"Avec la mondialisation de l'information, les catastrophes comme ce qui vient de se passer en Colombie-Britannique entrent dans tous les foyers."
Jean Jouzel, climatologueà franceinfo
Alors que les rapports du Giec ont, dès la première édition en 1990, vu juste quant à l'augmentation des températures au cours de notre décennie, ce sont des règles médiatiques, plutôt que scientifiques, qui inscrivent la réalité du réchauffement climatique dans les esprits. Longtemps soucieux de distinguer climat et météo, les spécialistes se sont montrés prudents avant de tracer une ligne droite entre tel phénomène météo local et le réchauffement global. Ainsi, à l'été 2003, quand une canicule s'est abattue sur l'Europe, provoquant environ 15 000 décès en France, "cela a été perçu, pour le grand public français, comme la première grande manifestation du réchauffement climatique", se souvient le climatologue Jean Jouzel, "alors que dans notre communauté, nous avons toujours été un peu réticents à l'attribuer directement".
La multiplication des événements extrêmes au cours des dernières années change la donne. "A ce stade, tout ce qui concerne la météo est aussi une question de climat", résume le météorologue et auteur américain Eric Holthaus. "D'un jour ensoleillé à un jour nuageux en passant par un ouragan… Tout cela survient dans le contexte d'une atmosphère qui a changé", explique-t-il au micro d'un podcast d'actualité.
Analyser le lien possible entre un événement météo extrême précis tout juste apparu et le réchauffement climatique est un exercice relativement nouveau. Depuis 2014, le World Weather Attribution, une initiative regroupant des experts de divers instituts de recherche dans le monde, s'y attellent, en calculant dans des délais très courts la probabilité qu'il se soit produit même sans le dérèglement climatique lié aux émissions de gaz à effet de serre. Lytton, en Colombie-Britannique venait à peine de flamber que déjà les scientifiques du World Weather Attribution avançaient un chiffre : le changement climatique engendré par l'activité humaine avait rendu le "dôme de chaleur" au moins 150 fois plus susceptible de se produire*.
Par le biais de ces épisodes météorologiques médiatisés, la question du climat pénètre nos quotidiens. Car "le climat, c'est abstrait", explique le psychologue et économiste norvégien Per Espen Stoknes, auteur d'un livre en 2015 sur les causes de nos difficultés à saisir l'urgence climatique*. Aussi invisible et imperceptible qu'un gaz dangereux dans la galerie d'une mine, le climat agit au niveau de la planète, loin de l'échelle locale plus propice à l'inquiétude, et "se transforme 'lentement', c'est-à-dire en décennies, non pas en heures ou en jours". Ajoutez à cela l'opacité des termes liés aux émissions de gaz à effet de serre ("gigatonnes", "RCP2.6", "concentrations en ppm"), "et vous obtenez quelque chose que le cerveau humain évolutif a beaucoup de difficultés à saisir", explique-t-il à franceinfo.
"Nos cerveaux comprennent les risques proches de nous, personnels, concrets, spectaculaires, vifs, comme les symptômes du Covid-19."
Per Espen Stoknes, psychologue et économisteà franceinfo
Les catastrophes météorologiques sont une traduction tangible du réchauffement climatique qui, aux yeux du psychologue, "manque de saillance" dès lors qu'il est traduit en chiffres et en projections plutôt qu'en expérience. En journalisme, on appelle cela la "loi de proximité" ou plus cyniquement "loi du mort-kilomètre" : plus un événement se produit loin de nous (lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs), moins il nous intéresse ; plus les victimes semblent éloignées, moins elles suscitent d'empathie.
Inondation au Bangladesh, sécheresse au Sahel… Longtemps, les pays du Sud ont été seuls frappés par les catastrophes liées à la hausse des températures. Aujourd'hui encore, les ravages de la famine qui frappe Madagascar, menaçant plus d'un million de personnes, n'ont pas l'écho médiatique du "dôme de chaleur", à l'origine de plusieurs centaines de victimes au Canada et dans le nord des Etats-Unis, déplore Jean-Baptiste Fressoz, historien des sciences, des techniques et de l'environnement. "L'extraordinaire injustice des choses" choque l'historien.
