10/01/2021

Derrière la suspension de Donald Trump sur les réseaux sociaux, des questions sur la régulation de la parole publique par des sociétés privées

INTERVIEW -
Georgie Courtois, avocat associé chez De Gaulle Fleurance & Associé, spécialiste du numérique et Jean-Claude Beaujour, avocat international et vice-président de France Amériques, ont répondu aux questions du «Figaro».

En prenant la décision de fermer de façon permanente le compte de Donald Trump, Twitter a frappé fort à quelques jours de la fin du mandat du républicain. Le compte du président des États-Unis, qui était son principal canal de communication, est l'un des plus influents des États-Unis avec 88 millions d'abonnés. Pour justifier sa décision, le réseau social pointe deux tweets datés du vendredi 8 janvier, qui peuvent « inciter à la violence » et qui enfreignent donc ses règles internes.

Ces derniers jours, les comptes Facebook, Instagram, Snapchat et Twitch de Donald Trump ont également été gelés. Outre les débats en faveur ou en défaveur de l'élu, ces suspensions posent surtout des questions fondamentales sur la régulation du débat public par des sociétés privées. Le pouvoir de censure des réseaux sociaux interroge et inquiète.

Georgie Courtois, avocat associé chez De Gaulle Fleurance & Associé, praticien du droit des nouvelles technologies et du numérique, et Jean-Claude Beaujour, avocat international et vice-président du comité France Amériques, ont répondu aux questions du Figaro.

LE FIGARO. - Les réseaux sociaux ont-ils le droit d'instaurer les règles de modération qu'ils souhaitent sur leur plateforme ?

Georgie Courtois. - Les réseaux sociaux peuvent être soumis à des obligations légales de lutte contre des contenus illicites et ils doivent donc mettre en place ces règles. C'est le cas en France avec la loi sur la confiance en l'économie numérique de 2004. En tant qu'entreprises privées, les réseaux sociaux sont cependant maîtres chez eux et ont le droit d'instaurer les règles de modération qu'ils souhaitent sur leur plateforme. Lorsqu'une personne décide de s'inscrire sur un réseau social, elle doit accepter les conditions générales d'utilisation. C'est un contrat passé entre elle et un réseau social, auquel elle est soumise. Le règlement intérieur des réseaux sociaux peut ainsi interdire certains types de discours ou de propos. Et l'entreprise peut décider de sanctionner les messages d'un utilisateur, ou de le suspendre, si elle estime qu'il ne respecte pas ces règles.

Parallèlement, l'article 230 du Communication Decency Act aux États-Unis traite de la responsabilité des sociétés tech, concernant les contenues qui sont publiés chez elles. Il souligne l'absence de responsabilité éditoriale pour ces sociétés en tant qu'hébergeurs. Cette loi vient en quelque sorte les protéger. Néanmoins, les plateformes doivent agir contre les contenus illégaux, relatifs au terrorisme ou à la pédophilie par exemple, et coopérer avec les services de la justice si nécessaire. L'attitude des réseaux sociaux face au contenu illicite a été récemment critiquée, tant aux États-Unis avec une proposition de modifier cet article 230 en renforçant la responsabilité des plateformes, ou encore en France avec la loi Avia sur le contenu haineux sur internet. Cette loi a été censurée par le Conseil constitutionnel en raison de son atteinte à la liberté d'expression.

Jean-Claude Beaujour. - La réponse est oui. Un réseau social est une entreprise privée qui organise comme elle l'entend la relation entre elle et ses clients, ou utilisateurs, dès lors que les règles qu'elle élabore ne portent pas atteinte aux principes, dispositions et règles d'ordre public.

La censure relève-t-elle du libre arbitre des plateformes ? Y a-t-il une prise de responsabilité dans leur choix de fermer un compte ?

Georgie Courtois. - Cela devient une question politique dans la mesure où elle a un impact sur notre vie démocratique. Ce qui se passe avec la suspension du compte de Donald Trump ouvre le débat sur la puissance des réseaux sociaux, devenus un passage presque obligatoire d'expression. Surtout dans l'ère de la communication politique actuelle. La question est d'étudier le conflit entre liberté d'expression et liberté de la maîtrise de ces plateformes sur nos contenus. À quels endroits mettent-elles le curseur pour estimer qu'une publication particulière a violé leur règle ? Finalement, cela dépend bien souvent de leur appréciation. Les conditions générales peuvent donner lieu à une large interprétation par ces plateformes, ce qui revient à mettre entre leurs mains une partie du contrôle de ces libertés.

Jean-Claude Beaujour. - Nous avons souvent posé la question de savoir si le filtrage, la censure, ne portait pas atteinte à la liberté d'expression. Aux États-Unis, le premier amendement de la Constitution dit que le Congrès, par extension le gouvernement et l'administration américaine, ne peut pas mettre en place une censure en vue de limiter la liberté de parole. Cette liberté d'expression fixée par le premier amendement est un principe sacré aux États-Unis. Mais le texte vise principalement à protéger les organes de presse d'une éventuelle intrusion du gouvernement ou des administrations publiques. Il ne vient pas régir la relation entre les plateformes et les utilisateurs.

Existe-t-il une distinction entre le compte personnel du président Donald Trump et le compte officiel de la présidence des États-Unis ?

Georgie Courtois. - Trump a toujours utilisé son compte personnel pour s'exprimer abondamment à travers les réseaux sociaux. Il est donc soumis aux mêmes règles qu'un autre utilisateur. Les évolutions sont intéressantes à observer outre-Atlantique, où Facebook et Twitter ont été accusés en 2016 d'avoir contribué à la montée en puissance de Donald Trump lors de son élection. Pendant quatre ans, sa présidence s'est construite sur ces canaux. Puis, ces derniers mois, la mise en place de bandeau en dessus de certains de ces tweets pour signaler de potentielles «Fake News» venait filtrer ses propos. Enfin, les réseaux sociaux ont acté la suspension du compte personnel du président, telle une fin de cycle.

Jean-Claude Beaujour. - Deux dimensions importantes se dégagent. Politiquement et juridiquement, il me semble qu'il faut dissocier le compte Twitter personnel de Donald Trump, comme citoyen américain, et le compte officiel de la présidence des États-Unis. En tant que citoyen, Donald Trump doit se conformer aux règles prévues par la plateforme concernant des publications considérées comme étant de l'incitation à la haine ou à de la violence. Parallèlement, je suis plus réservé concernant la régulation d'un compte présidentiel, car j'estime qu'il n'appartient pas à une entreprise privée de sélectionner l'information gouvernementale à faire parvenir aux citoyens. Les plateformes ne doivent pas avoir ce rôle de censeur du gouvernement. Entre compte personnel et présidentiel, il y a ainsi une différence à faire dans la gestion des contenus.

Par ailleurs, je trouve surprenante la réaction tardive des réseaux sociaux face aux propos de Donald Trump. Elle n'intervient que quelques jours avant son départ de la Maison-Blanche, alors que les plateformes auraient pu s'interroger bien avant. On peut avoir le sentiment qu'elles souhaitent envoyer un message à une opinion publique désormais majoritairement en faveur des démocrates et se protéger dans l'éventualité de contentieux judiciaires.

Une personne partageant volontairement une fausse information sur les réseaux sociaux s'expose-t-elle à des sanctions ?

Georgie Courtois. - En France, la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l'information encadre dans certaines mesures la publication des «fake news» pendant les trois mois précédent un scrutin électoral national. Si une fausse nouvelle est diffusée massivement et est susceptible de troubler la sincérité d'un scrutin, une action judiciaire en référé est possible afin d'interrompre la publication. De façon plus globale, une «fake news» peut également être considérée comme portant atteinte à l'honneur ou à la considération d'une personne et peut dans ce cadre être poursuivie sur le fondement de la diffamation.

Aux États-Unis, il n'existe pas de réglementation équivalente pour encadrer la publication des «fake news» dans le cadre d'un scrutin électoral.

Jean-Claude Beaujour. - Sujet complexe car encore faudrait-il pouvoir prouver que la personne qui partage une information a pleinement connaissance qu'il s'agit d'une «fake news» et a conscience des conséquences dommageables de son partage. C'est donc une appréciation que pourrait faire un juge au cas par cas en fonction de nombreux critères : qualités de celui qui a transféré le message, élément intentionnel ou non, et enfin le contenu de l'information (haineux ou de nature à mettre en danger la vie d'individus). Le vrai sujet est de s'interroger sur la façon de prévenir les incidents liés à la propagation des «fake news» et le développement de certains comportements. Bien sûr il y a l'arsenal judiciaire mais il y a aussi tous les moyens préventifs services administratifs de toute nature et veille sur les réseaux sociaux.

Par ailleurs, et pour s'en tenir à la question électorale, l'équation se complique aux États-Unis car il y a une cinquantaine de législations différentes. Chaque État a en quelque sorte ses propres règles électorales et ils ne sont pas disposés à renoncer à une forme d'indépendance en la matière. Aussi, Washington aura beaucoup de mal à instituer une règle nationale claire pour l'ensemble des États-Unis.

Enfin, Trump peut-il essayer de contester en justice la suspension de son compte ?

Jean-Claude Beaujour. - Le président a soutenu que la suspension de son compte était « injuste ». Il faut dissocier le caractère «injuste», qui relève de la morale, du caractère «illégal» d'un acte. Comme évoqué précédemment, les entreprises privées ont le droit d'instaurer leurs propres conditions aux utilisateurs. Ainsi, pour contester cette suspension en justice avec une chance de succès, Donald Trump, devra démontrer qu'il a été traité de manière discriminatoire par rapport aux autres utilisateurs ou que l'on a exagéré le sens de ses propos.

Cependant, certains ne manqueront pas, pour justifier la décision prise, d'opposer à Donald Trump qu'il ne peut être traité comme les autres utilisateurs du réseau. En effet, la parole présidentielle a un impact sans commune mesure avec celle de ces concitoyens.

À voir aussi - Trump et ses partisans bannis des réseaux sociaux

Source lefigaro.fr Par Claudia Cohen

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