"Le mode de vie des pays riches est à l'origine de l'état de la planète, mais la violence s'exerce d'abord sur les populations à Madagascar."
Jean-Baptiste Fressoz, historienà franceinfo
"Pour les pays riches, le réchauffement climatique n'est pas une menace immédiate", ajoute l'historien, mettant en parallèle les émeutes de la faim que provoquera inévitablement la hausse des prix des denrées agricoles dans les pays du Sud et les jours de canicule attendus en France : "Je ne dis pas que c'est pas grave d'avoir des jours à 50 °C, ça l'est, mais tout est une question d'échelle."
Si le réchauffement climatique est bel et bien une crise qui se conjugue au présent, la relative tranquillité des Occidentaux nuit au passage à l'action, cantonnant à demain la survenue de la catastrophe dans le quotidien. "Cela a pour effet d'écarter et de repousser la gestion de la crise climatique au profit d'autres tâches importantes. D'autres problèmes tels que la santé, la pandémie, l'emploi, les inégalités, l'insécurité, le terrorisme…" liste Per Espen Stoknes. Pourtant, selon lui, en "légitimant l'inaction, repousser l'action climatique revient à nier le réchauffement climatique."
L'enjeu n'est plus de convaincre de la réalité de la crise. Aujourd'hui, "le climatoscepticisme est marginal en France et plutôt cantonné à des franges de l'extrême droite. Ce n'est plus une question de compréhension du réchauffement climatique", relève Jean-Baptiste Fressoz. "Le problème, c'est qu'on ne sait pas faire tourner l'économie sans énergie fossile pour l'instant." A la complexité scientifique des mécaniques du climat, a succédé "l'incompréhension des bases matérielles de l'économie", explique-t-il. C'est elle qui vient contraindre l'émergence de solutions pour stopper cette menace que l'on sait pourtant imminente.
"On reste persuadé que l'innovation va permettre d'effectuer la transition, mais c'est parce qu'on ne comprend pas très bien comment fonctionnent la sidérurgie, les cimenteries, la production d'engrais, l'agriculture... et surtout les mécanismes de diffusion des techniques, son rythme et sa lenteur. La transition n'a pas eu lieu, elle n'a pas même pas commencé", met-il en garde. "Historiquement, nous n'avons jamais connu de véritables transitions énergétiques. La tâche qui nous attend est complètement inouïe. C'est quelque chose qu'on n'a jamais fait."
Jean-Baptiste Fressoz relève ainsi une inadéquation entre "à la fois un discours très apocalyptique et un discours très incantatoire et assez creux, que l'on retrouve dans les grandes messes climatiques, où les pays font des promesses dont on sait bien qu'elles ne seront pas tenues." Le problème est actuel, connu, "mais on ne se donne pas les moyens". Or, le pire est à venir, abonde Jean Jouzel.
"Beaucoup de gens ont l'impression que les catastrophes que nous observons aujourd'hui, c'est cela le réchauffement climatique, mais la deuxième partie du siècle, si on ne fait rien, sera terrible."Jean Jouzel, climatologue
Si, dès les années 1980, la communauté scientifique a si bien prédit le monde de 2020, "ne faut-il pas écouter les inquiétudes des scientifiques quant à 2050 ?" Jean Jouzel plaide aussi pour un changement de mentalité : l'abandon de cette idée "qui veut que l'on sera capable d'ici là de réparer les problèmes que l'on a créés. C'est faux. L'inertie est telle que ce qui a été enclenché ne s'arrêtera pas", craint-il. Car 2050, "ce n'est déjà plus les générations futures". Et il est grand temps que les mineurs s'empressent de quitter la galerie. Ou du moins, selon les climatologues, les énergies fossiles.
* Les liens suivis d'un astérisque conduisent vers des contenus en anglais.
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